Haïti : Histoire et vaudou

Sidney Mintz et Michel-Rolph Trouillot
Traduit de l’anglais par Alain Le Kim

On ne sait pas exactement à quelle date les premiers esclaves venus d’Afrique débarquèrent dans les îles. Certains auteurs suggèrent l’année 1501, d’autres 1502 ; certains proposent encore des dates ultérieures. Il n’y a cependant aucun doute qu’en 1510, des esclaves d’Afrique étaient présents dans toutes les grandes îles. Rapidement, des sucreries s’implantèrent aussi sur toutes les îles ; la présence d’Africains dans le Nouveau Monde fut liée de très près à croissance – puis au déclin – des plantations.

Entre 1620 et 1630, à l’époque où les puissances du Nord de l’Europe commençaient à défier directement l’Espagne dans les Petites Antilles, les dirigeants de ces pays observèrent avec satisfaction un mouvement de dissidents européens se former aux marges de l’Empire espagnol des Caraïbes, à partir desquelles ceux-ci allaient attaquer les forces espagnoles de plus en plus impudemment. Ces étranges « hommes des frontières » - car ces régions étaient encore des frontières – formaient un ensemble bigarré de déserteurs, de Huguenots et de Luthériens chassés d’Europe, de résistants irlandais et gallois, de Catholiques bannis d’Angleterre et sans aucun doute de criminels de toutes sortes. Mis à l’écart, « rebuts » de nombreux pays, victimes des guerres de religion en Europe, ils se retrouvèrent sur l’île de Saint Domingue, où les Espagnols n’exerçaient qu’un contrôle territorial limité. Ils s’établirent dans la région Nord-Ouest de l’île, qui n’était pas fortement peuplée. Lorsqu’ils étaient poursuivis par les Espagnols, ils se réfugiaient sur l’île de la Tortue, au large des côtes Nord-Ouest de Saint-Domingue. Ces intrus, boucaniers et flibustiers, effectuèrent la première agression territoriale réussie contre le pouvoir colonial espagnol dans les Grandes Antilles. La cession du tiers occidental de Santo-Domingo à la France lors du Traité de Ryswick en 1697, entérina la création de la colonie française de Saint-Domingue.

Bien que la France eut déjà des colons implantés illégalement dans cette partie du pays, la colonie ne fut officiellement reconnue qu’en 1697. L’industrie sucrière dans le Nouveau Monde, initiée par les Espagnols à Santo-Domingo, resta marginale jusqu’en 1680. A partir de cette date, sous l’impulsion des Français, le système des plantations commença à se développer. Cette croissance se mesura à l’augmentation rapide de la production de sucre (puis très vite ensuite, la production d’autres produits tropicaux), mais aussi au nombre sans cesse accru d’esclaves importés d’Afrique. Les chiffres des années précédent 1697 sont pratiquement inexistants. Mais Fick, citant Stein, suggère que durant la première période de croissance (1690-1720), le nombre d’esclaves augmenta d’un peu plus de 3 000 à plus de 47 000. Galloway prétend que la population d’esclaves à Saint-Domingue en 1680 se monte à 4 000, et s’élève à 480 000 en 1791. Au cours de ces 111 années, on estime que 864 000 esclaves furent importés d’Afrique. En 1789, nous dit Fick, les deux tiers du demi million d’esclaves vivant à Saint-Domingue étaient nés en Afrique20. Nous pouvons imaginer l’effet de cette répartition sur le déclenchement et la nature de la Révolution haïtienne et sur le développement du Vaudou.

L’existence d’une colonie espagnole, très peu développée et sous-peuplée, sur la même île que la colonie française ne fut pas sans importance dans le déclenchement de la révolution. Deux fois plus étendue que la Saint-Domingue française, la colonie espagnole servit de refuge aux esclaves en rébellion. Ne pouvant étendre son pouvoir sur toute l’île, la colonie française fut incapable de juguler le mouvement. Cette situation pesa fortement sur les autorités locales, pendant la courte période d’un siècle entre la constitution de la colonie et le début de la guerre civile.

