Le devoir

Loni HAUVILLE, en 6ème au college Achille Mauzan, Gap (05), classé 5ème de l’académie d’Aix-Marseille

Le devoir

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsqu’elle entendît la porte s’ouvrir. Rapidement, elle saute dans son lit et tire sa couette au-dessus de sa tête. C’était plus fort qu’elle, même si elle savait que faire l’autruche, ça ne servait à rien. La lumière de sa chambre était allumée, le contenu de son cartable était éparpillé sur le plancher, et sa Nintendo DS était restée grande ouverte sur sa table de chevet…autant de preuves signifiant qu’elle avait passé des heures à ne pas dormir.
Sous sa couette, Louise entend quelqu’un se déplacer dans sa chambre. Mais pourquoi son père, car c’était sûrement son père, tapait-il sur le plancher avec…oui, avec quoi ? Ça faisait « boum, boum ». Discrètement, elle écarte un pan de sa couette pour épier son papa. Ce qu’elle voit cependant l’étonne fortement. Ce n’était pas son papa mais une vieille dame dodue et laide qui était en train de fouiller d’une main dans son placard. De l’autre main, elle tenait un gros bâton en bois. C’était avec lui qu’elle tapait. « Boum, boum ». Elle allait finir par réveiller son père pour de bon ! Indignée, Louise surgit de sous sa couette et s’exclame :
« Hé ! Mais qu’est-ce que vous faites-là ? »
La vieille se tourne et lui répond :
« Aha, c’est là que tu te cachais ? D’habitude, les gens sautent dans le placard à mon approche. »
En trois pas, elle rejoins le lit s’y laisse tomber, brandissant son bâton au-dessus de sa tête.
Louise recule, mais pas de beaucoup puisqu’elle est déjà au bout de son lit, et, ignorant le bâton, dit d’un air dégoûtée :
« Vous empestez le fromage pourri, Madame. »
La vielle dodue, laide et puante lâche son bâton qui tombe par terre, attrape Louise par le bout de son pyjama, la soulève comme une plume et l’assoit sur ses genoux qui sont tout ronds et pleins de graisse. Avant que Louise puisse pousser son cri, l’affreuse mémère souffle une poudre dorée par ses narines qui va directement dans la bouche grande ouverte de Louise. Avec horreur, la petite fille se rends compte que son cri est étouffée par la poudre, et qu’elle ne peut même plus chuchoter. Elle a très peur maintenant et se met à trembler comme une feuille. Elle pense que ce qui lui arrive n’est peut-être pas un rêve. Elle veut pleurer, mais même ça, elle ne le peut plus. Ni bouger non plus, à part trembler.
La vieille secoue la tête d’un air de reproche.
« Na, na, na, dit-elle. Arrête de vibrer comme ça, tu me donnes le tournis. Ecoute-moi bien plutôt, car je vais te dire une bonne chose. C’est moi, Baba Yaga et me voilà, puisque tu m’as appelée. Et voilà ce qui arrive aux petites filles négligentes. Que des choses pas belles. De la sueur, du stress et des palpitations. De la peur, de la panique et des remords. Alors comme ça je suis maudite ? Et toi, ma petite, tu es quoi ? »
De ses grands yeux jaunes sortent des éclairs jaunes. Elle ouvre sa bouche pour rire, et Louise voit qu’elle n’avait qu’une seule dent. Le rire est terrible, Louise est ballottée dans tout les sens et saute sur l’énorme ventre comme une balle rebondissante. Quand elle a fini de rire, Baba Yaga dit :
« Na, na, na. Je vais te rendre la parole, mais gare à toi, pas un bruit, compris ? »
Louise secoue la tête de haut en bas, pour dire qu’elle est d’accord, elle fera tout ce que ce monstre répugnant et infecte lui demande, pourvu qu’elle puisse à nouveau bouger !
Baba Yaga inspire alors la poudre paralysante par ses narines et lâche Louise qui se met à pleurer.
« Ça sent vraiment trop mauvais » dit-elle entre deux sanglots.
