Fausses légendes et gélatine

Garance SARLAT, en 2nde au lycée Montmajour, Arles (13), classée 1ère de l’académie d’Aix-Marseille

FAUSSES LÉGENDES ET GÉLATINE

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsqu’une voix sourde s’éleva dans le couloir, une voix si désagréable que la jeune fille mis ses mains sur ses oreilles… Quoi ? On annonçait une guerre ? Une voix pareille ne pouvait donner que de sinistres présages !
« Il y a quelqu’un dans ce fichu couloir pourri, par la couleur de mon dernier vrai repas, ou est-ce cette puanteur qui camoufle les odeurs humaines ? »
Louise regretta soudainement de ne pas avoir écouté madame Agay et c’était encore plus effrayant de penser à ça. Comment regretter les paroles d’une vieille chouette semblable ? Impossible ! Ou du moins, c’était ce qu’elle avait pensé tout d’abord.
« Je répète ! Y aurait-il un truc gélatineux à becqueter dans cet endroit suffoquant la crasse ? »
Alors en fait, oui, il y avait bien quelqu’un, mais ce n’était pas forcément un truc gélatineux selon la définition que Louise pouvait donner d’un chien, sauf si l’on comptait la graisse qu’il portait sous ses poils noirs et blancs. Et mis à part Pluton, il n’y avait personne hors des chambres.
Timidement, la jeune fille écarta sa couette et descendit du lit. Avec la digne prestance d’une princesse écrasée par son carrosse, elle avança courbée sur la pointe des pieds pour entrouvrir davantage la porte.
Dans le couloir, bien évidemment, c’était le noir complet. Il n’est pas la peine de préciser que Louise avait peur du noir, puisque tous les enfants ont peur du noir. Bien que, dans le cas précis, Louise ne soit plus tout à fait une enfant.
« Je… Maman ? C’est toi ? » osa-t-elle balbutier, ses dents s’entrechoquant comme des instruments de musique.
Le silence ne lui apporta pas vraiment la réponse voulue. Enfin, elle n’avait tout de même pas rêvé ce corps se traînant dans la maison, gras et gros de tout son long ? Etait-ce… Etait-ce Baba Yaga ? Avait-elle invoqué la sorcière mangeuse d’hommes en la maudissant ?
Bon sang non, c’était tout bonnement impossible, Baba Yaga était un personnage de légende ! Et puis, la maison était fermée à double tour, ce dont Louise était certaine pour la bonne raison qu’elle l’avait fait elle-même. Mais… Ces bruits, cette voix…
« Dans la chambre, là, il y a quelqu’un ? Je n’ai rien mangé depuis trois heures, c’est dire comme j’ai faim... Et puis les voyages, ça me fatigue, moi. »
Louise se colla contre la porte, trempée de sa propre sueur et toute tremblante. Mais que lui arrivait-elle donc, à elle, la grande Louise à qui rien ne faisait peur, pas même les remontrances de madame Agay ? Allait-elle se laisser terroriser par un bruissement dans le couloir ? Ah ça, non ! Il en était hors de question !
Frémissante de rage, Louise se redressa. On pensait la terrifier ? Et bien elle allait montrer de quel bois elle se chauffait, par la barbe de madame Agay ! Elle attrapa la poignée de la porte, la tira d’un coup sec vers elle et alluma la lumière aussi bruyamment que possible.
Mais dans le couloir, personne. Pas une mouche, pas une ombre, pas un bruit. Rien d’autre qu’un malheureux Pluton réveillé en sursaut dont les yeux effarouchés, à moitié ouverts, cherchaient un coupable.
« Désolée, mon chien, s’excusa-t-elle, je dois être fatiguée. Je pensais que… »
« Tu pensais quoi ? » murmura l’horrible voix, dans son dos cette fois, à peine eut-elle refermé la porte et éteint la lumière.
Louise sentit un souffle chaud sur sa nuque et entendait les râles d’une personne malade tout près de son oreille droite. Elle n’osait même pas se retourner ! Mais qui pouvait-ce bien être ?
Ses parents ne lui feraient pas une blague comme celle-là, ils préféreraient de loin lui remonter les bretelles pour ne pas dormir à cette heure. Sa petite sœur avait à peine deux ans, quatre dents, et trois mots de vocabulaire. Ces trois-là étaient donc directement rayés de la liste des suspects. Néanmoins, il restait son grand frère. Lui était bel et bien capable de lui faire une frousse pareille en moins de cinq minutes, et il était doué pour imiter les voix des autres. Alors oui, c’était forcément le grand dadais de la famille qui voulait lui fiche la trouille.
