Chasseur chassé

Romain LAUGIER, en 2nde au lycée Cézanne, Aix-en-Provence (13), classé 3ème de l’académie d’Aix-Marseille

Chasseur chassé

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
« Eejil » répondit-elle, d’une voix claire comme l’eau.

Victor trouvait étrange qu’une fille en chemise de nuit soit assise sur le toit de la maison de M. Paul, une fille à la chevelure blonde, aux bras nus, et à la beauté époustouflante. Cependant, Victor ne fit pas de commentaires, et ce ne fut qu’après plusieurs minutes de silence qu’il osa poser une seconde question.
 _ « J’ai treize ans, et toi ?
 »
« Je n’ai pas plus que le temps d’une rêverie » répondit la jeune fille, qui contemplait toujours la lune.

« Comment cela ? Tu as treize ans aussi ? » s’enquit Victor, qui ne comprenait pas vraiment les dires de cette étrange fille, sur une question aussi évidente.
 _ Victor posa sa besace et son filet, et s’autorisa à s’approcher un peu de cette fille. Ce ne fut que lorsqu’il fut si près d’elle qu’il aurait pu la toucher qu’il constata un fait inhabituel. Inhabituel et impossible.

Eejil n’avait pas de corps !
 
Elle paraissait normale au premier abord, mais à ceci près, et cela se voyait peu pendant la nuit, qu’elle était transparente !

Se retenant de reculer, Victor réfléchissait. Eejil était-elle un rêve... Consistant ? A moins que ce soit Victor qui était en train de rêver...

La fillette, elle, continuait à regarder la lune, les yeux grands ouverts.

« Es-tu...Un rêve ? »

« Je ne sais pas vraiment ce que je suis. Et toi ? » demanda-t-elle, tournant enfin les yeux vers Victor.

« Euh, eh bien, je...suis un garçon... Depuis treize ans.
 »
« Tu te souviens de tous ce temps !?
 »
« Euh oui, enfin... Presque... » bafouilla-il, gêné et décontenancé. « Mais dis-moi, d’où viens-tu ? Les rêves ne parlent pas !
 »
« Les rêves parlent à ceux qui savent écouter, mais il est vrai que quelque chose a légèrement changé... »

Victor fronça les sourcils. Depuis tous ce temps qu’il chassait les rêves, jamais il n’en avait vu de consistants, et encore moins qui avaient l’apparence d’une jeune fille qui pouvait voir, entendre et parler comme n’importe qui !
Sauf qu’elle n’avait pas de corps.
Victor la questionna longtemps, et toujours Eejil lui répondait de cette même façon détachée, bien que très poétique. Elle savait bien manier les mots ! Finalement, Victor ne sut d’elle que son nom, son état de rêve, et l’endroit d’où elle était apparue.
La maison de M. Paul.
A ce que la petite fille lui en avait racontée, M. Paul avait installé plusieurs cobayes dans des lits, des électrodes sur le cœur, et les faisaient rêver, ou cauchemarder. Elle avait également vue des rêves prisonniers, et Victor s’était bien gardé de lui répondre que c’était surement lui qui les avaient capturés, moyennant finances.
« Ça alors » dit enfin Victor. « Si j’avais su que les rêves pensaient comme toi et moi... jamais je... C’est incroyable ! » répondit-il finalement, se reprenant.
Eejil, toujours assise, ne cessait de contempler les étoiles, sachant que lorsque l’on cesserait de rêver d’elle, au lieu de filer les rejoindre pour se mêler à ces incroyables points lumineux alimentés par les rêves, elle irait dans cet infâme prison à songes, de toute évidence construite par M. Paul. Et puis on savait désormais de source sûre que les rêves alimentaient la lumière des étoiles que l’on observait depuis le sol, si les rêves cessaient de monter, les étoiles s’éteindraient ! Pour certains, les rêves étaient même des présents destinés aux Dieux pour les remercier d’une quelconque action. La disparition des étoiles seraient catastrophiques...

