Des illusions

écrit par Simon Belot, élève de 2nde au lycée de Presles à Cusset (académie de Clermont-Ferrand)

Le sac à dos de Marine n’est pas comme celui de tout le monde ! Elle s’assure tous les soirs qu’elle y a mis des pansements, de l’aspirine, du désinfectant, du fil et une aiguille, des crayons et des stylos en plus des cahiers blancs, des trombones, un stick de colle, des ciseaux, des mouchoirs en papiers, des tampons, du sel et du poivre, de l’huile d’olive, une culotte de rechange , des envellopes, son couteau suisse, un compas, une bouteille d’eau, des barres énergétiques, des allumettes, une pince à épiler, une lime à ongles, du savon, du shampoing, des cubes de bouillon, des sachés de thé, du sucre, des épingles à nourrice, du chocolat, une lampe de poche, son téléphone portable, un dictionnaire, son doudou. On ne sait jamais quand il va falloir sauver une vie. Peut-être même ... la sienne. Aujourd’hui, elle est allée jusqu’à y enfoncer sa brosse à dent et un tube de dentifrice neuf, son oreiller et tous les sous de sa tirelire. Parce que cette fois ça y est, elle a décidé de quitter le maison. Il est temps que sa vie commence.
« A ce soir chérie ! » Crie sa mère en entendant la porte claquer.
Marine ne répond pas. Elle part comme si elle, la bonne élève, la fille modèle, allait sagement au collège, comme tous les jours. Aujourd’hui elle ne court pas, elle suit doucement ses jambes vers la gare. Aujourd’hui est le premier jour du reste de sa vie.

Elle arrive à la gare. Chance ! Le quai est désert, voilà une bonne chose. La première bonne chose de sa nouvelle vie, c’est un bon présage, tout semble aller pour le mieux. Marine se sent d’un coup très légère. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sent réellement gaie, heureuse même...
Le moment délicat de la matinée est là, il faut prendre le billet. La question fatale arrive : où aller ? Rester en France, aller à l’étranger, rester dans la région, partir dans le Sud, dans le Nord, au bord de la mer, dans la campagne ou dans une grande ville ?
Mince ! Le bonheur n’a pas duré longtemps !
Elle hésite, réfléchit, se concentre. Au bout d’un instant, elle se décide : ce sera le Sud. Le Sud comme celui des films, chaud, agréable, avec les bergeries en cailloux et la lavande au bord des chemins.
Le bonheur revient, Marine se plonge dans ses rêveries.
Quelques minutes après, le doute refait surface. Où dans le Sud ? Elle sait qu’elle doit à tout prix éviter les grandes villes, on la retrouverait trop facilement... mais y’a-t-il des gares en rase campagne ?
Si elle avait mieux appris sa géographie ! Ah ! C’est bien joli de connaître par cœur la vie des Lumières ou de pouvoir faire le récit presque encyclopédique de la vie de Victor Hugo mais c’est aussi tellement inutile dans ce genre de situation.
Après tout, il vaut peut-être mieux qu’elle retourne au collège. A l’heure qu’il est, elle peut encore arriver sans retard. Non ! Ce n’est même pas la peine d’y penser ! Elle n’y retournera pas ! Un coup d’œil sur le panneau d’affichage : destination Nice, train n°13666, départ 9h18. Formidable !
On trouvera bien à s’arrêter en chemin. En quelques pas, elle se retrouve au guichet. Elle achète son billet, la guichetière ne pose pas de questions, soulagement ...
La voilà plus légère d’une belle somme mais bel et bien en route pour la Vie. Le train arrive, elle monte.

Le train est étrange, l’atmosphère qui y règne est étouffante. Les passagers font froid dans le dos de Marine : deux gros bourgeois endimanchés tout soufflant sont en train de jouer aux échecs sur une banquette défoncée, au fond de l’unique wagon, une vieille dame grotesque tire comme une forcenée sur un fume-cigarette antique.
Plus loin, vers la porte de la locomotive, trois gamins chétifs sont assis dans le fond d’une banquette éventrée vomissant son remplissage.
Les lumières teintées du plafond dispensent une lumière rouge, dispersant à peine l’obscurité naturelle de ce genre de voiture d’avant-guerre sans fenêtres. Marine s’assoit le plus loin possible de tous les passagers.
« Le voyage risque d’être long » se dit-elle.

Elle s’endort. Les rêves l’envahissent. Elle voit les deux gros bourgeois qui enflent démesurément, elle les voit qui explosent. Les murs rouillés du train sont recouverts de sang et de morceaux de viscères éparpillés.