Vaudou et rébellion

La littérature concernant la Révolution Haïtienne est tellement abondante qu’il n’est pas nécessaire ici de revenir sur la situation économique, sociale et politique de la colonie en 1791, au moment du déclenchement des troubles. Mais nous devons plutôt revenir en arrière et mentionner les événements de 1757-58, concernant un esclave du nom de Macandal. On le considère souvent comme le signe annonciateur de la Révolution, bien que les événements en question se produisirent près d’un demi-siècle avant. L’histoire de Macandal nous importe ici à cause du rôle qu’y joua, semble-t-il, le Vaudou.
L’histoire personnelle de François Macandal confine à la légende. On pense qu’il était d’origine Guinéenne – certains affirment qu’il était musulman. On prétend qu’il fut pris à l’âge de douze ans par les marchands d’esclaves, et qu’en débarquant à Saint Domingue, il fut vendu à un planteur du Nord, Lenormand de Mézy. Des années plus tard, Macandal s’échappa et prit la tête d’une bande de Marrons. Il était, dit-on, éloquent, très intelligent et débrouillard. On ajoute qu’il avait beaucoup de disciples et qu’il était expert dans la fabrication des poisons. On l’accusa d’avoir organisé un grand complot pour empoisonner les planteurs blancs de Saint-Domingue et libérer la colonie du joug de l’esclavage. Il semble qu’il y ait eu effectivement beaucoup de victimes d’empoisonnement à cette époque, autant dans les rangs des esclaves que dans ceux des maîtres. Certains historiens interprètent cette vague d’empoisonnement comme le fait de Macandal et de ses complices. François Macandal fut, dit-on, capturé en 1758 et brûlé en public sur un bûcher.

L’importance du Vaudou dans cette affaire est suggérée par les écrits d’un fonctionnaire de l’époque, le lieutenant-juge de la ville de Port-de-Paix : « La colonie pullule d’esclaves, des soi-disant devins et sorciers, qui empoisonnent et qui, depuis longtemps, ont conçu le plan d’éliminer insensiblement tous les blancs… Ces Noirs font partie d’une secte ou pratiquent une nouvelle sorte de religion fondée par deux chefs, des vieux noirs qui, pendant des années furent des fugitifs et dont les noms sont Macandal et Tessereau : ces deux sectaires ont heureusement été arrêtés… mais malheureusement ils ont un nombre considérable de disciples ; il y en a actuellement plus de deux cents dans les prisons du Cap. Nous en avons à peu près une douzaine dans celle de Port-de-Paix depuis que des instructions ont été envoyées il y a une quinzaine de jours, et vingt-deux autres ont été dénoncés ; et j’ai des raisons de croire que ceux qui restent encore à découvrir dans les différents quartiers de ce département sont en nombre égal à ceux du Cap. »

Milscent, en 1791, évoque la conspiration de Macandal mais n’y voit aucun signe d’une révolution en gestation. Il est cependant certain qu’au milieu du XVIIIe siècle, la colonie fut secouée par de graves troubles. Le taux de mortalité parmi les esclaves était horriblement élevé ; ceux-ci se révoltaient contre leurs conditions de vie. Des actes violents de résistance, aussi bien du fait des esclaves que des bandes de marrons, devinrent de plus en plus courants, et ce, malgré la terreur organisée par les planteurs et les représentants de l’ordre.
Mais à Saint-Domingue, bien sûr, le problème n’est pas qu’une question d’esclaves. La puissance considérable des affranchis de couleur menaçait fortement les blancs, particulièrement les plus pauvres, qui ne possédaient pas de terres. De nombreuses lois furent promulguées pour limiter le pouvoir de ces affranchis de couleur, et c’est dans ce contexte de lutte politique que se développa la résistance des esclaves. En ces temps de crise, le Vaudou put en effet jouer un rôle politique chez les esclaves.

