Séisme en Haïti : Lyonel Trouillot pousse un cri de colère dans le JDD

Le Journal du Dimanche, dimanche 17 Janvier 2010

Un cri de colère. Ecrivain et poète haïtien, Prix Wepler 2009 pour son Yanvalou pour Charlie (Actes Sud), Lyonel Trouillot fait partie de ces intellectuels qui n’ont jamais souhaité quitter Port-au-Prince. Jeudi midi, nous lui avions envoyé un e-mail, comme une bouteille à la mer. Il nous a répondu samedi depuis sa ville dévastée.

Où êtes-vous, comment allez-vous ?

Depuis mardi soir, nous sommes une vingtaine à partager une cour, les plus actifs sortant vers les rues. Il y a ma soeur et mon beau-frère, spécialistes en éducation, dont l’université privée, le rêve d’une vie, s’est effondrée. Il y a en dessous des vivants et des morts. Ils se démènent pour essayer de trouver de l’aide pour sortir les corps. C’est difficile. On a finalement sorti quelques étudiants vivants, mais il y a encore en dessous des cadavres qui pourrissent. Il y a la femme de mon frère qui a perdu une cousine sous les décombres du supermarché préféré des élites et des coopérants. Nous sommes chanceux. Parmi les plus chanceux. Dans d’autres quartiers, c’est pire.

Quatre jours après le séisme, comment survit-on à Port-au-Prince ?

Il y a les vivants qui comptent leurs morts, et les décombres, et l’odeur de la mort, et la rareté qui s’installe au fur et à mesure. Et le soir tombé, l’obscurité et le bruit des balles. Car cela commence à tirer. Les tentatives de pillage, de vol, se multiplient (cela a quand même pris trois jours, preuve d’un haut degré de civilisation) et la police réagit par l’action la plus facile, la plus prompte : le coup de feu. C’est cela l’état des lieux, des gens qui dorment sur des terrains vagues, des efforts pour ramasser les cadavres et les enterrer pour essayer de sauver les vivants emmurés, la pagaille aussi : qui appeler ? Où aller ? Comment obtenir des soins pour les blessés ?

Vous sentez-vous abandonnés ?

La colère monte. Sur une radio, un homme hurle : “Préval, souke bounda a” (littéralement : “Préval, secoue-toi le cul !”). C’est vrai qu’on ne sent pas la présence de l’Etat. Nombreux sont les survivants bien portants qui voudraient aider, mais personne ne leur dit quoi faire. L’aide arrive, mais qui coordonne quoi ? On en a marre que les médias rappellent qu’Haïti est le pays le plus pauvre de l’Amérique. On en a marre que ce tremblement de terre soit une nouvelle occasion de sortir les clichés, de dessiner les mêmes caricatures. Mais on est surtout agacé de la disparition de l’Etat. Le tremblement de terre n’a pas tué l’Etat. On leur demande, foutre, de diriger !

Que pensez-vous de cette conférence sur la reconstruction d’Haïti qui est déjà annoncée ? 


Conférence… Propositions américaines… Luttes d’influence déjà ? Volontés de mainmise ? On s’interroge. Cela paraît précipité. Est-ce le moment de parler de tout cela ? Tout discours, toute attitude qui pourrait laisser penser que l’on souhaite en profiter pour parler de l’échec d’Haïti ne peut que braquer et inquiéter. Les Haïtiens n’accepteront pas que le tremblement de terre se transforme en prétexte à autre chose. D’ailleurs, les choses sont nettes. Leurs pays ont rapatrié les ressortissants étrangers, avec quelques Haïtiens (partenaires affectifs). C’est normal. On sourit en pensant au poids d’un passeport ou d’une relation. Les nationalités jouent dans les grands malheurs. Sans que cela renvoie aux comportements des personnes. Avec son passeport canadien, je n’ai jamais vu Dany Laferrière aussi haïtien que lors de cette catastrophe.

On a beaucoup entendu dans les témoignages cette semaine qu’Haïti était fini ? 


Ce pays est viable, meurtri, matériellement détruit par ce foutu tremblement de terre, miné aussi par des problèmes sociopolitiques, mais viable, en tant qu’entité politique. C’est cela la mise de ceux et celles qui essayent de sortir les gens sous les ruines, des jeunes qui essayent de mettre en place des comités de quartier, des nombreux cadres, enseignants, leaders politiques, ingénieurs, intellectuels, écrivains, tués par le tremblement de terre. C’était cela la mise de ce jeune homme, Pierre-Richard Jean-Pierre, enseignant, animateur culturel, qui venait d’accepter le poste de chef de cabinet de la ministre de la Culture, sur lequel le ministère s’est effondré. Ici, ni les morts, ni les vivants ne réclament une intergouvernance.

Comment se remettre alors d’une telle catastrophe ?


Avec l’aide étrangère (on ne pourra pas le faire seuls) et dans la dignité (c’est Haïti qu’il faut construire et pas une fiction ni une communauté cobaye de quelque nouvel ordre), il faudra reconstruire un pays avec moins d’injustice sociale, avec un meilleur partage des richesses. Avec un Etat plus digne et au service de la population. Même lorsque nos maisons ont tremblé et se sont effondrées sur nos têtes, tuant nos proches et détruisant nos quelques biens, nous n’avons pas cessé d’y croire. De cette “communauté du pire” dont parlait Camus, tirons la leçon de la nécessité d’un
meilleur vivre-ensemble. Ce tremblement de terre, qu’on ne s’y trompe pas, n’a pas rendu les Haïtiens moins haïtiens, mais leur offre une terrible occasion d’être eux-mêmes et solidaires.