Vivre la pluie

Ce fut au moment où la coque basculait que Simon comprit qu’il n’irait pas pêcher ce jour-là, pas plus que les jours suivants. Il lâcha la barque, qui commença à s’éloigner au gré du courant paresseux. Simon ne le remarqua pas, il avait le regard fixé sur l’ombre qui se tenait tout près de lui, cachée dans un amas feuillu. Une ombre qui n’aurait pas du être là, dont la présence ne pouvait signifier qu’une chose. Sa sœur s’avança dans un rai de lumière qui perçait malgré l’obscurité des arbres. Simon leva les yeux vers elle et prit une grande inspiration, avalant d’un seul coup toutes les odeurs de la forêt et de la rivière, comme s’il voulait les garder en lui pour toujours. Il demanda avec un peu d’inquiétude qu’il aurait préféré contenir, mais que sa voix laissait transparaître :

− Alors, Iris ?

Bien qu’il ait déjà vu dans les yeux verts de sa sœur la raison inévitable de sa venue, il le lui demanda tout de même, comme pour rendre réel un fait qui existait seulement dans son imagination.

− Père est mort. La maladie l’a emporté.

− Mort, répéta Simon, faisant écho à la voix claire d’Iris.

Puis il se tut brusquement, comme s’il se rendait compte du caractère irrévocable de ses mots, qu’il aurait préféré ravaler plutôt que de les laisser s’échapper à l’air libre, s’envoler et résonner dans le silence des arbres, lui faisant admettre la terrible vérité.

Simon suivit le regard de sa sœur, qui observait sa barque déjà loin. Malgré l’approche de l’été, il y avait encore un peu de courant, mais la chaleur en aurait bientôt raison et assécherait la rivière. Simon détacha le chien, qui avait enfin reconnu la figure familière, et ils se dirigèrent avec Iris en direction de la voiture, posant leurs pieds sur les parterres de mousse qui tapissaient le sol des sous-bois. Le jeune homme regardait la barque flottant sur l’eau limpide de la rivière, devenant de plus en plus petite, jusqu’à réduire la vie qu’il avait mené jusqu’à là à un petit point noir qui ne manquerait pas de se renverser dès qu’une vaguelette une peu plus ambitieuse que les autres se déciderait à percer l’uniformité des flots.

L’eau calme et claire renvoyait le reflet des deux adolescents qui marchaient sur la berge. La sœur de Simon, de deux ans sa cadette, ne lui ressemblait pas plus par sa chevelure rousse flamboyante que par ses yeux délivrant un sentiment de douceur et de chaleur diffuse. Simon était tout son inverse, cheveux sombres et yeux bleus-gris profonds et froids éclipsant les traits pourtant harmonieux de son visage pour focaliser l’attention sur ses billes de glace. Simon était quelqu’un d’empathique, mais seule la froideur transparaissait sur son visage, comme si toute sa gentillesse se couvrait d’une fine pellicule de givre en traversant ses iris. Simon tenait ses yeux de son père, c’était d’ailleurs à peu près tout ce qu’il lui avait légué, à par peut-être la ferme familiale dont il avait la charge depuis que sa maladie l’empêchait de s’en occuper. Perdu dans ses pensées, Simon ramassa un caillou et le jeta sur l’eau qui se troubla. Il ne restait d’eux que des formes indistinctes.

Le frère et la sœur arrivèrent à la vielle voiture familiale que Simon avait laissé à l’orée du bois. Iris se mit au volant et attendit que Simon embrasse une dernière fois du regard la forêt qui l’avait vu grandir. La voiture s’engagea sur la route caillouteuse et Simon appuya sa tête contre la vitre, regardant la plaine infinie qui succédait à la forêt touffue, dont seuls quelques arbres osaient briser l’uniformité de leurs branches sèches. La route longeait la rivière, suivant les mouvements de son lit sinueux creusé dans la roche selon une logique minérale que Simon ne comprendrait décidément jamais. Le paysage défilait derrière la vitre sale, chaque arbre se superposant au suivant, comme si la voiture n’avançait pas, se contentant d’offrir à Simon le spectacle d’une même scène se répétant à l’infini. Les champs verdoyants avaient jauni sous l’effet du soleil et la petite ondée du matin, qui avait permis de diminuer la chaleur, n’avait pas laissé de traces sur la végétation : la plus petite goutte d’eau semblait s’être littéralement évaporée. Simon ne négligeait pas les signes de la nature, et son instinct lui soufflait qu’elle leur imposerait un été particulièrement sec. Mère Nature pouvait être cruelle et sans pitié : c’était elle qui rythmait les saisons, qui décidait du sort des récoltes, qui pouvait tout aussi bien noyer les cultures avec un excédent d’eau que les dessécher sous un soleil brûlant. La pluie était cruciale pour les habitants de cette campagne rurale, car si l’eau courante atteignait désormais même les habitations les plus éloignées, elle était bien trop chère et bien trop rare pour que l’on puisse se permettre d’arroser les cultures et d’abreuver les bêtes avec. Peu de gens osaient s’éloigner de cette mère nourricière, préférant braver ses colères en temps de crue plutôt que risquer le manque d’eau par temps sec.