La Révolution française bouleversa l’équilibre des forces à Saint-Domingue. Une fois la machine de l’Histoire emballée en France, la vie à Saint-Domingue en fut inévitablement affectée. La célèbre « cérémonie au Bois Caïman » d’août 1791 dans ce contexte prit une singulière résonance, comme le rôle qu’y joua un esclave du nom de Boukman Dutty.

La légende, bien sûr, s’est emparée des événements de Bois Caïman. Il s’agit apparemment d’une cérémonie religieuse doublée d’un événement politique ; certains des chefs de la révolte, qui s’étaient rassemblés auparavant près de la plantation de Lenormand de Mézy pour fixer la date de leur action au 22 août auraient participé à cette cérémonie. Boukman présidait l’assemblée dans le rôle d’oungan (prêtre), avec une prêtresse née en Afrique. Un cochon fut sacrifié, on prêta serment d’allégeance tandis que Boukman et la prêtresse firent un discours pour exhorter les participant à se battre courageusement contre l’oppresseur. Quelques jours plus tard, la révolution haïtienne était en marche.

Louverture Poisson, Cérémonie du Bois Caïman,
Huile sur toile, 1969, 91,5 x 122 cm, coll. Georges Nader père, Haïti.

Cette description, même succincte, de la cérémonie du Bois Caïman pose de nombreuses difficultés historiques. Malgré des récits longs et détaillés fournis par Fick (en 1990) et Deren (en 1953), par exemple, il n’existe absolument aucun document historique fiable pour relater l’histoire. Le plus important selon nous est de reconnaître que le rôle du Vaudou dans la Révolution, et dans la vie haïtienne en général, a depuis le départ été brouillé par des considérations non-religieuses et idéologiques de toutes sortes. Disons que le Vaudou fut un facteur important dans l’émergence de la lutte des esclaves contre leur condition comme il le fut dans celle du peuple haïtien contre les colonisateurs français. En nous gardant de faire d’une croyance religieuse le seul ferment de la rébellion : il y avait aussi beaucoup d’individus et de groupes pour lesquels le Vaudou n’était pas important. Certains même le rejetaient ouvertement, qui n’en jouèrent pas moins un rôle dans la révolution et l’émergence de la République qui s’ensuivit.

Après 1804, une nation de paysans

De la fin de la Révolution haïtienne jusqu’à la signature du Concordat en 1860, le clergé catholique d’Haïti représenta une force mineure dans les institutions du pays et resta pratiquement inactif. Au cours de ces soixante années, les relations émotionnelles et idéologiques entre le catholicisme et le Vaudou évoluèrent radicalement. C’est durant cette période que la religion Vaudou se stabilisa. L’immigration forcée en provenance d’Afrique, avait pris fin. La situation économique des populations commençait à s’améliorer, lentement au début, puis de plus en plus rapidement à partir du milieu du XIXe siècle.
La déclaration d’indépendance de 1804 fut suivie d’un début de redistribution des terres par l’État, en particulier sous le Président Boyer, entre 1827 et 1843. Des centaines de plantations de canne à sucre et de café furent occupées par la population haïtienne. On peut dire que de 1825 jusqu’au milieu du siècle, la seconde République de l’Hémisphère Ouest, après les Etats-Unis, devint une nation de paysans. La plus grande partie des terres de Haïti fut subdivisée en exploitations relativement modestes qui devinrent la propriété de familles individuelles. Ces familles cultivaient la terre pour subvenir à leurs besoins alimentaires, mais vendaient une partie de leur production pour s’acheter le nécessaire qu’elles ne pouvaient pas produire elles-mêmes . Ces cultivateurs modestes travaillaient leurs terres en familles, échangeaient leur service entre voisins. Les moyens techniques dont ils disposaient pour l’agriculture étaient extrêmement limités ; même l’usage de la charrue était rare.

