L’encre

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

Le néant, c’est ce que le vieillard dégageait à ce moment-là, le vide. A peine entré, le froid ainsi que la peur s’emparèrent de George. Il ne veut pas le croire mais au fond de lui, il sait que l’absence de traces sur la neige n’était pas une illusion. C’est peut-être cela que l’on appelle l’instinct. La peur, le froid, le jeune écrivain les voit maintenant, comme autant de signaux d’alerte. Quelque chose ne tournait pas rond chez cet homme, c’est à ce moment-là, que George se rappelle de ses histoires d’enfance. Il y avait toujours ce vieil homme… ce vieil homme monstrueux.

George voulut vérifier ses craintes en regardant par delà les somptueux vitraux qui ornaient la paroi de sa maison. Mais une voix rauque l’interrompit. Le vieillard lui dit :

  • Tu ne me reconnais pas, George ? Pourtant, j’ai toujours été là, tout près de toi, tout près.

A cet instant, tout devint sombre, puis, les lumières s’allumèrent d’un coup, comme par magie, mais pas une magie ordinaire, une magie noire, et le vieillard répéta :

  • J’ai toujours été là. Toujours !

George ne voulut pas en savoir plus. Il courut en direction de la porte, qu’il avait soigneusement pensé à laisser ouverte. Il se jeta en direction de la poignée sans regarder derrière lui et ouvrit la porte. Mais, une fois dehors, il remarqua que tous les arbres, toutes les plantes, tout ce qui pour lui symbolisait la vie avait été comme détruit, ravagé par une sorte de force, une force obscure et sombre.

Il faisait également nuit, le reflet de la lune animait le paysage ténébreux, tout laissait croire que le paysage voulait fuir quelque chose... ou quelqu’un.
George, confus, retourna brusquement dans la maison, sans même penser aux conséquences. La première chose qu’il vit, fut le vieillard, qui n’avait pas bougé. Il était d’une immobilité presque inhumaine. Il y avait quelque chose de particulier que le jeune homme n’avait pas remarqué jusque là. Le vieillard, dont il ne connaissait même pas le nom, n’avait ... aucune ombre. Au même moment, le vieil homme chuchota quelques paroles à George :

  • Donne-moi le fruit de ton encre !

Et c’est là, que tout devint clair pour George, l’absence de traces de pas sur la neige, le paysage délabré et le fait que le vieillard ne dégageait aucune ombre, tout signifiait qu’il était lui-même une ombre, une ombre maléfique qui altérait son environnement et la création, elle même, l’ouvrage de George. Son livre, quelques pages presque vierges, avait donné vie à un monstre.

Il ne voulait pas y croire mais c’était évident. Ses pensées étaient emmêlées comme les fils d’un écheveau. Rien ne s’arrêtait, tout allait si vite. Et puis, plus rien. Le livre ... cette pensée lui était venue comme une évidence, il devait le détruire. Sans réfléchir, il se précipita vers l’escalier qui menait à son bureau. C’était sa seule et unique chance. L’escalier lui parut infini, comme si les marches formaient un cercle infernal, un cercle infernal sans issue, un cercle infernal incontournable. Enfin, après ce qui lui sembla durer des heures, il arriva, tourna doucement la poignée qui ornait la magnifique porte faite en marbre et se laissa tomber sur elle. Il voulait abandonner. Il avait l’impression de se battre pour une cause perdue d’avance. Mais, il ne lâcha pas prise. Il y était presque, presque sur le point d’accomplir sa mission, presque sur le point de vaincre sa création. George se précipita vers ses trois pauvres petites pages qu’il lui restait encore à peaufiner, mais il n’y pensait même plus. Son seul but était d’en finir, en finir le plus vite possible. Il agrippa son trio de pages. Elles semblaient tellement solidaires. Il se tourna vers sa cheminée éclairée de flammes. Au moment où il voulut jeter son écrit au feu, sa propre ombre s’anima et essaya de le faire basculer. George tomba par terre, il se débattait de toutes ses forces, mais en vain, il avait perdu. La colère, il ne lui restait plus que ça. Il ne voulait plus fuir ou survivre. Il voulait détruire ce monstre. De sa main libre, il prit les feuilles et les jeta au feu. Elles s’embrasèrent peu à peu. Il pensait que tout allait s’arrêter mais au contraire, le vieillard ouvrit la porte et dit d’un air neutre :

  • Croyais-tu vraiment que cela suffirait ? Assez joué, donne le moi, donne moi le fruit de ton encre !

Le fruit de son encre, le fruit de son encre... était censé être le livre, mais ce n’était pas le cas. A présent plus rien ne pouvait le sauver. A ce moment-là, l’ombre s’avança en direction du bureau de George.

Il avait peur et toutes ses pensées se ramenaient à un seul et unique point, la mort. Tandis que le vieillard approchait d’un pas lent, une idée vint à l’esprit de George. La biographie, il faisait une biographie pour chacun de ses personnages, et il l’écrivait non pas en tapant sur les touches de son clavier, mais à l’encre. Apparemment une encre capable de donner vie à tout ce qu’un auteur écrivait. George se précipita vers son bureau, prit la dernière page qu’il lui restait et l’enflamma. Les feuilles s’embrasèrent doucement mais sûrement. George se retourna et vit le vieillard pousser un cri de détresse. Il disparut, comme aspiré par le livre. George avait gagné. Mais pour lui rien n’était fini, il devait encore détruire l’encre. Il empoigna l’encrier et la plume qui était imprégnée et les jeta au feu. A ce moment-là, une goutte coula le long de la plume et vint atterrir sur le dos d’un livre, George le retourna et put lire à voix haute : STEPHEN KING ... SHINING !