La voiture quitta le chemin caillouteux pour s’engager sur un sentier de terre battue sur un mouvement brusque d’Iris. Cette brève embardée arracha Simon de ses pensées et il revint à la dure réalité. Iris arrêta la voiture aux abords d’une petite ferme peu entretenue qui attestait de la difficulté de la famille à abattre le travail que le patriarche faisait avant que la maladie ne le ronge. Dès que Simon posa un pied sur le sol, sa mère, dont seul le tic agitant son œil droit trahissait le calme apparent, s’approcha en silence, comme si le deuil de son mari empêchait les mots de sortir de sa bouche pour réconforter ses enfants. Simon et Iris la suivirent jusqu’à la salle à manger, le chien sur les talons, qui bondissait joyeusement, ne se rendant pas compte de la gravité de la situation. Le couvert était mis pour trois, bien que l’heure soit largement passée, mais la disposition des assiettes n’incluait pas Simon, qui aurait dû déjeuner sur sa barque. Voyant que sa mère ne faisait pas mine de réparer ce malentendu, Simon s’assit à la place de son père, s’attirant un regard glacial de sa part. Mais elle ne dit rien et commença à manger. Pas un mot ne fût prononcé, chacun accablant la fatigue et la tristesse pour justifier son mutisme. Simon avala sans appétit le potage froid dans l’assiette ébréchée. Il observait sa mère en songeant aux tâches sans fin qu’elle allait leur assigner, maintenant que son mari n’était plus là pour lui obéir. À la fin du repas, elle dit d’un air solennel :

− Nous allons rendre un dernier hommage à votre père.

Cette déclaration pompeuse sonnait faux, comme si elle avait voulu se débarrasser au plus vite de cette formalité macabre, mais Simon et Iris acquiescèrent et suivirent la femme le long d’un couloir défraîchi. Arrivé devant la porte, Simon sentit sa sœur devenir nerveuse :

− Je vais pas y arriver, Simon. Je peux pas le voir comme ça. Je peux pas !

Le jeune homme prit sa sœur par les épaules, lui chuchotant des paroles apaisantes tandis qu’elle reculait dans le renfoncement du couloir. Il entra dans la petite pièce où avait été déposée la dépouille. S’approcha à pas lents, apercevant dans l’ombre ce cadavre qui avait un jour été son père. Il inspira par la bouche pour faire abstraction de l’odeur pestilentielle et fixa le visage du mort. Les souvenirs se bousculaient dans sa tête, tout lui revenait d’un seul coup. Il se remémorait les moments passés : avant la fatigue, avant le diagnostic, avant la maladie, avant la mort. Simon sentit une larme solitaire rouler sur sa joue, tel une rivière gonflée par la fonte des neiges au printemps, grignotant avec avidité les berges tendres de ses joues. Sa tristesse et ses vains regrets du temps passé faisaient déborder ses émotions, et même si ce n’était pas dans ses habitudes de laisser éclore au grand jour ses sentiments, il laissa s’écouler quelques larmes, avant que la respiration sifflant derrière lui ne lui rappelle la présence sa mère. Il sortit de la pièce à la hâte, sans oser lever les yeux vers elle tant il était bouleversé. Le reflet de la mort était imprimé dans sa rétine. Cette vision macabre ne le quitterait pas.