Pour s’acheter des tissus ou des vêtements, la plupart de leurs outils, des objets métalliques, de l’énergie autre que le bois, de la porcelaine, des médicaments et nombre d’autres choses, les paysans devaient produire des biens exportables tels que le café, le vétiver, la corne, le cire d’abeille. Le mode de vie paysan prit une forme type : celle du chef de famille âgé et de sa femme, entouré de plusieurs fils adultes avec leurs femmes et leurs enfants et parfois d’un ou deux membres de la famille, âgés, pauvres, occupant une parcelle de terre unique. L’organisation de l’habitat dans l’enceinte de la ferme était patriarcale, l’héritage était réparti de façon égale entre les descendants. En vertu du Code Napoléon, les terres familiales étaient la plupart du temps divisées à la mort du patriarche. Avec le temps, la taille moyenne des exploitations diminua rapidement , alors que la population continuait de croître. Une parcelle de terre, réservé au culte et aux cérémonie, jouxtait la maison du patriarche. Ce domaine ancestral (lakou) servait aussi de cimetière pour les descendant de la lignée mâle. Les Loa Vaudou, invoqués lors des cérémonies était des divinités familiales, confinées aux terres de la famille et jouant un rôle actif dans la vie du groupe. Ainsi, la terre, la descendance et la culture étaient intrinsèquement liés par les croyances, la disposition rituelle des lieux et la pratique des rites.

À partir des années 1830, ce type d’organisation sociale(idéalisée) se trouva de plus en plus menacé par la base économique déclinante de la vie rurale. À l’époque où des spécialistes comme Herskovits (1937), Bastien (1951) et Métraux (1959) effectuaient leurs recherches, ce modèle social ne pouvait plus être considérée comme caractéristique. Nous pensons en conséquence, que dans l’histoire du Vaudou, cette période fut l’apogée d’un système de croyance ancestrale ancrée dans la famille, lié à la terre. Par cet intermédiaire et celui des Loa, il était aussi relié aussi au passé. Cet enracinement du Vaudou, authentique dans les années 1850 et toujours visible en 1900, allait plus tard se transformer considérablement. À la fin du XIXe siècle – malgré une répartition des terres plus libérale que dans d’autres pays des Amériques – l’économie paysanne battait déjà de l’aile. Mais le pire était encore à venir.

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    Marine posant devant son "tableau de chasse" en Haïti, 1915
    Bettman Archives

1915-1934 : L’occupation américaine

L’occupation de Haïti en 1915 par les Marines américains mit fin brusquement à un long siècle d’évolution tranquille de l’histoire haïtienne. Elle affecta directement les élites haïtiennes, y compris leur appréciation d’eux-mêmes, de leur pays et de leur peuple. Cette occupation militaire affecta aussi directement le mode de vie de la plupart des paysans, leur organisation économique et sociale, leur sens des lieux et de la mobilité. Elle eut un effet non moindre sur les relations entre élite et paysans. L’arrivée des Marines américains affecta aussi, indirectement mais profondément, le Vaudou.
Ce que les élites haïtiennes appelèrent « Le Choc » - l’occupation par les Etats-Unis – fut avant tout la destruction irréversible d’un monde tel qu’il avait été organisé en 1804. L’intelligentsia haïtienne (de même d’ailleurs que toute la population) croyait que la victoire révolutionnaire symbolisait en quelque sorte la libération de la race noire. Pourtant, malgré les déclarations des intellectuels haïtiens sur l’égalité, l’élite consacrait plus d’énergie à se comparer aux élites européennes qu’à concrétiser une égalité entre les diverses couches de la population de l’île. Les Haïtiens privilégiés avaient toujours considéré que les critères sociaux qui les différenciaient des masses paysannes étaient plus importantes que les liens qui les unissaient en tant que nation. L’occupation américaine força la classe privilégiée à remettre en question ses propres certitudes.

