Inédit : un texte de Dominique Batraville

Tout à la fois poète, écrivain, orateur, acteur et personnage excentrique, Dominique Batraville investit de façon anarchique l’absurde, la folie, le comique et la lumière parfois joyeuse de son île natale. Le mode d’écriture de ce poète-marcheur est inextricablement lié au voyage, à l’utopie insulaire, à l’intention sacrée ou cosmique. Partout, il expérimente sa « poétique tempérée de la schizophrénie ». Mise en mots et en lumière avec ce texte inédit, « L’Arpenteur dans la ville des métamorphoses ».

L’arpenteur dans la ville des métamorphoses

À ma défunte mère Denise Elysée et à ma tante disparue Andréa Louis

Au commencement, j’ai lu des histoires d’îles anciennes sur du papyrus avant de réécrire des histoires de l’Inter-Méditerranée sur du bois poli, de l’ardoise et du papier quadrillé. J’ai vécu l’écriture des sambas et j’ai habité de toutes les côtes lointaines avant de devenir syllabe yoruba imprimée sur des feuilles d’amandiers à défaut de feuilles volantes et des frappes de Gutenberg. Je suis une île, pardon, une portion d’île, bref, un personnage insulaire et énigmatique de Pirandello. Je suis un areytos indien gravé sur les pierres-silex de moi-même, personnage apocryphe de Pirandello et de l’Amiral des mers Christophe Colomb. Je fais l’amour avec Isis. Ne suis-je pas le frère jumeau d’Osiris ? Je dois respecter le lévirat. Le Nil sera rebaptisé comme le fleuve Artibonite.

Moi, fleuve tranquille et clair, lac Azuei ou lac Enriquillo, je me dresse à la hauteur des hautes montagnes. Je traverse les îles vénitiennes du Nouveau Monde et mes cent passes d’eau me livrent les clés de Jacmel, du Môle St-Nicolas et la Tortue des pirates... Pardonne-moi mon brave Riou. Rebonjour à la Tortue ? Pas vrai mon juste compère Hu-Ra-Khan ?
J’écoute les poèmes d’amour d’Anacaona et les chants guerriers ou pacifiques de Cotubanama. Silence, je contemple les chutes d’eau d’Haïti avec la croix de Saint Christophe des mers sur mon plexus solaire. J’enterre la croix d’Alcantara. J’écris les pages les plus phosphorescentes du Xaragua et du Cibao. Et puis, silence !
Je médite l’astrolabe de Christophe Colomb, l’Amiral qui aurait dû être un personnage aux mains trouées par les clous du Christ. Pourquoi avait-il planté sa croix au Môle St-Nicolas ? Pourquoi les colombes n’interrogent-elles pas les restes de Christophe Colomb à Santo Domingo ? Ma portion d’île est aujourd’hui un papier froissé de l’Amiral Christophe Colomb et du mage-écrivain Luigi Pirandello.
Osiris réécrit la biographie de Toussaint. Lequel des Osiris ? Moi, je suis un Osiris. Je revois les cendres de Toussaint Louverture. Je fais l’ouverture partout. N’ai-je pas sauvé le divin Moïse dans les eaux du Nil ? Tous les fleuves vont à la mer, à commencer par le Jourdain et le Nil.

J’englobe l’histoire de toutes les îles situées, dit-on, à l’Ouest des Indes. Un ancêtre italien de Pirandello a inscrit mon existence dans les premières pages de chroniqueur de voyages, seulement le 5 décembre 1492, date de son arrivée à mon port principal révèle-t-on, le jour de la fête extatique, nommée la Saint-Nicolas, donc le 5-6 décembre 1492 après minuit dois-je ajouter, hélas ! La mer, dans ce cas précis, doit appliquer le cessez-le-feu. Vous le saviez déjà : à gué ou à pied ! Il est tard. Et la mer mangera les coupables cette fois-ci.
-Tu parles.

La chorale des frères et sœurs de la mer s’agite en langue brute et élégante :
« Mwen tande tire
Agouwétaroyo sou lanmè !

