Extrait : un texte de Jean-Claude Fignolé

Intellectuel haïtien de tout premier plan, Jean-Claude Fignolé est tour à tour critique littéraire (spécialiste de Jacques Roumain), journaliste et enseignant, et publie ses premiers romans au Seuil dans les années 1980. Il se consacre aujourd’hui entièrement à l’écriture et au développement du petit village Les Abricot, dans la grande Anse, dont il est le maire, et où nous mène ce texte. Voyage et rencontre.

Abricots

Penchée à l’avant d’une blanche caravelle, elle se rappelait Heredia en regardant monter vers elle, des profondeurs ignorées, la fantasmagorie des coraux. L’étrave fendait allègrement la mer étale. A l’arrière, le sillage traçait des raies de vaguelettes qui bruissaient, étincelaient sous le soleil. Progressivement, elle s’éveillait à une joie neuve orchestrée par la transparence de l’eau et par le spectacle d’un défilé qui la provoquait. Cerveaux de Neptune bigarrés d’ombre brune et d’éclats céruse, pâquerettes jaunes, ocre, rouille, bouquets de chenoé bleu de prusse, gris métallisé, carmin, constellations d’étoiles gisant dans leur béatitude. Entre des tubulaires géantes, des perroquets gambadaient, des balbarins frétillaient, des nègres paradaient, souverains dans leur peau mouchetée d’écailles, un emballement de couleurs qui l’envoutaient. Féeriques. Son imagination courait sous les flots, précédant un bonheur dont elle ne savait pas encore le nom. Elle était une barque allant à une destination auréolée des attraits de l’inconnu. Elle voguait entre les récifs, seule avec elle-même. Une agréable sensation de fraîcheur imbibant ses cheveux. Une couronne d’algues posée sur sa tête. L’ivresse de l’inusité. Elle était la Duchesse douairière d’un royaume imaginaire, princesse d’un monde marqué par les remous de son enfance. La mer était un parc. Elle jouait à subir la séduction de sa magnificence. La volupté d’explorer sa propre nouveauté.

Depuis une bonne vingtaine de minutes, elle avait laissé les Abricots, ses côtes de falaises échancrées le long de hauts plateaux plantés de cocotiers, de manguiers, de bananiers. Elles se fissuraient ici et là de grottes qui continueraient de cacher l’âme esseulée des caciques, en leurs profondeurs d’obscurité. La Seringue, peu à peu, se dévoilait surgissant au ras des flots avec son cap percé de trous, par lesquels, les soirs de Nordé, la mer en colère giclait, fusait, striait la nuit de ses gémissements d’eau. Elle songeait. Au-delà l’attendait une nouvelle vie. Elle avait fui Port-au-Prince et ses séductions malodorantes pour se retrouver ici, dans ce coin perdu de la Grand-Anse, seule avec elle-même. En fait, sans se l’avouer, elle pressentait qu’elle se fuyait. A la recherche d’une femme qui ne serait plus elle dans le détour de ses fantasmes et de ses déceptions.