Philippe Bernard : l’originalité littéraire d’Haïti

L’originalité de la littérature en Haïti, une histoire chargée

Si Malraux a pu déclarer après son passage en Haïti avec Jean-Marie Drot, fin décembre 1975, qu’Haïti était un peuple de peintres, on peut dire également qu’Haïti est d’abord un peuple d’écrivains. Voilà un pays où l’édition n’existe pratiquement pas et qui produit pourtant une foule de livres, poésie, roman, essai… Tous ceux qui savent lire le font avidement, pour les autres, il reste le théâtre, théâtre en créole d’une vigueur extrême. Ce qui fait la haute marque de ce « bout d’île », c’est justement sa Culture. Face à l’avalas journalistique de « chaos », de « pays le plus pauvre », de « gouvernement incapable » et autres jugements péremptoires, Dany Laferrière a eu mille fois raison de faire cette mise au point nécessaire dans son article du monde.fr et dans son interview à Radio Canada, ce qui fait la force de ce petit pays singulier, c’est la puissante originalité de sa culture.
Et cela a commencé très tôt. En effet, l’écrivain où qu’il soit, quel qu’il soit, est un être social engagé, son aire est l’univers du langage. Dans sa conférence sur La responsabilité de l’écrivain donnée en 1946 à la Sorbonne, même si elle est évidemment datée, Sartre dit simplement que « nommer, c’est faire exister ». Les écrivains d’Haïti, depuis des siècles, osent nommer, osent dire, osent crier et ils signent leurs livres. Avec force, avec courage. Avec tout le danger que cela représente au fil de l’histoire.

Voici donc, pour mémoire, un court aperçu de la création littéraire en Haïti.

La littérature de langue française à Saint-Domingue, puisque c’est le nom de l’île à cette époque, est, au XVIIIe s., l’œuvre de colons lettrés qui se font éditer en France. Elle comprend surtout des études géographiques ou politiques mais c’est déjà une mine très intéressante. On peut évoquer en particulier deux auteurs : Hilliard d’Auberteuil, d’une part mais surtout Moreau de Saint-Méry, auteur de la célèbre Description topographique et politique de la partie espagnole de l’isle Saint-Domingue, qui parut à Philadelphie en 1769. La littérature d’Haïti proprement dite prend son essor après l’indépendance : dès 1804, Fligneau fait jouer sa pièce l’Haïtien expatrié. Mais les premiers écrivains sont surtout des acteurs politiques, des polémistes qui luttent contre un retour à la colonisation ; Antoine Dupré crée un théâtre d’actualité. En 1817, Jules-Solime Milscent (qui meurt d’ailleurs en 1842 dans un tremblement de terre) fonde une première revue littéraire, L’Abeille haytienne (cette symbolique de l’abeille saura lentement s’imposer puisqu’elle sera reprise sous l’appellation La Ruche par Jacques Stephen Alexis et ses amis au moment des émeutes d’étudiants en janvier 1946).

Le romantisme gagne aussi Haïti, ce mouvement apparaît avec le groupe du Républicain et de l’Union, en 1836 ; il a pour chefs de file les frères Émile et Ignace Nau ; il compte des poètes (Ignace Nau, Coriolan Ardouin), des auteurs dramatiques, un romancier (Émeric Bergeaud, Stella 1859), mais surtout trois historiens importants : Thomas Madiou, Alexis Beaubrun Ardouin, Joseph Saint-Rémy. La génération suivante est celle du « Parnasse », que domine Oswald Durand (Rires et pleurs, 1896) ; la même inspiration, légère et galante chez lui, se teinte de patriotisme avec Tertullien Guilbaud et Massillon Coicou, Amédée Brun s’essaie au roman psychologique ; Démesvar Delorme s’attarde dans le genre historique mais sans faire l’unanimité. Louis Joseph Janvier, Hannibal Price, Benito Sylvain, Anténor Firmin multiplient les ouvrages à la gloire de leur pays et de la fierté de leur race.

En 1898 est fondée La Ronde, revue qui donne son nom à une école qui tend à s’ouvrir davantage sur le monde. En poésie, elle comprend, notamment, Charles Moravia, qui met en français l’Intermezzo de Henri Heine, Damoclès Vieux (l’Âme captive, 1913), Etzer Vilaire ; Georges Sylvain préconise une littérature nationale et met en dialecte créole les fables de La Fontaine (Cric-Crac, 1901) ; c’est aussi la tendance de Duraciné Vaval (Stances haïtiennes, 1912). Le début du XXe siècle voit apparaître aussi un groupe de trois romanciers humoristiques : Frédéric Marcelin (La vengeance de mama, 1902), Justin Lhérisson (La famille des Pitite-Caille, 1905), Fernand Hibbert (Sena, 1905), tandis qu’Antoine Innocent publie Mimola (1906), considéré comme le premier roman folklorique.