Il n’avait pas plu depuis cette fameuse matinée où la vie de Simon avait basculé. En quelques semaines, le soleil haut dans le ciel avait séché les herbes fragiles entourant le jeune homme. Il en arracha quelques brins, qui ne tardèrent pas à s’émietter et se balancer dans l’air moite, arrêtés dans leurs chutes par le sol dur et sec. Les vaches s’étaient réfugiées dans l’ombre que leur offrait un arbre solitaire, dévoré par les mousses, qui peinait à survivre au soleil ardent. Le chant des cigales s’était tu, laissant place au silence pesant de la chaleur. L’air était lourd et l’on aurait dit que l’orage se préparait, mais la tempête n’éclatait jamais, préférant refréner toute sa force et sa puissance pour gronder encore plus fort. Après avoir récolté les derniers légumes du jardin qui résistaient encore à l’atmosphère étouffante grâce à leurs maigres réserves d’eau, Simon rentra dans la maison où tous les volets avaient été fermés pour tenter vainement de préserver le semblant de fraîcheur. Il apporta sa triste récolte à la cuisine. Iris épluchait des pommes de terre sous le regard de sa mère qui dénigrait son incompétence :

− Tu t’y prends mal, comme d’habitude.

− Je fais ce que je peux.

− Hé bien, ce n’est pas avec tes doigts gourds et ta maladresse que tu te trouveras un mari !

Épuisée par les tâches ménagères harassantes, Iris se tut. Simon lâcha les légumes sur la table et tourna les talons, préférant affronter la chaleur écrasante que les yeux vides et inexpressifs d’Iris. Il sortit bêcher une petite parcelle de terrain dans l’espoir de planter quelques chose dans la terre friable, et les heures passèrent tandis que le jeune homme oubliait son chagrin dans l’effort. Il fut interrompu par sa mère qui s’avança vers lui avec un air contrarié :

− Où est ta sœur ? Cette petite peste est introuvable !

− Je l’ai pas vue, répondit Simon, surprit.

− Mens pas !

− J’te jure je sais pas !

Simon couvrait quelques fois les sorties clandestines de sa sœur, pour lui permettre d’être libre le temps de quelques heures. Il savait qu’Iris avait besoin de marcher en contemplant le silence, de sentir le vent dans ses cheveux et l’air frais envahir ses narines. Si pour Simon pêcher et prendre le grand air était un loisir, ou peut-être un moyen de s’éloigner de la maison familiale, être au contact de la nature était pour Iris un besoin vital. Mais cela ne lui ressemblait pas de disparaître sans le prévenir. Ils se disaient toujours tout, alors pourquoi avait-elle dérogé à cette règle aujourd’hui ? Laissant sa mère grommeler contre sa sœur, Simon fit le tour de la ferme, chercha dans l’écurie où le foin sec aurait pu cacher sa présence, dans chaque recoin de la maison, partout. Il ne la trouva pas. Il lui fallut alors se rendre à l’évidence : Iris était partie seule.

Simon marcha sous le soleil brûlant pour retrouver sa trace. Mais il ne restait rien d’elle, comme si sa présence dans la vie du jeune homme n’était que le résultat d’un rêve d’enfant qui éclate au matin. Simon se rendit dans tous les endroits où elle avait l’habitude d’observer en silence la nature qui s’épanouissait sans entraves. Il croyait si souvent apercevoir sa chevelure de feu et sentir son parfum délicat, mais ce n’était que son imagination qui lui jouait des tours. Désespéré, il arriva à l’endroit même où Iris lui avait appris la nouvelle qui avait fait basculer leurs vies : cela paraissait une éternité. Les parties de pêche à l’ombre des arbres bordant la rivière, les promenades dans les champs, tous ces petits instants de bonheur leur avaient été enlevés au profit d’un travail acharné pour sauver la ferme et combler la place de leur père. Tout ça pour quoi ? Pour se donner la veine illusion que tout serait toujours pareil, alors que tout avait changé. Mais pourquoi ne l’avait-elle pas attendu pour partir ? Ils s’étaient toujours dit qu’un jour ils s’envoleraient à la rencontre de leurs rêves et de leurs espoirs, tous les deux. Qu’il voyageraient pour découvrir le monde et le réinventer. Ce n’était que des rêves de gamins, mais si Simon y avait cru un jour, il savait qu’Iris cultivait toujours en elle cet espoir grandissant de liberté. Et elle était partie. Sans lui.