Mwen tande tire
Agouwétaroyo sou lanmè !

Men lanmè a ap kimen
Men Titanik ap plonje
Men bato negriye ap fè fon.

Si ou gen kran fè lanmè a bò w lajan
Fè Lasirèn jwe flit pou ousnon vyolon pou w

Si ou gen kran
Bay dèyè w twa tap
Pou fè sòlèy lalin ak zetwal

Ou gen kran ?
Tape pla men w
Pou refè Adan e Èv
Mari Jozèf ak tout Magda

Mwen tande tire
Agouwétaroyo sou lanmè !

Tête chargée…

Je m’appelle Haïti-Quisqueya ou Bohio. S’agit-il encore d’un pseudo ? J’ai été Hispaniola et Saint-Domingue.

L’histoire de mes ports d’ébène devient une partition musicale de mon amie Dominique, à l’écriture nerveuse, flamboyante, bonne à construire des caravelles pour le voyage retour vers le Port-Guinée et le Port-Île-Gorée.
Isis habite mes songes et me raconte l’histoire des dix magiciens égyptiens.

Moïse, l’Ancien, peut toujours sourire. Aaron aussi. Tous deux, donc Moïse et Aaron n’avaient-ils pas eu la formation égyptienne comme Osiris ? Ces deux prétendus frères des quatre saisons n’avaient-ils pas appris comme nous toutes les prières solaires et monothéistes d’Amon Râ, le Cheik-fakir de tout l’ancien testament ? Aaron peut toujours garder sa verge fleurie, pas pour traverser la Méditerranée de Saint Marc et la foi de ses 72 agents de sécurité, fidèles aux quatre éléments de chaque magicien des dix plaies et du lépreux acceptant de tutoyer le Christ…
Somme toute, j’entends exister comme portion d’île, livre apocryphe de Pirandello, avec des flaques de sang dans ses jardins, des mines d’or pillées, des montagnes chauves comme les ruines de civilisations éteintes.

Comme jouet de Noël, je ne réclame qu’un bateau en papier au dessin de l’Amiral et au mât fixant le soleil de Guinée lointaine de Mackandal, le mage-mathématicien aux sourates dites en créole peut-être comme les prières de Boukman, filleul d’Ismaël. Je bénis Agar, l’Égyptienne aux pieds parfaits et aux mains d’argile pur. Les pieds d’Isis, égyptienne se retrouvent bien parfaits. Le Nil parlera assez fort pour faire trembler les sept trompettes de Jéricho, datées de Rahab, l’égale de Marie-Madeleine à mon humble avis.

La prose du Transsîlien ! O, Pirandello, parle-moi des villes italiennes construites comme des parenthèses d’eau. Parle-moi de Rome avec ou sans le Rhum Cinq Étoiles ! Parle-moi de mon île-fourche, dicte-moi les récits perdus de l’Amiral Christophe Colomb. Pirandello, calme-toi ! Je m’adresse à Isis. Je l’ai eue en secondes noces. Toi Pirandello, je ne suis qu’un lecteur fidèle de tes écrits.

Ici, la mort taquine la vie. Nous fêtons tous, les morts et tous les saints à commencer par Saint-Christoph des Mers. Pirandello, je suis auteur par folie peut-être des mondes parallèles.
Sage, je te parle sans t’invoquer, sans l’utilisation des tables tournantes de mon amie Isis. Toi et moi, on pourrait écrire une nouvelle mise en scène de dix à sept îles en quête d’un Amiral. Qu’il soit de Gênes ou de Quisqueya Haïti ou Bohio, mon cousin Diego aime encore mon île-fourche. Regardez-moi bien mon île sur votre écran de télévision de troisième type, vous verrez bien qu’elle ressemble à du papier froissé et à une fourche pour travailler la terre. Les portes du soleil t’éclaireront.

En attendant, Isis me considère comme un voleur de baisers. Car je suis condamné à baiser encore ses pieds pendant mille nuits. Ta voix, O Isis, va engendrer d’autres constellations.