L’occupation étasunienne, de 1915 à 1935, pose plus nettement la question de l’appartenance culturelle. Les continuateurs de l’école de La Ronde restent fidèles à une orientation française : ils ont comme porte-parole Dantès Bellegarde et comptent d’excellents poètes, comme Ida Faubert, Dominique Hippolyte, Frédéric Burr-Reynaud, Luc Grimard ; subtils, d’aucuns diront un peu maniérés, Constantin Mayard, Émile Roumer, Léon Laleau polissent leurs vers à la manière de Paul-Jean Toulet et de Tristan Derème. Un autre groupe, dont l’animateur est l’ethnologue Jean Price-Mars (Ainsi parla l’oncle, 1928), veut s’inspirer de la tradition africaine ; un troisième, avec Jacques Roumain, recherche l’engagement dans la ligne du parti communiste. La poésie se libère de la prosodie traditionnelle et devient militante, avec Carl Brouard (Écrit sur du ruban rose, 1927), Roussan Camille (Assaut à la nuit, 1940), René Bélance (Rythme de mon cœur, 1940), René Depestre (Étincelles, 1945), Jean Brierre (Chanson secrète, 1933) ; elle s’imprègne de surréalisme. Le roman choisit ses sujets dans la vie populaire, peinte de couleurs sombres : après l’indigénisme encore bourgeois de Stephen Alexis (le Nègre masqué, 1933), ce sont les romans paysans de Jean-Baptiste Cinéas (Le drame de la terre, 1933), ceux des frères Philippe Thoby Marcelin et Pierre Marcelin (Canapé vert, 1944) et de Jacques Roumain (Gouverneurs de la rosée, 1944) ; le même réalisme pathétique se retrouve chez Maurice Casséus, Félix Morisseau-Leroy, Anthony Lespès, Jacques Stephen Alexis. La Revue indigène, puis les Griots servent de support à ce nouveau courant.

La littérature historique est représentée par Pauléus Sannon, par le général Nemours, le Dr Dalencourt, Timoléon Brutus, Roger Gaillard, plus récemment par l’érudit Maurice Lubin et surtout Jean Fouchard ; des sociologues scrutent, après Jean Price-Mars, les composantes de l’âme nationale (n’oublions qu’Haïti a été la première « république nègre »), et interprètent à cette lumière, avec Hénoch Trouillot, la littérature de leur pays, qui trouve ses historiens avec Pradel Pompilus, le frère Raphaël Berrou ou Ghislain Gouraige. Par ses chocs d’idées, la littérature haïtienne reste une des plus suggestives et des plus vivantes des littératures francophones.

L’exode forcé de nombreux intellectuels, en butte aux violences du régime Duvalier, a eu pour effet une rapide différenciation des littératures. On peut considérer une première écriture « du dedans » qui continue à pratiquer le roman historique (Alix Mathon, Adeline Moravia) ou populiste et social (Marie-Thérèse Colimon, Paulette Poujol-Oriol) et l’on voit se succéder des écoles poétiques à un rythme accéléré : après le surréalisme de Magloire Saint-Aude (1912-1971), le groupe « Samba » où figure Villard Denis (dit Davertige), le groupe « Hounguenikon » de Gérard Campfort.

Mais il existe indubitablement une autre écriture « du dedans », militante, représentée d’abord par Jacques Stephen Alexis mort assassiné sur la plage de Bombardopolis, en 1961, par les tontons-macoutes alors qu’il tentait de rentrer clandestinement dans son pays. Il est l’auteur d’une œuvre romanesque d’une très grande puissance, à la fois poétique et politique : Compère Général Soleil (1955), Les arbres musiciens (1957) et L’espace d’un cillement (1959), tous édités chez Gallimard, qui chante la terre natale en empruntant la voie onirique du « réalisme merveilleux », on retrouve aussi cet enchantement dans son recueil de nouvelles Romancero aux étoiles (1960).
Dans sa trace, on trouve Marie Chauvet avec sa remarquable trilogie Amour, Colère et Folie (1968), dénonciation magistrale de l’horreur sous l’époque Duvalier, suivie par Anthony Phelps avec ses deux romans Moins l’infini (1973) et Mémoire en colin-maillard (1976) puis Roger Dorsinville (Mourir pour Haïti ou les Croisés d’Esther, 1980).