La rivière était asséchée. Il ne restait du courant tranquille de ses souvenirs qu’un écoulement d’eau boueuse et quelques poissons morts surpris par la baisse soudaine des eaux. Simon marchait à pas lents le long du lit de la rivière. La chaleur l’étouffait et l’ombre des arbres qui tentaient de le protéger de l’astre brûlant n’y changeait rien. Le jeune homme aperçut sa barque sur le bord de la rivière, retenue pas une branche d’arbre, dont l’eau n’était pas venu la sauver. Il l’avait rêvé ballottée par le courant et malmenée par les vagues, et voilà qu’elle ne naviguait plus. Elle n’avait plus rien contre qui lutter pour se maintenir à flot, plus de but, plus de vie, plus rien. Comme lui.

La tête lui tournait. Simon s’appuya contre un grand chêne majestueux. Il sentait sous ses doigts les rainures de l’écorce et ferma les yeux. Il ne faisait plus qu’un avec l’arbre, partageant sa mémoire végétale. Il sentait les mains qui avant lui avaient caressé le bois, qui avaient effleuré par mégarde le tronc rugueux. Il entendait le souffle rauque du bûcheron épuisé qui s’était appuyé contre lui, l’espoir des jeunes amants qui avaient prononcé tant de promesses en caressant son écorce boisée. Le ressenti d’un siècle, le témoignage d’un temps révolu. Plus que des fragments de vie, c’était des sentiments et des émotions qui avaient fait battre des cœurs l’espace d’un instant, et qu’aujourd’hui Simon ressentait plus encore. Leurs vies et leurs esprits disparus, rattrapés par la fuite du temps, dont les seules preuves de leurs existences lointaines étaient la mémoire éternelle de cette forêt. Ressentir l’éphémérité de l’Homme contre la pérennité des arbres le rassurait, comme s’il savait que lorsque son sablier aurait écoulé tout son temps, il ne resterait de lui rien que des souvenirs fugaces bien vite oubliés. Il voulait que seule la forêt se rappelle de sa présence dans ce monde. Il voulait qu’on l’oublie, mais surtout oublier. Oublier sa sœur qui l’avait laissé, oublier la vie qui les avait fait naître sédentaires alors qu’ils ne rêvaient que de voyages et de liberté. Le cœur de Simon battait à l’unisson avec celui de la forêt, ils ne formaient plus qu’une seule entité céleste. Alors, il trouva la trace de sa sœur. Elle était partout. Son énergie passait de la terre aux racines des arbres, s’élevant jusqu’à leurs cimes pour s’envoler en volutes invisibles. Son âme voyageuse était enfin libre. Simon sentait la présence d’Iris tout autour de lui, mais ne pouvait pas la toucher, bien qu’il veuille à tout prix la rejoindre pour partager son voyage éternel.

− Iris !! cria-t-il en sanglotant.

Le jeune homme s’allongea sur l’humus odorant, désespéré de ne pouvoir serrer sa sœur dans ses bras, rendu fou par la solitude, plongé dans le désespoir. Il luttait contre son propre corps qui ne semblait plus vouloir lui obéir et contre sa mémoire qui inondait sa tête de souvenirs qui suintaient le long de ses pensées. Le passé et le futur, les morts et les vivants, tout se mélangeait, prenant un sens inconnu et une vérité mensongère. Submergé par la vague de malheur s’abattant sur lui, Simon cru se noyer tant l’air lui manquait. Alors, quand il voulut mourir, il se mit à pleuvoir. La première goutte le toucha en plein cœur, comme si l’eau régénérait l’espoir en lui, pour lui donner enfin une raison de vivre. La pluie tombait au ralentit, tel un sablier hydraulique dont les dernières secondes ne voulaient pas s’écouler, pour permettre à Simon d’échapper à son destin. Car si son père était parti avec la pluie, Simon vivrait avec la pluie. Dans l’esprit brumeux du jeune homme, c’était comme si toutes les gouttes d’eau s’arrêtaient pour le laisser partir. Comme si elles avaient décidé qu’il devait voyager, qu’il devait réinventer le monde, qu’il devait vivre. Alors Simon se releva. Pour vivre sa vie. Pour vivre la pluie.