En silence

Roxane VARENGUE, en 1ère au lycée Marie Curie, Sceaux (92), classée 3ème de l’académie de Versailles

En silence

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »

Pas de réponse. La jeune fille était plongée dans la contemplation du ciel, et il était impossible de déterminer si c’était son regard vert et pénétrant qui brillait de mille feux, ou s’il s’agissait juste de la myriade d’étoiles qu’elle regardait qui s’y reflétait. Victor voulu répéter sa question, mais la mystérieuse fille aux yeux si verts, si grands, si beaux, lui posa doucement le doigt sur la bouche avant même qu’il ait eu le temps de l’ouvrir. Elle replongea son regard vers le ciel. Elle ne le regardait pas simplement. Elle l’admirait. En silence. C’est alors que, au beau milieu d’une froide nuit d’hiver, adossé à une cheminée aux côtés d’une parfaite inconnue, vent dans les cheveux et yeux au ciel, Victor prit pleinement conscience de la signification de la phrase « Le silence est d’or ».

Écouter le silence. Voilà une chose que la grande majorité ne prend plus le temps de faire. Et pourtant le calme est si reposant, si beau... Le silence est sacré. Il aurait voulu qu’elle ne le brise pas, qu’elle ne mette pas fin à l’enchantement, que ça dure un peu plus, un instant d’éternité. Oui, il aurait voulu qu’elle se taise. Mais...
« Aliénor. Je m’appelle Aliénor » dit-elle, interrompant sa contemplation muette.
Aliénor. Elle s’appelait Aliénor. Il retourna le prénom plusieurs fois dans sa tête, dans tous les sens, en savourant la sonorité presque magique. Aliénor. C’était si beau qu’il en avait le souffle coupé. Et elle, elle était belle. Belle comme la nuit.
Elle attendait, en regardant le ciel. Quoi, on ne savait pas bien. Mais elle attendait.
« Moi, c’est Victor. Je suis… »
« Je sais. »
Il en resta muet de stupéfaction. Elle reprit :
« Tu t’appelles Victor, tu es chasseur de rêves. Et pour répondre à la question que tu t’obstines à ne pas me poser : je le sais, parce que je te regarde. D’habitude, je regarde les rêves qui s’envolent. Mais depuis peu, je te regarde, toi, qui les voles. »

Il ne comprenait pas son air de reproche, ses sourcils froncés, les larmes qui venaient peu à peu embuer ses yeux, les sanglots qui apparaissaient dans sa voix. Il était interloqué, étonné, désorienté. Ne sachant que dire, il balbutia un début de phrase. Des mots qui s’emmêlaient, se bousculaient. Des mots maladroits. Qui cherchaient du renfort, pour être présentables, et n’y arrivaient pas. Aliénor laissa passer un long silence, avant de dire :
« Sais-tu pourquoi on rêve ? »
Victor avait perdu l’usage de la parole, mais de toute façon, elle ne lui laissa pas l’occasion de répondre.
« On rêve pour échapper à la réalité. Pour visiter des lieux oubliés, des contrées égarées. Pour avoir le pouvoir de terminer les histoires par des fins dignes de contes de fées. Pour chevaucher nos envies les plus folles. Pour donner vie à nos illusions. Pour avoir le droit, rien que pour une fois, d’être celui qu’on ne sera jamais. On rêve pour se venger de tout ce que la vie ne nous permet pas. Et c’est beau, Victor. C’est beau. »

Pourquoi lui disait-elle tout cela ? Il l’ignorait. Tout comme il ignorait pourquoi la culpabilité s’emparait tout doucement de lui. C’était peut-être à cause de son habitude de toujours croire que tout était sa faute, même quand il ne comprenait pas de quelle faute il était question exactement. Toujours était-il qu’il se taisait, et qu’Aliénor poursuivait. Alors, il l’écoutait. En silence.
« Maintenant, il est grand temps que quelqu’un t’explique ce que deviennent les rêves. Ils s’envolent loin, très loin, et rejoignent une étoile qu’ils font briller plus fort, toujours plus fort. Mais quand on empêche un rêve de continuer à vivre après le réveil, quand on l’empêche de virevolter librement dans les airs, quand on l’empêche de rejoindre son étoile, il meurt. En silence. Sans que personne ne s’en rende compte, ou ne s’en préoccupe. Il meurt, et une étoile s’éteint. Est-ce que c’est ça que tu veux, Victor ? Emprisonner la lumière des étoiles dans les mailles de ton filet, dérober les rêves en les laissant mourir ? »
« Je… Non, bien sûr que non. Je ne savais pas, je… »
Il n’en revenait pas. Monsieur Paul l’avait recueilli, il l’avait nourrit, il lui avait mentit. En disant que les rêves finissaient par disparaître, et qu’il désirait simplement les étudier, il avait lâchement profité de sa naïveté. Et Victor s’était fait avoir. Que faisait réellement Monsieur Paul de ces rêves volés ? Personne ne le saura jamais. Peut-être les collectionnait-il, tout comme certains collectionnent les papillons, perçant de leurs épingles la beauté du monde. Victor désirait que tout ceci soit un mauvais rêve, rien qu’un mauvais rêve. Il n’arrivait pas à croire, non, il ne pouvait décidément pas accepter, que les intentions de Monsieur Paul fussent si mauvaises, alors qu’il lui faisait aveuglément confiance. Et pourtant…

Des larmes roulèrent sur ses joues, tout son être dégageait cette profonde tristesse contre laquelle on ne peut rien. Entre deux sanglots, il parvint à articuler à l’intention d’Aliénor :
« Il faut que tu m’aides. »
« A quoi ? »
« A fuir. »
« Tu rêves ! »
« Tu crois ? »
Aliénor sourit. Et ce sourire disait tout ce qu’elle avait omis de préciser dans son sermon des minutes précédentes. Elle prit la main de Victor, et ils marchèrent longtemps, sans un bruit, sans un mot.
« Où tu m’emmènes ? »
« Dans mes rêves. »
« On y vivra ? »
« Pourquoi pas. »
Aussi exténués l’un que l’autre, ils s’endormirent dans une forêt, loin de tout. Et leurs rêves, en s’envolant, se mêlèrent et allèrent rejoindre la même étoile.
En se réveillant, ils furent aussi stupéfaits l’un que l’autre de constater que le rêve n’avait pas cessé. Ils n’avaient pas les mots qu’il fallait pour se l’expliquer, mais après tout… Quelle importance ? Ils rêvaient. En silence.