Minuit

Georges invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

  • Eh bien, tu ne me reconnais pas ? Sam le barman !
  • Ah oui ! Sam, ça faisait longtemps ! Je te sers un café ? lui dit-il en fouillant toujours dans sa mémoire à la recherche d’un Sam.
    L’homme au sourire chaotique était vêtu d’un jean noir troué et d’un manteau froissé comme s’il venait de se battre. Il avait une grande barbe blanche qui lui arrivait jusqu’au cou ; s’il n’avait pas eu son sourire et ses cicatrices sur le visage, on aurait dit un père noël.
  • Non merci, de toute façon il faut que je reparte, c’était juste pour te revoir.
    A peine eut-il fini sa phrase qu’il était dehors. Intrigué par cet homme défiguré et si bref, Georges le suivit du regard, et le vit disparaître dans les bois sombres à la nuit tombée.
    Alors il eut de l’inspiration et finit son roman d’une traite, il eut juste le regret d’avoir tué le héros à la fin de l’histoire. Il devait être vingt et une heures. Il sortait les poubelles quand il vit une vieille paire de baskets tâchées de terre, de neige, et d’une matière visqueuse et collante rouge. Intrigué et suspicieux à l’égard du dénommé Sam, il décida d’explorer les alentours pour voir si Sam y était encore. Muni d’une lampe torche il s’enfonça dans les buissons recouverts de neige et les dernière feuilles mortes encore au sol. Plus il s’enfonçait dans la forêt, plus l’obscurité était pesante. Il tomba enfin sur un sentier et décida de le suivre. Il eut une pensée pour son livre : cela lui rappela le moment où Charles, le héros, partait à la recherche du tueur. Cette pensée fut bien vite balayée quand il aperçut des herbes pliées comme si quelqu’un était passé par là. Il prit le chemin s’éloignant peu à peu du sentier.
    A la hauteur de la lune, il devait être aux alentours de vingt-trois heures. Heure à laquelle les animaux de la forêt étaient tous réveillés.
    Plus concentré sur la forêt que sur ses pas, il trébucha sur une racine de chêne et s’étala de tout son long sur le sol humide et boueux. Il commençait à se relever quand il tomba nez à nez avec une silhouette féminine allongée au sol. Sans un bruit, sans même prendre la peine de respirer, il l’éclaira de sa lampe torche et l’horreur le frappa.
    Une jeune fille de dix-neuf ans, pas plus, se trouvait là entre une souche d’arbre et un tas de neige comme si on était en train de l’enterrer. Ses jambes formaient un angle anormal comme si on les lui avait cassées avant de la tuer. Un couteau en travers de la gorge, le sang ruisselait sur son visage et ses habits. Son visage était figé dans une expression de terreur, les yeux écarquillés et la bouche ouverte dans un dernier souffle.
    Georges horrifié par sa découverte remarqua des traces de pas dans la neige qui n’appartenait ni à Georges, ni à la jeune fille, et qui ressemblaient affreusement à la paire de chaussures retrouvée devant chez lui. Il s’imaginait très bien le dénommé Sam tuer la jeune fille et arriver chez lui à l’improviste pour cacher les chaussures ensanglantées. Plongé dans sa réflexion, il ressentit une présence derrière lui. Son sang ne fit qu’un tour. Sans même un regard, il savait de qui il s’agissait. Il se mit à courir. Une seule idée en tête, s’enfermer chez lui pour appeler la police. Les branches de pin lui fouettaient le visage. Il eut alors une intuition. L’histoire ! Tout se déroulait comme dans son histoire : la traque, la découverte du corps et la course poursuite. Pris d’un excès de peur il se souvint que le héros mourait à la fin, à minuit, poignardé dans le dos alors qu’il se croyait en sécurité.
    Il sentit que Sam l’avait laissé et qu’il l’avait semé. Il s’enferma à double tour dans sa maison et appela la police. Il leur expliqua sa mésaventure. La police lui répondit :
  • Ne bougez pas de votre domicile, nous arrivons avec des renforts, il ne nous échappera pas.
    Il n’avait pas raconté sa théorie à la police selon laquelle l’histoire qu’il avait écrite se réalisait.
    Redoutant d’entrer dans le salon et de voir l’heure, il prit son courage à deux mains et entra. Il était minuit quinze. Soulagé, il alla se faire un café dans la cuisine. Il vit deux post-it qu’il avait mis sur le frigo : « Faire réparer la fenêtre de la salle de bain, elle ferme mal. » et «  Remettre la pendule du salon à l’heure, elle avance d’un quart d’heure. »