Eejil se leva soudain, et fit mine d’attraper Victor – Bien que cela fût impossible –.
« Viens, on va délivrer les rêves et punir les méchants ! » s’exclama-t-elle d’une voix devenue pétillante. Victor ne savait pas très bien comment réagir, mais le clin d’œil de la petite fille lui donna des ailes, et ils s’envola presque avec elle à travers les toits de la ville.
Ce ne fut pas long, et ils arrivèrent enfin devant la fenêtre de M. Paul, l’un essoufflé, l’autre d’un calme toujours aussi parfait.
« Ce ne sera pas facile tu sais, j’ai toujours pensé que M. Paul était méchant, et les méchants sont toujours maléfiques avec les enfants... »
« Tu n’es pas censé être le courageux guerrier et moi la petite fille réticente que tu entraîne dans de folles aventures ? »
« Je le suis mais... »
Le sourire et le regard d’Eejil le dissuadèrent de continuer. Les deux plus beaux qu’un coucher de soleil ou qu’une rosée matinale révélant une plaine fleurie et habitée. Sans dire mot, les deux enfants tentèrent d’ouvrir une fenêtre, avant de se résigner à passer par la cheminée.
L’inconsistante petite fille à la chevelure blonde, encourageait vivement Victor dans sa descente, et celui-ci ainsi galvanisé n’eut aucun mal à descendre cette cheminée antique qui s’ouvrait sur un large salon, vide.
« Tu as été formidable ! C’est par là ! Vite, j’entends les appels de mes amis ! »
Dans un silence impénétrable, Victor se glissa à la suite d’Eejil dans un long couloir, franchit une porte, jusqu’à une trappe au milieu de la pièce, d’où ne perçait qu’un noir écrasant. Sur un énième sourire encourageant d’Eejil, Victor sauta dans la cave.
L’intérieur était vaste et vide de tout meubles. Non, pas vide. Des lits. Des rangées de lits, tous occupés par de sombres silhouettes enfouies dans des draps colorés. Aussi colorés que les vapeurs multicolores qui sortaient plus ou moins rapidement de leur corps pour suivre le vaste chemin des électrodes posés sur leur poitrine.
Chemin conduisant en un immense globe transparent au milieu de la pièce. Des feux follets de couleurs bondissaient dans cette boîte de verre, cognant les murs et repartant tout aussi rapidement. C’était un spectacle magique. Onirique. Victor en resta bouche bée une petite minute, tandis que Eejil, immobile, les yeux vitreux, semblait parler en esprit aux éléments colorés.
« Vite, supplia-t-elle, ils ont tellement hâte de se mêler aux étoiles, ils en souffrent ! »
Sortant de sa torpeur, Victor se contraignit à regarder autour de lui. Une porte, d’apparence fermée, dont le garçon se désintéressa rapidement. Des instruments, une table, et un immense bouton rouge trônant en dessous du globe de verre.
Soudain incapable de parler, Eejil opina en lui montrant le bouton d’un petit doigt de fée. Victor s’approcha et contempla une dernière fois cet étrange rêve qui avait pris vie. Il savait qu’il ne la reverrait surement plus jamais, et que M. Paul allait se mettre dans une colère noire et sans doute ne plus acheter ses songes. Il avança cependant ses doigts, se prépara à presser de ses mains...
Claquement de porte.
Exclamation.
M. Paul était arrivé !
« Gamin, arrête ! Tu vas faire une énorme bêtise ! »
« Vite ! S’écria Eejil ! Ne le laisse pas te tromper ! »
« Tais-toi, fourbe ! Tu crois que je ne vois pas ton petit jeu ? Victor, ne te laisse pas manipu... »
Victor n’écoutait pas. Il regardait les deux lacs au fond des yeux d’Eejil. Les deux océans scintillants qui pleuraient. Dont l’eau s’échappait à gros bouillons. Ce n’étaient pas des yeux inconsistants, c’étaient des flèches de glaces fichées en plein cœur du chasseur de rêves. Victor pressa l’immense bouton, et obtenu l’effet escompté. La boîte de verre s’ouvrir vers le haut. Les filaments de couleurs se lièrent, grossirent, prirent des formes, s’envolèrent. Enfin libres.
Après une dernière caresse inconsistante, Eejil lui offrit un mot. Un seul.
« Merci. »
« Attends ! la voix de Victor se brisa. Reviendras-tu ? »
« Mais je serai toujours là avec toi Victor, grâce à toi... D’ailleurs, tu me verras plus souvent que tu ne le croies... »
Sur ces dernières parole énigmatiques, Eejil quitta le sol, rejoignant ses compagnons, dont la plupart s’égaillaient dans la pièce. M. Paul semblait brisé, il était tombé à genoux, les yeux pleins de larmes, hurlant que c’était de sa faute. Mais Victor ne l’entendait pas. La beauté de ce qu’il voyait produisait un vacarme autrement plus retentissant dans son esprit. Et puis soudain, Eejil cessa de monter. Elle se retourna...
Mais à la place de son visage, il n’y avait que du noir. Tous les filaments de rêves se rejoignirent soudain là où s’était tenu la jeune fille, et devinrent noir. Un noir glacé, opaque, un noir écrasant, qui déniait à toutes les autres couleurs le droit d’exister. Un noir glacial, glacé et glaçant.
Un noir de fin du monde.
Un noir qui monta, et disparut dans le toit. Et qui emporta le toit avec lui, le faisant disparaître de sa masse devenue déjà très volumineuse. Il ne restait rien de la sensation d’exhalation de Victor. Sinon le sentiment de s’être fait duper.
Berner.
Le noir ne rejoignait pas les étoiles, il les cachait.
Le noir fondit sur la ville pour s’en repaître.
Pour se repaître des lueurs d’espoirs et des rêves destinés aux Dieux.

Victor était chasseur de rêves.
Avait été.