Puis elle entend la femme qui crie, d’une voix aigrelette horriblement désagréable :
« Et qui c’est qui va se cogner le nettoyage, hein ? Devinez ! Et ben, c’est encore moi ! On a pas idée d’exploser comme ça sans prévenir. Les gens n’ont plus aucun respect »
Alors, Marine voit les trois gosses qui se précipitent comme des furies sur les morceaux de boyaux et qui commencent à s’empiffrer de la viande crue dégoulinante de sang. Leurs yeux sont injectés de sang, ils ont le teint blafard, des canines démesurées leur ont poussé. Le wagon se remplit de fumée. Un visage rouge barbu apparaît à Marine. Il ouvre la bouche.
Sa voix est lointaine :
« Mademoiselle ! Mademoiselle ! Réveillez vous ! Mademoiselle ! REVEILLEZ VOUS !!! »

Marine se réveille en sursaut. Un grand homme maigre comme un clou lui fait face.
« Votre billet s’il vous plait ! »

L’homme porte une veste queue-de-pie rouge décolorée et un grand chapeau haut-de-forme surplombe sa tête, fine, presque féminine, dont le menton est orné d’un bouc. Marine lui tend son billet. Il enlève son chapeau découvrant deux petites cornes rouges et perce le billet de Marine avec l’une d’elles. Il lui tend le coupon de papier.

"Tout est en ordre. Bon voyage vers l’enfer ! "lance-t-il gaiement.

"Pardon ? Où va ce train ?"

"Mais en enfer, naturellement !"

"Je crois que je n’ai pas bien compris. Quelle est notre destination ?"

"L’enfer ! Ca ne vous dit rien ? Le royaume de Satan ? L’antre de Lucifer ? Les abysses ? Le loft de Belzhébut ? L’enfer, quoi !"

"Mais je ne vais pas en enfer !"

"Si vous êtes là, c’est bien qu’il y a une raison ! Je ne sais pas moi !"

"Mais je vais dans le Sud ! J’ai pris mon billet pour Nice ! Je veux descendre !"

"Oh ! Vous savez, moi je ne suis qu’un démon de troisième classe ! Je n’ai aucun pouvoir sur le train ! Montrez-moi votre billet !"

Marine n’est pas rassurée, elle n’a plus la sensation de bonheur qu’elle avait à la gare. Elle tend son billet au démon qui le brandit, triomphant !

"Regardez ; c’est marqué là : « Valence-Enfer, aller simple ; Train Infernal n°13666"

Marine sanglote maintenant. Elle ne comprend rien, elle n’a même pas envie de comprendre. Qu’est-ce qu’elle fait dans ce train ?
Elle demande au contrôleur, les yeux pleins de larmes :

"Mais,... Il ne faut pas être mort pour aller en enfer ?"

"Parce que vous n’êtes pas morte ? En effet, il y a un souci. Je vais en référer à mon supérieur, je reviens."

Marine se recroqueville un peu plus sur son siège.
Elle remarque avec soulagement que les deux bourgeois n’ont pas éclaté et que les trois gamins sont toujours sagement assis dans le fond de leur banquette. Quelques minutes plus tard, le démon revient accompagné d’une bête rouge comme un piment aux cornes démesurées. Le démon engage les présentations :

"Je vous présente La Bête, c’est le démon en charge du train."

La Bête regarda Marine avec des petits yeux pervers, puis dit :

"J’ai ici toutes les causes de décès des passagers de ce train ainsi que les raisons de leur voyage vers l’enfer. Vous êtes ... ?"

"Marine Had’ Devo"

"Vous êtes morte aujourd’hui à 9 heures et 18 minutes. Vous vous êtes fracassée le crane après avoir trébuché sur le marche pied d’un train pour Nice ; Vous allez en enfer pour tentative de fugue."

"Je ... Je suis ... morte ... ... JE SUIS MORTE ???!!"

"Il apparaitrait en effet que ce soit le cas. Bienvenue dans le Train Infernal, Mademoiselle Had’ Devo"

Marine reste là, assise sur son siège, interdite, pendant plusieurs minutes, elle n’arrive pas à produire un seul son, elle ne réagit plus, elle est morte, morte et peut-être déjà enterrée, morte et bel et bien MORTE !!! Elle reste assise, anéantie. Comment ? Comment a-t-elle pu s’entraver sur un marche pied ? Quelle mort stupide !
Elle se met à pleurer. Pourquoi ? Pourquoi est-elle morte ?
La réponse est évidente : parce que cela doit arriver un jour et à tout le monde.
Mais pourquoi elle en particulier et si jeune en plus ? Elle prend deux morceaux de sucre dans son sac et les avale d’un trait. Si ça pouvait la remonter !
Elle songe alors à son téléphone qui est là quelque part dans son sac. Elle farfouille et sort son portable. Pas de réseau, comme par hasard. Et toutes ces choses inutiles qui sont là à côté d’elle, à dormir au fond de son sac ! Rien ne peut l’aider dans sa situation, Même mettre le feu au wagon ou éventrer le démon-contrôleur avec son couteau-suisse ; elle a du mal à l’admettre mais elle se rend à l’évidence : elle n’a plus qu’à attendre l’enfer ...
Dans la soirée, une voix démoniaque retentit dans le wagon :
« Arrivée en enfer imminente... Nous prions nos aimables voyageurs de se préparer à descendre du train, les passagers les moins aimables aussi d’ailleurs... Hu !hu !hu ! »