Frantz Augustin, U.S. Marine Invasions, 1914 et 1994
Huile sur toile, 1995, 76,2 x101, 6cm, Fowler Museum

Une grande partie des classes aisées et moyennes urbaines blâma le gouffre culturel qui séparait les Haïtiens. Ce clivage était, pour cette classe sociale, responsable des échecs du pays. Elle proposa alors de tenir mieux compte des pratiques et des croyances paysannes. Le « mouvement indigèniste » qui débuta après 1915 n’était pas simplement une réaction à la réalité des blancs qui détenaient le pouvoir sur le sol haïtien : la réévaluation culturelle qu’il prônait reflétait les changements du paysage urbain de Haïti, notamment la montée d’une petite classe moyenne noire . Le Vaudou en bénéficia, notamment avec la naissance d’une première génération d’ethnologues haïtiens. La religion des couches populaires, devenue un objet d’étude pour de nombreux haïtiens et quelques étrangers, n’était plus tabou.

Les réactions officielles au Vaudou, jusque là, avaient oscillé entre l’indifférence et la persécution. Le changement d’attitude était donc considérable. Mais il y eut aussi des retours de bâton, avec parfois des campagnes de terreur orchestrées par le pouvoir d’Etat contre les serviteurs des divinités. Une réaction particulièrement brutale eut lieu notamment après le départ des troupes américaines, sous le prétexte des exactions commises pendant la présence des Marines.

Si l’occupation américaine n’ébranla pas sérieusement les conditions de vie matérielles des élites urbaines, elle perturba profondément la vie des campagnes. Les petits propriétaires, en particulier, furent souvent expropriés, contraints à un exil forcé vers la République Dominicaine et Cuba, où ils devinrent ouvriers agricoles sur des plantations de sucres appartenant à des compagnies américaines. Pendant l’occupation, la pire des formes d’oppression avait été la corvée, orchestrée par les Marines, qui contraignit des milliers de paysans, attachés ensemble par des cordes, à effectuer un travail « volontaire » sur les routes. On peut comprendre dès lors, que des paysans allèrent grossir les rangs des guérilleros qui se battaient contre les Marines sous la conduite de Charlemagne Péralte, un propriétaire terrien, ancien officier de l’armée haïtienne. Les troupes de Péralte comptèrent jusqu’à plus de 15 000 paysans. Elles furent écrasées par la nouvelle armée haïtienne formée par les Marines, causant près de 2 000 victimes.

Les campagnes antisupersticieuses

Le Vatican et le clergé catholique présent dans l’île, composé essentiellement de prêtres français, alimenta les préjugés et le racisme intrinsèque des Etats-Unis. L’évêque de Cap Haïtien se plaignit au Sénateur Medill McCormick que l’influence du Vaudou sur les masses haïtiennes avait augmentée depuis les débuts de l’occupation. Il ajouta que les houngans constituaient « l’âme de l’insurrection » contre les Marines . Une fois les troupes d’occupations parties, l’Eglise catholique de Haïti prolongea la répression en lançant contre le Vaudou deux campagnes nationales. En septembre 1935, sous la pression de l’Église, le gouvernement haïtien promulgua un décret condamnant « les croyances superstitieuses » et interdisant les pratiques associées. Seuls quelques urbains protestèrent . L’Église catholique et le gouvernement renouvelèrent leurs attaques en 1941-42. Ces deux campagnes d’intolérance eurent des conséquences dramatiques à Haïti. Les paysans furent forcés de renoncer (rejete) leur croyances en public et de détruire les objets sacrés ainsi que les animaux réservés au culte. Des dizaines de milliers d’objets rituels disparurent ainsi, causant des pertes irréparables à la culture du pays.
Le mouvement social et idéologique du nationalisme culturel, concrétisé par le « mouvement indigéniste » et le réveil des classes moyennes noires, était trop puissant pour disparaître, malgré la brutalité de cette réaction. En 1946, l’armée déposa Élie Lescot (1940-1946), le président mulâtre qui avait ordonné la seconde campagne « contre la superstition. » Avec le régime de Dumarsais Estimé (1946-1950), l’État haïtien devint le promoteur d’une certaine « authenticité » culturelle et raciale. Des versions édulcorées du Vaudou – spectacles, arts, musique, et chants inspirés du contexte religieux et social dont le Vaudou était le noyau – furent mises en scène pour les classes urbaines locales et les sympathisants étrangers en mal d’exotisme. Le Vaudou se transforma en folklore ; et le folklore, comme chacun sait, est un excellent fond de commerce…