Louise releva la tête à s’en faire mal aux cervicales et fit volte-face comme les héroïnes de film. Un peu de chance et, la prochaine fois, elle aurait même la cape qui va avec.
« Joris, si c’est toi, je vais te… »
Mais ce n’était pas Joris. C’était une toute petite fille, pas beaucoup plus grande que Cécile sa frangine, habillée en rose et dont les grands yeux verts semblaient tout tristes. Pourtant, scotché sur son visage, un sourire éclatant accueillait le regard de Louise qui la trouva magnifique. Oui, cette gamine était sublime, et les couettes qui descendaient en vagues dans son dos l’étaient aussi.
Et pourtant, Louise eut l’impression que quelque chose clochait… Seulement quoi ?
« Les gens m’appellent Baba Yaga, et toi ? » demanda timidement la fillette en secouant la tête d’un air délicieusement angélique.
C’est à ce moment que l’esprit de Louise percuta : le problème de l’histoire, c’était la vieille et méchante sorcière, appelée Baba Yaga par les légendes russes, qui cherchait à manger dans la couloir quelques minutes auparavant. La gosse était apparemment la même personne, mais convertie, ou bien peut-être se contentait-elle de porter son nom ? Assez étrange, tout de même : ce n’était pas un nom très à la mode et elle doutait que personne en ce bas monde ne puisse avoir l’idée de nommer son enfant ainsi.
« Je suis Louise. Euh… tu connais cette Baba Yaga ? » tenta la jeune fille en se penchant, comme on essaie d’apprivoiser un écureuil.
La gamine fronça ses sourcils délicats et ses yeux d’émeraude en tremblèrent.
« Ben oui. C’est ma grand-maman. »
Elle se décala de quelques centimètres, et laissa place à une affreuse vieille recouverte de peaux de renard dont la jambe droite pendait dans un drôle d’axe, laissant à penser qu’elle était tordue et inutilisable. Louise recula, mais l’ancêtre ne semblait pas vouloir s’approcher.
Tandis que la petite dansait d’un pied sur l’autre avec un sourire jusqu’aux oreilles, l’ancestrale Baba Yaga ouvrit la bouche... qui ne tomba pas jusqu’à terre pour engloutir Louise, non, ou du moins pas tout à fait.
« Petite, donne-moi deux ou trois schtroumpfs, et si tu n’en as pas, fais-moi l’honneur de me ramener des dragibus. C’est la seule chose que je peux avaler quand je suis malade. »
Louise était une jeune fille polie de nature et jamais elle n’aurait refusé une requête aussi banale venant d’une de ses invitées, elle était après tout une hôte parfaite selon ses parents.
Nonobstant, l’heure n’était pas aux sucreries puisqu’elle s’était lavé les dents, et Baba Yaga n’était pas reconnue dans les légendes pour manger des bonbons. Du moins, c’était ce que Louise pensait, car il serait bon de rappeler qu’elle n’avait strictement rien écouté lors du cours.
« Vous aimez... les chamallows et les fraises tagada ? Maman en a acheté hier, mais je n’ai rien d’autre... Je suis désolée, si j’avais su, j’aurais... »
Elle aurait quoi ? Préparé un festin à la sorcière ? Sûrement pas ! Mais dans la tête de Louise, c’était très clair. Mieux valait se montrer aimable en toutes circonstances, au cas où. Avant de finir dans son assiette, Louise préférait offrir les amuses-bouche et être courtoise. D’ailleurs, puisque la vieille ne semblait pas vouloir la manger, elle pourrait aussi lui demander de l’aide pour son devoir ?
C’est alors que Louise réalisa : elle discutait avec une sorcière ! Qu’avait-elle mangé pour imaginer ces folies ? C’était sûrement ces haricots blancs, ils avaient l’air si... répugnants. Maman avait sûrement mis quelque chose dedans pour lui faire faire des cauchemars et se venger de ne pas avoir passé l’aspirateur dans sa chambre.
« Des chamallows ! Tu entends ma petite ? C’est festin ce soir ! » s’exclama Baba Yaga.
Et toute à sa joie elle tapa dans ses mains en bougeant le popotin. Louise, alors persuadée qu’elle rêvait, n’eut plus peur de réveiller ses parents endormis en allumant les lumières de la maison.
Lorsqu’elle revint de la cuisine, les bras chargés de friandises rouges et d’autres toutes moelleuses, elle déposa les paquets sur le sol puis entreprit de questionner ses invitées. Lesquelles, particulièrement coriaces et affamées, ne lâchèrent que très peu d’informations. Pas assez, en tous cas, pour constituer un devoir de quatre pages...
