Le poids de la neige

George invite machinalement le vieillard à rentrer et c’est précisément au moment où il referme la porte qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

George hausse les épaules. Il est trop fatigué pour se poser des questions. Quand il se retourne, il voit que le vieillard s’est complètement désintéressé de lui pour observer les photos qui s’entassent sur une commode.
- Tu devrais faire plus attention à tes souvenirs, George ! le réprimande le vieil homme en essuyant d’une main la poussière recouvrant un cadre.
- Comment vous me connaissez ? s’étonne George en se retenant de grimacer à la vue de la main du vieil homme : elle est atrocement déformée et il manque des doigts.
- Tu ne prends vraiment pas soin de tes souvenirs, soupire l’homme avant de s’assoir. Je peux avoir du café ?
- Vous ne répondez pas à ma question ! proteste George en lui préparant une tasse de café à contrecœur.

L’homme esquisse un sourire, mais ne dit rien. Il enlève son bonnet et le pose sur la table, dévoilant cette fois un visage ravagé, par les rides mais également par d’innombrables cicatrices déformant son visage.
- Vous pourriez au moins me répondre ! grommèle George en faisant claquer la tasse sur la table.
- Comment va ton père ? s’enquiert l’homme en l’ignorant.
- Il est très malade. Vous êtes un de ses amis ? Il ne me semble pas vous avoir déjà vu.
- En quelque sorte. Je suis navré pour lui, soupire à nouveau l’homme en finissant sa tasse avant de se lever.
- Vous partez ?
- Non, pas tout de suite. Ma femme, mon fils et mon petit-fils m’attendent pour manger, j’espère qu’ils me pardonneront pour mon retard.

George essaie de se concentrer sur l’homme mais son regard est toujours attiré par toutes les cicatrices. Le vieillard se rend compte de sa fascination morbide et sourit. Il prend son bonnet et s’en recoiffe.
- Je me suis fait ça dans un accident pendant que je faisais un randonnée, explique-t-il en partant explorer la maison.
- Oh, cela a dû être un gros accident, alors ! s’exclame George avant de se rendre compte de son manque de tact et de son indiscrétion.
- Effectivement, dit simplement l’homme avec un rire rauque et éraillé. Je me suis fait ça dans une avalanche lors de ma dernière randonnée.

George ne dit rien, il se contente d’acquiescer. L’homme s’approche de son cahier, le prend et commence à lire quelques lignes. Tout son visage s’éclaire.
- Ah, tu écris maintenant ?
- Ҫa suffit ! proteste George en lui arrachant le cahier des mains, gêné.
- Tu as l’air de bloquer sur cette histoire…
- Peu importe ! Vous comptez rester encore longtemps ? Je vais bientôt aller voir mon père à l’hôpital.
- Hm ? Tu n’as pas un peu de temps encore ? Je voulais te montrer quelque chose… N’as-tu pas le temps pour écouter un vieil homme comme moi ?
- Oh, euh, je suppose que si. Tant que cela n’est pas trop long, soupire George, un peu pris au dépourvu.
- Je pourrai venir à l’hôpital avec toi ?
- Si vous voulez…

L’homme esquisse un nouveau sourire ravagé et se rassoit. Il fait signe à George de le rejoindre. Il fait glisser son grand sac le long de son épaule et le pose à terre. George le rejoint, en traînant les pieds. Il a l’impression d’être redevenu un gamin en présence de cet étrange vieil homme.
- J’adorais raconter des histoires à mon petit-fils quand il était enfant. Maintenant il n’a plus vraiment le temps. explique l’homme en sortant de son sac un ours en peluche à moitié décapité, partiellement recouvert de givre et du matériel de couture.
- C’est un vieux modèle ! s’étonne George. J’en avais un quand j’étais petit, mais je l’ai déchiré sans faire exprès, et après je ne l’ai plus revu. Je suppose que mes parents l’avaient jeté.

Le vieil homme hausse les épaules puis commence à raccommoder l’ours. Les deux hommes passent un moment sans rien dire.
- Tu fais toujours des randonnées avec ton père ? finit par demander l’homme. Il adorait ça, on en faisait beaucoup.
- Il a dû arrêter à cause de sa maladie, mais moi j’en fais toujours. Quand j’étais petit on en faisait avec mon grand-père ! Il avait un carnet plein de dessins magnifiques, j’aimais beaucoup les regarder.
- Ҫa devait être bien !
- Ouais, ça l’était. Il va être l’heure d’aller à l’hôpital.

L’homme se dépêche de finir de repriser l’ours, puis le range dans son sac et se lève. Il remet son sac pendant que George met son manteau ainsi qu’une écharpe puis tous les deux se rendent à la voiture de George et montent dedans. Une fois à l’intérieur, George enfouit son nez dans son écharpe ce qui lui vaut un regard perplexe du vieil homme.
- Tu as l’air de beaucoup tenir à cette écharpe, remarque-t-il en posant son sac sur ses genoux.
- Elle était à mon grand-père.