Guerre culturelle en Haïti

L’arrivée au pouvoir de François Duvalier changea la perception du Vaudou, aussi bien dans l’île qu’à l’étranger. Duvalier était un ethnologue amateur et, depuis au moins la fin des années 20, un partisan avoué du nationalisme culturel. Longtemps avant de diriger le pays, il avait à maintes reprises fait l’éloge du Vaudou comme authentique religion du peuple, ciment nécessaire de l’identité raciale des Haïtiens. Plus important encore, comme de nombreux politiciens haïtiens, il passait pour être un initié qui pouvait « servir des deux mains » .

Comme de nombreux chefs d’État haïtiens avant lui, François Duvalier laissait volontairement courir ces rumeurs. Mais dans ce domaine comme dans d’autres, il avait les défauts traditionnels des politiciens haïtiens. Comme Duvalier manipulait le Vaudou en le faisant passer pour sorcellerie, de nombreuses personnes, dans son pays comme à l’étranger, percevaient son gouvernement comme promoteur de la religion Vaudou. C’était en fait tout le contraire. Aucun acte officiel du gouvernement de François Duvalier n’a jamais démontré la moindre propension à soutenir la religion des classes populaires haïtiennes. Le régime Duvalier, tout en faisant passer le Vaudou pour de la sorcellerie, essayait en fait de consolider les liens entre l’Église Catholique et l’État haïtien. C’est ainsi que Duvalier favorisa financièrement l’ordre des Jésuites, et offrit même les frais de déménagement aux Jésuites en provenance du Canada, d’où venaient la plupart de ceux qui s’installaient à Haïti . En 1964, la nouvelle constitution haïtienne, qui permettait à Duvalier de rester président à vie, renouvela les anciennes traditions du XIXe siècle, qui faisaient du catholicisme la religion d’État. Duvalier étendit sa bienveillance particulière aux prêtres catholiques d’origine haïtienne. Il en appointa deux à son cabinet, une première dans l’histoire du pays.

Ces ouvertures de Duvalier échouèrent parce que l’Église Catholique ne les comprit pas. Le peu de contacts qu’elle entretenait avec les Haïtiens étaient avec bourgeoisie haïtienne, en majorité catholique, horrifiée par la rhétorique d’authenticité culturelle et raciale affichée par le pouvoir. C’est pourquoi l’appareil de l’Église soutint contre Duvalier le candidat mulâtre Louis Déjoie. Aussi, lorsque le régime se fit plus autoritaire, à la fin des années 50 et au début des années 60, Duvalier mit fin à la puissance politique de la hiérarchie catholique. L’archevêque français de Port-au-Prince et quelques autres prêtres, dont le directeur de l’école Saint-Martial furent expulsés en 1960, et quatre ans plus tard, de fut le tour e l’évêque de Gonaïves et des Jésuites.
Au cours des années 60, Duvalier concrétisa ce qu’il décrivit comme l’œuvre la plus importante de son régime : le Protocole de 1966 avec Rome et la nationalisation du clergé Catholique de Haïti. Et c’est ainsi que Duvalier supervisa en 1966 la consécration de cinq nouveaux évêques. Les officiants de la cérémonie comprenaient un ancien évêque de Cap-Haïtien qui avait toujours dénoncé le Vaudou et participé aux campagnes contre la superstition…
Pro-Vaudou ou pro-Catholique ? Régime totalitaire, le Duvaliérisme a toujours tenté de briser les systèmes hiérarchiques avant de les reconstituer sous sa direction : armée, institutions de la société civile, écoles, universités, église Catholique. Mais il ne put jamais soumettre la hiérarchie Vaudou, tout simplement parce qu’elle n’existait pas— même s’il intégra de nombreux houngans dans ses réseaux.