« Ecoutez, Baba Yaga, j’ai besoin de votre aide. Madame Agay va me trucider si je ne lui rends rien demain matin à la première heure. »
C’était étrange de dire à une sorcière qu’une autre allait nous tuer le lendemain, mais peut-être Baba Yaga l’ancienne accepterait de laisser un morceau à madame Agay la nouvelle. Peut-être seulement la tête, comme ça, la professeur pourrait conclure sa théorie comme quoi Louise n’avait pas de cerveau. C’était probablement un jour qu’elle avait attendu depuis des années et, à l’heure actuelle, elle se préparait déjà sûrement au sacrifice.
« Tu vois, ma petite, lâcha la voix glaciale et morbide de Baba Yaga, c’est en vivant dans les marais de Russie pendant quelques petites décennies sans un seul nougat qu’on apprend la patience. Alors assieds-toi et sois patiente. »
Louise ne tenta pas une seconde offensive, par peur de prendre la place des chamallows dans l’estomac de la vieille. Car, si elle semblait innocente pour le moment, rien ne disait qu’elle n’était pas une affreuse sorcière venue la dévorer... La jeune fille cacha son malaise et rangea son crayon.

Louise passa une main lourde sur son front pour essuyer la sueur qui le tapissait. Elle avait chaud comme jamais, alors que le mois de novembre approchait à grands pas, enveloppé dans son manteau de pluie et de vent. Madame Agay, silencieuse, passait entre les rangs et distribuait les copies avec un regard sévère qui aurait tué un homme en moins de deux. Louise faisait partie des victimes sur sa liste, elle en était persuadée. Avec le devoir qu’elle avait rendu, elle était fichue.
« Mademoiselle Macheton, pourriez-vous me dire où vous avez déniché vos sources ? »
Louise sentit sa terreur ruisseler le long de sa colonne vertébrale sous forme de transpiration particulièrement froide. C’était un peu comme de la neige fondue qui dégoulinait et serpentait dans son dos, prenant un malin plaisir à la torturer.
« Je ne vois pas ce que vous voulez dire, madame. J’ai fait mes recherches sur Internet. »
« Sur Internet ? J’en doute fort, mademoiselle Macheton, mais cela vous aura au moins valu un zéro pointé. La prochaine fois que vous n’aurez pas fait votre devoir, assumez-le plutôt que de raconter des histoires à dormir debout. Vous ne vous rendez pas intéressante avec vos âneries, au contraire ! Cela m’attriste de voir une jeune fille aussi peu cultivée. »
Louise contempla un court instant la copie que madame Agay venait de lui rendre.
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes, certes. Mais elle n’est pas une mangeuse d’enfants ou d’étrangers comme certaines histoires le disent, bien au contraire. Si certaines personnes, à l’époque, ont effectivement disparu dans les environs de sa demeure, ce n’est pas parce qu’elle les avait mangés. Non, c’est parce qu’elle leur avait donné de quoi manger. Baba Yaga est une femme qui n’a jamais avalé d’homme de sa vie, mais plutôt des sucreries. En effet, elle possède une magnifique demeure en pain d’épice et des meubles Haribo. C’est elle, oui, qui a inventé les bonbons de gélatine et c’est elle également qui a créé les chewing-gums. Elle a toujours été gourmande, c’est dans ses gênes, et sa passion est devenue réalité il y quelques décennies. Aujourd’hui, elle apprend à sa petite-fille à savourer les friandises à leur juste valeur, en lui inculquant les notions élémentaires : tout d’abord, ne jamais refuser un bonbon, ensuite, ne jamais accepter autre chose qu’un bonbon. Pour ce qui est de ses principes, il est convenu que Baba Yaga n’obéit qu’à ses propres lois, qui sont en l’occurrence : manger sans savoir qui nous mangera, et manger jusqu’à ce que l’estomac craque. Mais ce n’est évidemment pas une tâche aisée pour elle, étant donné le nombre d’histoires qui la rabaissent au rang de monstre et les rayons de supermarchés qui sont toujours en rupture de stocks. Baba Yaga tente malgré tout de continuer à vivre, bon gré mal gré, et d’éduquer les personnes bien élevées à s’alimenter avec des bonbons, même si ce n’est pas elle qui en retire le mérite, par soucis de discrétion. »
« Et au fait, mademoiselle Macheton, articula la professeur en pinçant les lèvres, vous me ferez un travail supplémentaire sur l’importance du sérieux et de la vérité dans les devoirs écrits. »
Pourtant, songea Louise avec amertume, de tous les élèves ici présents, c’était sûrement elle qui s’approchait le plus de la vérité.