L’homme acquiesce et George fait démarrer la voiture. Ils passent un moment sans rien dire jusqu’à ce que George fasse un virage serré qui fait cogner le vieil homme contre la portière. Son sac lui échappe des mains, ce qui le fait pester. Une boîte en plastique contenant de la nourriture s’en échappe.
- Désolé ! s’excuse George en jetant un coup d’œil rapide à la boîte pour évaluer les dégâts.
- Tu pourrais faire plus attention ! proteste le vieil homme en se précipitant sur la boîte comme s’il ne voulait pas que son interlocuteur la voit, pourtant il remarque tout de même avec surprise que la nourriture est moisie et rendue noirâtre par le gel. J’espère que la fleur que j’ai cueillie n’est pas abîmée !

Il ramène le sac sur ses genoux et en sort une fleur rouge fannée et recroquevillée sur elle-même. Elle avait dû être magnifique… Le vieil homme l’examine puis sourit, l’air satisfait.
- Heureusement qu’elle n’est pas trop abîmée ! Elle est pour ma femme ! Elle adore ces fleurs !
- Oh, euh, oui, heureusement, acquiesce George sans relever le fait que la fleur est assurément fichue.
- On est bientôt arrivés ? s’enquiert le vieillard comme si de rien n’était.
- Oui, regardez, l’hôpital est juste là.

Ils se garent et sortent. Le vent est vraiment violent et les flocons sont très gros. On se croirait dans une tempête en pleine montagne. Tandis que George peine à avancer, le vieil homme se déplace sans problème. Il glisse la fleur dans sa poche et tend son sac à George qui lui lance un regard surpris.
- Qu’est-ce que vous faites ? s’étonne-t-il.
- Pour moi, le voyage s’arrête ici ! lui lance l’homme. Prend le sac, c’est un cadeau ! Il ne va plus me servir maintenant.
- Mais…
- Ne discute pas George ! Prends-le, je dois vraiment y aller, ma femme va s’inquiéter.

George obéit, décontenancé. L’homme fourre ses mains dans ses poches, s’adosse à la voiture et observe George pendant qu’il rentre dans le bâtiment, balloté de tous les côtés par le vent. Une fois monté dans la chambre de son père, George pousse un long soupire las. Le père et le fils se saluent, puis George s’assoit sur une chaise près du lit de son père.
- Où est-ce que tu as eu ça ?! s’exclame soudain son père en voyant le sac.
- Pourquoi cette question ? s’étonne George en jugeant bon ne pas répondre tout de suite.
- Tu sais à qui il était ce sac ? Passe le moi, tu veux ?

George obéit, un peu abasourdi par la réaction de son père. Celui-ci se saisit du sac, le pose devant lui, l’ouvre et en sort l’ours en peluche, le matériel de couture, la boîte en plastique et un carnet avec une couverture de cuir bleu abîmée. Il pose les affaires sur la couverture avec précaution, comme si c’étaient des trésors inestimables.
- À qui il était ? s’enquiert George en se penchant sur le carnet.
- À mon père, bien sûr ! Tu te rappelles de ton ours en peluche que tu avais déchiré ? Il l’avait pris pour le réparer, il voulait te faire une surprise !
- Quoi ?! Tu es sûr ?!
- Bien sûr que je le suis ! Et ça c’est son carnet à dessin, tu t’en rappelles ?
- Mais… je croyais qu’il était mort !
- Bien sûr qu’il l’est… ! Dans une avalanche, tu te souviens ? Même que quand on l’a retrouvé, il était tellement défiguré qu’on a eu du mal à le reconnaître… !

Abasourdi et complètement perdu, George, les mains tremblantes, se lève vers la fenêtre et regarde au travers. Au pied du bâtiment, il y a le vieillard qui le regarde avec un sourire espiègle. George ouvre de grands yeux ébahis. L’homme met un doigt devant ses lèvres, comme pour lui demander de garder un secret. Puis il se décolle du capot de la voiture, se retourne et commence à partir en direction de la montagne qui se dresse au loin en lui faisant un signe d’adieu de la main. Il ne laisse pas d’empreintes dans la neige et le vent n’a pas de prises sur lui. Il disparaît progressivement dans la neige et la tempête.

- Tout va bien, George ? s’inquiète son père. Qu’est-ce qu’il y a de si passionnant à cette fenêtre ?
- Oh, rien de bien important, le rassure-t-il avec un sourire en coin. Qu’est-ce que tu disais ?
- Je te demandais où tu as eu ce sac… on ne l’a pas retrouvé avec son corps.
- Je l’ai trouvé… ment George avec le même sourire.
- Où ça ?
- Dans la neige, près d’une fleur rouge qui a dû être magnifique avant.
- Hm, tu as l’air bizarre aujourd’hui.
- Je crois que j’ai trouvé un sujet d’écriture, lui explique-t-il en prenant le carnet à dessin et l’ours.
- Qu’est-ce que ça va être ?
- Ҫa va être l’histoire d’un homme qui…

Pendant que George raconte son histoire, les deux hommes ne remarquent pas le petit flocon qui se pose doucement sur la fenêtre et qui, au lieu de fondre lentement comme les autres, se déploie en prenant la forme d’une jolie fleur : un perce-neige.