Il est donc malheureux, mais pourtant hautement symbolique de la guerre culturelle au sein de la société haïtienne, que la chute de la dictature Duvalier provoqua la dernière et la pire des répressions sur les prêtres Vaudou dans les campagnes. Parce que certain houngans étaient membres de la police secrète du régime ou de la milice civile, ( comme il y eut des marchands, des avocats, des juges, des médecins, des militaires, des hauts dignitaires des Églises chrétiennes) de nombreux Chrétiens se servirent des rumeurs de sorcellerie parmi les officiels du régime déchu pour se venger des prêtres Vaudou. La chute du régime Duvalier fut suivie par ce que les Haïtiens appellent dechoukaj,( arrachage de souches). Des foules parcoururent le pays pour s’attaquer à ceux qui avaient ouvertement soutenu le régime. La station de radio protestante, Radio Lumière, profita du climat de violence qui régnait pour appeler au « déracinage » de tous les houngans, dénoncés comme les piliers de la dictature. Dans les campagnes, les missionnaires chrétiens, Catholiques comme Protestants, étrangers comme Haïtiens, restèrent passifs devant les massacres, et parfois même les encouragèrent. Joan Dayan rapporte que « les Temples furent profanés, les prêtres tués, achevés à la hache ou obligés à boire de l’essence avant d’être brûlés . » Des intellectuels haïtiens, avec une minorité de prêtres catholiques et quelques prêtres Vaudou lancèrent une campagne national pour arrêter ces exactions. On estime à environ 400 le nombre de houngansqui furent ainsi assassinés entre 1986 et 1987 .

La répression modifia la position du Vaudou dans la société haïtienne de façon irréversible. D’abord, quelques prêtres Catholiques influents dénoncèrent ouvertement la violence contre les houngans et le dénigrement du Vaudou en tant que sorcellerie. Ensuite, quelques Vaudouistes de Port-au-Prince – appartenant souvent à des familles respectées de la classe moyenne – revendiquèrent publiquement leur appartenance à cette religion. Plus important, ces prêtres Vaudou des villes se joignirent à des houngans d’autres grandes villes du pays et des plus importants centres Vaudou des campagnes pour fonder la première organisation nationale de défense du Vaudou, ZANTRAY. L’acronyme signifie Zenfan Tradisyon Ayisien (Enfants de la Tradition Haïtienne). Mais le mot créole zantray, entrailles, veut aussi dire « cœur » (au sens figuré). La première reconnaissance officielle du Vaudou fut confirmée en 1987 par le vote populaire de la nouvelle constitution. En 1991, le père Jean-Bernard Aristide, un prêtre catholique et le premier président issu d’élections libres, accueillit publiquement des prêtres Vaudou dans le Palais National, où il participa à des cérémonies œcuméniques pour célébrer son accession au pouvoir.

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    Marine posant devant son "tableau de chasse" en Haïti, 1915
    Bettman Archives

Et demain ?

L’histoire du Vaudou haïtien est en fait le reflet de la destinée du peuple haïtien. Si le Vaudou fut une source d’inspiration et de foi pour les esclaves installés à Haïti, il n’intéressa guère Dessalines, Louverture ou Christophe. Pétion et Boyer ne s’en inspirèrent pas plus ; leurs successeurs se donnèrent du mal pour faire du Catholicisme la religion d’état. Mais, au cours de la période 1803-1860, alors que le catholicisme languissait et que l’État tentait d’accroître son emprise, le peuple de Haïti accéda à la terre, se constitua en familles et développa une religion à l’échelle du pays, sans pour autant disposer d’une structure officielle. Lorsque le Catholicisme fut de retour officiellement, le Vaudou s’était établi officieusement comme la religion du peuple.

À partir du milieu du XIXe siècle, cependant, le Vaudou a entamé une profonde transformation — au risque de devenir un capital pour l’avenir touristique de Haïti, plus qu’une réponse encore à la demande des paysans et des plus démunis, de trouver un sens à la vie.


Ce texte est issu de : Vaudou Sous la direction de Michel Le Bris, Editions Hoebeke, 2003 (216 pages, 300 illustrations quadri)