Le sculpteur d’illusions

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

Surpris, il scrute le paysage mais ne remarque rien d’anormal. Se rappelant la présence du visiteur, il décide de ne pas se formaliser de ce qui n’est après tout qu’un détail. Il lui sert un thé fumant et lui indique un fauteuil confortable près du feu qui brûle dans la cheminée.
Après que le vieillard se soit bien réchauffé, George lui demande s’il compte rester pour la nuit. Celui-ci répond que oui : il ne va quand même pas dormir dehors ! Son hôte lui indique la chambre à l’étage au bout du couloir, dans laquelle il pourra s’installer et poser ses affaires.
Tandis que le vieillard monte les escaliers, George songe à cette rencontre inattendue. C’est bien la première fois depuis qu’il habite ici qu’un inconnu lui rend visite. Il n’a plus l’habitude de voir du monde : cela fait un peu plus d’un an qu’il vit dans cette maison perdue dans la campagne. A l’époque, il y avait emménagé pour fuir la ville, les interviews, les séances de dédicaces, les gens qui le reconnaissaient dans la rue. Il pensait y trouver le calme, la sérénité, l’inspiration aussi. Mais de la même manière qu’il s’est lassé de la notoriété, il s’est emmuré dans la solitude.
Le vieil homme, descendant les marches, l’interrompt dans sa réflexion :

  • Tu ne veux donc pas savoir qui je suis ?
    George répond quelques secondes après, presque agacé par cet homme qui le tutoie, prend ses aises, et de surcroit prétend qu’ils se connaissent.
  • Si, je voudrais bien savoir.
  • Allons nous promener un peu, je t’expliquerai en chemin.
    George accepte, même s’il n’a pas très envie de se balader sous la neige, même s’il doit avancer dans l’écriture de son roman, même si …
    Le vent souffle, et l’écrivain sent les picotements du froid lui perforer la peau. Même s’il n’est pas du genre à s’inquiéter pour un rien, il commence à avoir un peu peur – pour ne pas dire à être terrifié. Mais il est trop tard pour reculer, alors George continue de suivre l’inconnu. Pourquoi ne s’est-il pas contenté de tout lui expliquer dans le salon ? Pourquoi s’enfoncer si loin dans la campagne ?
    Au bout d’un moment, le vieillard s’arrête et scrute le paysage aux alentours, principalement constitué de champs qui s’étirent à perte de vue. Il pose ensuite son regard sur George qui n’a qu’une envie : rentrer chez lui. Il se décide enfin à parler :
  • Je sens que ça va te surprendre. On m’appelle le sculpteur d’illusions.
    George est surpris, en effet ! Troublé, aussi et soulagé. Il s’attendait à tout, sauf à ça.
  • Je sais que ta mère t’a déjà parlé de moi.
    C’est exact. Comment sait-il ? Lorsqu’il était enfant – il n’y a pas si longtemps que ça à vrai dire, sa mère lui racontait des histoires à propos de ce personnage. Il avait tant désiré le rencontrer !
  • Eh bien, ta journée d’illusions peut commencer ! Je te rappelle les règles : tu imagines le paysage différent, extraordinaire, et je le recrée pour que tout semble réel. Tu ne peux pas entrer en interaction avec d’autres personnes, et si quelqu’un s’approchait, il verrait le paysage comme tu le vois actuellement.
    Le vieil homme s’assoit et se concentre, tenant sa tête avec ses mains.
    George réfléchis. Encore une fois, rien à part ce paysage immaculé ne lui vient en tête. Enfant, il avait passé des heures à imaginer des paysages extraordinaires au cas où le sculpteur d’illusions lui rendrait visite.
    Soudain, une idée vient : le sol devient moelleux, presque rebondissant. Une autre : des marguerites géantes, de la taille d’une maison, poussent un peu partout. Et ainsi de suite. Il neige des bulles qui, en explosant, saupoudrent la campagne de paillettes d’or.
    George sourit. Et dire qu’il a eu peur du vieillard ! Cela fait longtemps qu’il ne s’est pas autant amusé. Tant pis s’il est adulte, tant pis s’il est censé avancer dans l’écriture de son roman. Il discute avec un arbre recouvert de fleurs rouges qui chantent un air d’opéra, saute dans un lac d’eau pétillante dans lequel nagent des centaines de poissons transparents et vole sur le dos d’un caméléon.
    Mais tout cela n’est qu’une illusion. A la tombée de la nuit, tout disparait et George se retrouve par terre, dans la neige et dans le froid. Le sculpteur d’illusions a l’air épuisé et semble avoir vieilli. George s’inquiète, lui demande s’il va bien, lui dit qu’il pourra se reposer une fois qu’ils seront rentrés chez lui. Le vieil homme a le regard dans le vague. Toutes ces années passées à parcourir la Terre pour matérialiser les illusions des gens l’ont épuisé. Mais il doit continuer, il ne peut pas s’arrêter maintenant. Tant pis s’il doit utiliser cette issue. Après tout il est un bienfaiteur, plus que cet écrivain. Il esquisse un faible sourire puis articulant avec peine, demande :
  • Peux-tu m’aider à me relever ?
    George acquiesce et avance vers lui, tout en songeant que dans les histoires que lui contait sa mère, tout ne se déroulait pas exactement comme ça : à la fin de la journée, la personne se réveillait chez elle et le sculpteur d’illusions avait disparu.
    Le vieil homme tend la main vers lui, et à l’instant où George la prend, il est projeté en arrière et tout devient noir.
    Lorsqu’il ouvre les yeux, il est dans son lit et il a mal partout. Ses cheveux sont en bataille et obstruent son champ de vision. Il se lève péniblement et, voûté, se rend dans la salle de bain pour se recoiffer. Lorsqu’il se regarde dans le miroir, il voit un vieil homme aux cheveux blancs, le visage couvert de rides.
    Non loin de là, un jeune homme marche dans la neige, le sourire aux lèvres. Il ne laisse aucune trace de pas derrière lui.