Photo de groupe des artistes haïtiens d’Haïti littéraire réunis chez la mère de Frankétienne, au Bel-Air (septembre 1962). En haut, avec la cigarette : Dr Kedner Baptiste. Dessous, de droite à gauche, en T-shirt blanc : Frankétienne, Dr Clodomir, René Philoctète, Roland Morisseau et Dr Isnard Volcy. En bas, en partant de la droite : avec une guitare, l’artiste peintre Bernard Wah, le comédien Max Kénol, le Dr Péan. Juste au-dessus, Wooley Henriquez, Raymond Jean-François puis, en robe blanche, Mme Roland Morisseau, à côté de la femme de René Philoctète en noir, l’homme à la pipe : Anthony Phelps, Emile Ollivier et enfin le professeur Clodomir.
Document Philippe Bernard

Incontestablement, l’écriture résistante est, pendant une trentaine d’années, celle du mouvement spiraliste fondé en 1965 et animé par un groupe de trois écrivains demeurés en Haïti malgré la menace permanente : Frankétienne, René Philoctète (Le peuple des terres mêlées, 1989 ; Une saison de cigales, 1993) et Jean-Claude Fignolé (Les possédés de la pleine lune, 1987, Aube Tranquille, 1990, La dernière goutte d’homme, 1999, Une heure pour l’éternité, 2008), Frankétienne, à lui seul, étant l’auteur d’une quarantaine d’œuvres dont un premier sommet est atteint avec L’oiseau schizophone (1993) et ses Métamorphoses (huit volumes échelonnés de 1996 à 1997) et qui se multiplie avec les parutions comme une salve d’un bouquet final qui n’en finit pas : Rapjazz (1999), H’Éros Chimères (2002), Miraculeuse (2003), La Diluvienne (2005), l’énorme Galaxie Chaos Babel (2006), Mots d’ailes en infini d’abîme (2007), Amours délices et orgues (2008)… la spirale devient entre leurs mains l’instrument magique pour échapper, grâce à l’accélération des mots, à la force brutale de l’histoire qui se répète et hoquette en Haïti. On peut considérer que l’écriture de Lyonel Trouillot, si elle s’apparente souvent au spiralisme par son « esthétique du délabrement », trouve toutefois une force neuve dans son style baroque qui en fait à la fois le charme et l’originalité : Les fous de Saint-Antoine (1989), Rue des pas-perdus (1996), Thérèse en mille morceaux (2000), L’Amour avant que j’oublie (2007), Yanvalou pour Charlie (2009).

D’autre part, l’écriture dite « du dehors », est celle de la nombreuse diaspora. C’est au Canada que cette veine est la plus vive avec Anthony Phelps, Gérard Étienne mais surtout Émile Ollivier : Mère-Solitude (1983), La discorde aux cent voix (1986), Passages (1991) et Dany Laferrière avec sa vaste « autobiographie américaine » initiée par le célèbre roman Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer datant de 1985 et qui se termine (?) en 2009 par cette Énigme du retour. Cette littérature de l’exil reflète aussi l’Afrique par le talent de Roger Dorsinville réfugié au Sénégal : Renaître à Dendé (1980) ; Jean Métellus, neurologue, vit en France, poète : Au Pipirite chantant (1978), Hommes de plein vent (1981), dramaturge, essayiste, il est aussi un romancier affirmé : Jacmel au crépuscule (1981), La famille Vortex (1982), L’année Dessalines (1986) Louis Vortex (1992). René Depestre, après vingt années passées à Cuba enseignant à La Havane, s’est installé aussi en France où il fait paraître un recueil de nouvelles : Alleluia pour une femme-jardin (1973) puis ses romans Le mât de cocagne (1979) et Hadriana dans tous mes rêves (1988). Mais cette diaspora est loin de détenir le monopole de l’originalité littéraire. En effet, le creuset haïtien continue de bouillonner non seulement avec les productions hyperactives du spiralisme, mais aussi par le pluréalisme de Gérard Dougé, le groupe de la revue le Petit Samedi soir de Dieudonné Fardin et le Collectif de la revue Cahiers du Vendredi animé par Lyonel Trouillot. Si le premier roman en langue créole : Dézafi, de Frankétienne, date de 1975, son théâtre, lui, n’a cessé de s’exprimer par cette voix, Troufoban (1977), Pèlin-Tête (1978), Bobomasouri (1984), Kaselezo (1985), Totolomanwèl (1986), Kalibofobo (1988), Foukifoura (1999). Toutes ces pièces, rôdées en Haïti, visitent régulièrement New York et Montréal, signe d’une reconnaissance et partage d’une culture authentique pour les immigrés.

Mais que dire de cette très étrange coïncidence de création d’une pièce intitulée "Melovivi" où deux individus se retrouvent coincés ensemble dans les décombres par un gigantesque cataclysme qui frappe Haïti ? Cette pièce que Frankétienne venait de terminer en novembre 2009, qu’il répétait ce mardi 12 janvier 2010 à 16 h 52 et qui devait être jouée le 28 janvier à Port au Prince…

Philippe Bernard