Le train s’immobilise. Marine descend. Elle a autant d’énergie qu’une rave cuite. Le paysage qui s’offre à elle est des plus terrifiants : la désolation semble régir l’endroit où le train s’est arrêté, des squelettes d’animaux inconnus ou oubliés jonchent le sol, les rares arbres sont déplumés, il ne manque que les vautours au tableau.
Finalement, l’enfer ressemble bien à ce que s’imaginent les gens ! se dit Marine. Le démon-contrôleur du train descend à son tour et rassemble les passagers en un petit groupe.

"C’est parti ! Nous allons commencer par une visite guidée de l’enfer !
A votre droite, les cuisines ... (Il montre de grands bâtiments noirs surmontés de grandes cheminées crachant une fumée noire épaisse) ... avec les équarrissages derrière. Continuons."

Ils marchent quelque temps sous le soleil de plomb puis s’arrêtent devant une sorte de village résidentiel tout droit sorti de Germinal.

"Voici votre lieu de résidence pour l’éternité... Confort minimal : lit militaire, lavabo. Satan a des problèmes de gestion des fonds et les caisses de l’enfer sont un peu à sec en ce moment. Rien de bien différent d’à la surface, en somme ! On distribuera les numéros de chambres dans la soirée. Si vous avez de la chance vous n’êtes que trois par chambre ... Ici vous avez la salle de torture, pour quand vous ne serez pas sage ... Niark niark !... Et sinon, pour la toilette, vous avez le Styx qui coule plus loin par là bas, le mieux, c’est en été quand l’eau est corrosive... un pur bonheur ! Et là, en haut de la colline, c’est le palais du Saigneur Noir, zone interdite... Bon ! Vous avez deux heures pour vous préparer et mettre de l’ordre dans vos chambres, je vous attends à la cantine, à côté des cuisines pour 20 heures."

Marine bascule machinalement l’épaule pour regarder l’heure dans son sac et se rend compte qu’il a disparu. Et elle qui ne peut compter sur rien d’autre que sur le contenu de son sac pour se tirer de ce genre de sa situation, voilà qu’elle le perd. C’est vraiment une mauvaise journée. D’abord elle meurt, puis elle se retrouve en enfer et enfin elle perd son sac, à coup sûr il sera resté dans le train.

Un siècle a passé, Marine travaille tous les jours dans le froid hivernal de la mine où elle extrait les métaux qui servent à fabriquer des instruments de torture.
Aujourd’hui ne déroge pas à la règle, il fait froid, Marine a faim, soif, mal, elle ne meurt pas pour la simple bonne raison qu’elle est déjà morte.
Elle n’a pas vieilli, on ne peut pas vieillir dans l’éternité, pourtant elle porte sur son dos tous les malheurs de la vieillesse.
Deux démons surveillants s’approchent d’elle. Ils la saisissent sous les aisselles et commencent à la trainer en direction de la salle de torture.
« Allons bon ! Je n’aurais encore pas bien nettoyé ces fichus minerais ! » pense Marine.
Cependant, et heureusement, les démons bifurquent peu avant l’entrée du bâtiment et rentrent dans un vaste corridor que Marine ne connaissait pas. Le démon qui se tient à sa gauche frappe à une porte. Une voix rauque lui répond.

« Entrez ! »
Le démon pousse la porte et jette Marine aux pieds de La Bête qui la fixe d’un air dédaigneux.
« Bien ! J’ai ici les résultats d’une enquête récente qui prouve que votre potentiel démoniaque est minime. En d’autres termes, vous êtes trop ... gentille (il prononce ce terme avec un profond dégoût)... pour passer l’éternité en enfer. Vous allez être transférée au paradis. Départ dans une heure ici, soyez prête, les anges ne rigolent pas avec la ponctualité. »

En sortant de la pièce, Marine éclate de joie. Elle va être transférée au paradis !! Elle va revoir ses parents, ses amis, sa vie va reprendre ! Personne en enfer n’a jamais vu autant de joie concentrée ! Le paradis ! Quelle merveilleuse vie qui s’annonce !