J’entends partir, ne serait-ce qu’à dos d’âne… Et pourquoi me précipiter à vélo vers le pays voisin ? Je suis prêt à réinstaller nos chemins de fer, inventer d’autres autos zobop, engendrer d’autres soucoupes volantes.

Je compte partir. Pas trop de formalités pour commencer. Pas la peine d’aller sur le net et payer assez vite un billet d’avion vers Miami. Ma montre Ardath est en flammes et ma bouche crache des larves de feu.
J’entends partir, ne serait-ce que sur un âne - je le répète - comme je l’avais fait en compagnie d’Olga lors de mon tout premier jour de classe. Je revois cette merveilleuse bourrique bercée selon moi par les séraphins du premier clair matin du Nouveau Monde.
Je compte partir, pas de panique !
Et pourtant, la vie est quelquefois intensément belle à Port-au-Prince.
Regardez ces jolies sandales de reines soleil et méditez la musique de la pluie sur les tôles ondulées.

Je dois m’envoler ou exercer le don d’ubiquité pour résister pendant au moins cinquante-deux semaines dans cette pétaudière appelée Gonaïves, la ville du 1er Janvier 1804, la ville de la proclamation de l’indépendance, la ville des oracles de Boisrond-Tonnerre.
Il faudra chanter le fleuve Artibonite, ôter de sa tête son large chapeau de paille en signe de respect au Général Soleil.

Me voici en route pour la ville de l’Arcahaie où je suis invité à interpréter une pièce écrite sur Charles et Sanite Belair, assassinés par Dessalines sur la Place d’armes de l’Arcahaie.
Il est encore temps pour moi de quitter la capitale.

Quels chants entonner pour voir la naissance d’autres arbres musiciens et vivre la nouvelle éclosion des papillons mackandéliens ?
Je rêve du train Mc Donald. Les aigles sauvages auraient détruit même nos rames de tramway et les loups auraient dévoré nos porcs créoles. Quand ces animaux terribles, bipèdes qu’ils sont parfois, n’auront plus de porcs comme appâts, ils viendront s’abattre sur nous, les faibles et les zombies. Le bon vieux temps des conquérants à la gueule de caïman, va-t-il revenir ?

Vite partons, quittons cette ville maudite, cette terre si apte à cracher bonnes et fausses révolutions. Au revoir port aux révolutions fabriquées pour des marionnettistes !

Me voici aujourd’hui aux Gonaïves, et dire que hier soir, j’ai dormi en paix à
St Marc, l’indomptable cité de Nissage Saget, monsieur le président d’un seul mandat.

Demain, je souhaiterais me fixer presque définitivement au Cap-Haïtien comme l’avait fait en son temps le bon président Pierrot, dégoûté de la capitale, empressé de la livrer aux vautours.
Quel navire héler et quel taxi stopper avant la chute de Port-au-Prince, la ville fauve, la belle capitale des nuits aux croissants de lune sans fin ?

Tiens, j’irai me reposer face à la mer de Grand-Gosier de Félix Morisseau Leroy. Question d’assister à la chorégraphie des pélicans de cette ville et cueillir les premières étoiles du matin pour Daniéla, Clarisse, Laurente, les trois gardiennes des mystères de la ville des pélicans.
Daniéla restait sur son balcon et attendait jusqu’au soir les sérénades d’artistes conquis par sa beauté. Clarisse rendait fous presque tous ses prétendants. Laurente, elle-parce que devenue aveugle, vivait de délits de voyance. Elle quittait la terre des hommes pour aborder seulement des êtres marins.
Je me vois assis aujourd’hui sur la rive de Grand-Gosier afin de perpétuer cette fois-ci des promenades plus utiles et sacrales avec Isis. Mais avant, je pose mes chaussures sur une pierre tombale du cimetière d’oiseaux fous et bienheureux de la cité ultramarine : les grands gosiers.
Je veux rêver : « Arrêtez le monde ! ». Enfin, je veux relire Confucius, Saint Aude et Lautréamont et rejouer dans les Andes comme Artaud, Michaux et Darwin.

Dominique Batraville