« Na, na, na, dit encore Baba Yaga, et elle souffle un nuage odorant sur Louise, qui l’enveloppe de la tête au pieds. Ça va aller pour cette fois. Tu as de la chance que j’ai passé une bonne journée aujourd’hui, alors puisque tu m’as appelé, je vais t’aider à faire ton devoir. Mais d’abord, répond à ma question : tu es quoi, toi ? »
Louise leve les yeux vers la vielle et murmure :
« Je suis une fille. Je m’appelle Louise et j’ai onze… »
« Ta, ta, ta, l’interromps Baba Yaga. Moi je suis maudite, et toi, tu es quoi ? »
Enfin Louise comprend ce que l’immonde veut entendre.
« Je suis une négligente » dit-elle.
« Et encore ? »
« Et une idiote, parce que je me mets dans des situations pas belles. »
« Alors qu’il aurait suffit de faire quoi pour éviter cette situation pas belle du tout et même très moche ? »
Louise réfléchit. Les réponses, parce qu’il y en a plusieurs, des réponses, lui viennent tout naturellement à l’esprit.
« J’aurais pu faire attention en classe, déjà, pour commencer. J’aurais pu aussi demander à Léa de m’aider, elle est forte en français. J’aurais pu au moins l’appeler juste après le dîner, alors qu’il n’était pas encore trop tard. Et quelle idiote je suis ! J’aurais pu bien sûr aller sur Internet pour me documenter avant de me coucher. Papa m’aurait sans doute aidé. »
Baba Yaga se met à fulminer. Des nuages noirs sortent de ses oreilles, et un mini-orage se déclenche au-dessus de la tête de Louise, qui est à nouveau très effrayée.
« Stupide petite patate, dit-elle. Tu avais toutes les réponses et tu n’as rien fait. Rien du tout ! Et la réponse la plus importante est que tu aurai dû faire tout ça en début de semaine, au lieu de n’y penser que dimanche dans la nuit et venir me déranger. La prochaine fois que tu ne sera pas prévoyante, je reviendrai pour t’enlever et t’élever à ma manière. Et crois-moi, ça ne sera pas drôle du tout ! »
A voir son visage rond et rouge de colère, Louise la croie sur parole.
« Et maintenant, andouille, écoute et ouvre grands tes oreilles. »
Baba Yaga raconte son histoire. Elle lui dit qu’elle viens de Russie, que baba veut dire « grand-mère » en russe, que tout les enfants russes la connaissent et que pour les uns, elle est une redoutable sorcière, et pour les autres juste une grand-mère un peu sévère mais juste. Elle lui dit aussi que son bâton est en fait le pilier du mortier dans lequel elle se déplace parfois, sauf quand elle le laisse au garage. Puis elle lui raconte l’histoire d’une petite fille russe qui s’était perdu dans la taïga, car c’est comme cela qu’on appelle la forêt en Russie.
« Et maintenant, au travail » dit Baba Yaga en s’installant sur le lit de Louise pour fumer sa pipe.
Louise travaille pendant une bonne demie heure. Pfff ! Trop fastoche, ce devoir.
Puis elle range ses affaires bien sagement et dit à la baba qu’elle a très, mais vraiment très très sommeil.
« Alors, au dodo, et oust ! Et que je n’ai plus jamais à revenir, compris, cornichon ? »
En grognant, elle borde Louise et lui souhaite une bonne nuit.
« Merci, Baba Yaga » dit Louise, qui maintenant ne la trouve plus affreuse du tout. Ses yeux se ferment déjà lorsqu’elle voit la grand-mère tourner son bâton au-dessus de sa tête et disparaître avec un claquement sec.
Le lendemain, Louise dû courir pour ne pas arriver en retard à l’école.
« Encore une chose pas belle à cause de ma négligence », pense-t-elle.
Lorsque quelques jours plus tard, madame Agay leur rendît les devoirs corrigés, Louise lu la remarque de sa prof, qui disait :
« Rédaction très convaincante, très vivante. Ta description de Baba Yaga est si bien écrite qu’on pourrait presque penser que tu l’as rencontré. Bravo ! »
Louise se dit que la venue de Baba Yaga lui servirait de leçon. Les miracles existaient peut-être parfois, mais certainement pas tout le temps. Et puis…avait-elle encore besoin de miracles, maintenant que le français était devenu sa matière préférée ?