Dompteuse

Lisa MAUBOURGUET, en 4ème au collège Desaix, Tarbes (65), classée 3ème de l’académie de Toulouse

DOMPTEUSE

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsqu’elle se sentit vaciller. Un mal de tête soudain l’envahit, suivi d’un vertige. Ses jambes flageolèrent et elle chuta dans un bruit mou, pour se retrouver sur l’épais tapis qui recouvrait le sol de sa chambre. Encore étourdie, elle tenta de se relever et se sentit brusquement observée, comme si des milliers de petits yeux perfides la fixaient. Le stress lui mordit la poitrine et une vague de frayeur la submergea. Puis, elle eut l’impression étrange que des ombres approchaient derrière elle en murmurant. Il lui semblait sentir leur souffle sur sa nuque…
Elle se retourna précipitamment. Rien.
Son malaise s’évanouit lentement, et ce fut comme si l’on ôtait une étreinte de sa poitrine. Elle se sentit libérée.

Ebahie, elle se releva péniblement et regagna sa chaise. Peu à peu, ses idées lui parurent plus claires et elle se dit qu’il fallait impérativement qu’elle termine son devoir.
Adossée à sa chaise, elle réfléchit. Elle avait maintenant froid, sommeil et elle comptait sur son petit cerveau pour qu’il lui amène bien vite une solution !
Tout à coup, un mot simple et moderne lui vint à l’esprit :
« Internet ! Mais bien sûr ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? »
Elle alluma son ordinateur et tapa nerveusement dans la barre de recherche
« Baba Yaga ».
Un bruit retentit alors dans la pièce : un bruit semblable au claquement sec entendu quelques minutes auparavant. Elle perçut une présence, se retourna. Rien.
Elle respira bien fort pour se donner du courage.
Ses yeux se posèrent sur l’écran.
Elle ne put étouffer un cri de surprise : aucun résultat n’avait été trouvé.
Madame Agay avait pourtant dit que Baba Yaga était une « figure centrale des légendes russes »…

La jeune fille paniqua. Elle sentait qu’autour d’elle, il se passait des choses insolites. Un sentiment d’insécurité commençait à l’envahir et allait finir par la posséder toute entière. Louise eut envie de hurler. Elle percevait à nouveau les silhouettes chuchotantes dans son dos. Elle se retourna encore une fois. Rien.
Tremblante, elle s’appliqua à retrouver son calme.
Douze coups réguliers retentirent dans la nuit brumeuse. Il était minuit au clocher du village.

« Où trouver ce fichu conte ? » soupira-t-elle, découragée.
Une intuition inespérée surgit : elle pensa à ce livre offert par son grand-père « Contes et légendes du monde entier », ornant sa bibliothèque, et qu’elle n’avait encore jamais ouvert.
Peut-être aurait-elle la chance d’y trouver des pistes de travail ?
Elle attrapa le recueil et chercha dans la table des matières.
« Trouvé ! »
« Un mythe Russe : Baba Yaga ». Sitôt qu’elle eut lu le titre, elle sursauta : ce maudit claquement sec avait de nouveau retenti !
Elle réalisa alors une chose : chaque fois qu’elle avait prononcé écrit ou lu le nom de celle qui devait être l’héroïne de son histoire, le même son s’était produit, et elle avait senti une présence qui l’avait peut-être aidée dans ses recherches.
Pour s’en convaincre, elle murmura : « Baba Yaga… ».
Le claquement se fit entendre.
« Ca, alors ! Ce n’est pas possible, c’est incroyable !… J’en suis… baba ! »
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase qu’un claquement plus court se produisit…
Alors, Louise joua, s’amusa avec les mots… elle essaya « Baba au rhum », « Baba cool », « Babar »…des claquements suspendus, comme inachevés se succédaient au rythme du fouet d’un dompteur de lions.
Une sorte d’ivresse et un sentiment de puissance montèrent en elle.
« Balivernes ! Balafre ! Balancer ! Banal ! Bavarois ! »
Cinq coups brefs résonnèrent dans la chambre.
Elle balbutia alors « Baba Yaga » : un tonnerre de bruits secs cingla l’espace.
Exaltée, il lui semblait qu’elle apprivoisait désormais tous les mots qui comprenaient la syllabe magique, que chaque nom, chaque adjectif, chaque verbe qu’elle énonçait lui obéissaient dans un concert de coups de fouet. Elle dressait les mots !

Fébrile, et comme propulsée vers son bureau, elle saisit hâtivement une feuille double lorsqu’elle fut interrompue par une sorte de froissement de papier inquiétant.

Elle essaya de localiser le bruit et se dirigea vers sa commode. Elle s’aperçut avec effarement que les feuilles d’un de ses livrets se tournaient toutes seules…Elle fit un bond en arrière. Pourtant, les pages avaient stoppé net leur bal endiablé.
Ces dernières appartenaient à un petit carnet de Louise. Elle avait d’ailleurs oublié qu’il était en sa possession ! Il s’intitulait « Poèmes et citations anonymes du XXème siècle ». Louise l’empoigna. Il s’était ouvert sur un proverbe à méditer : « Les histoires vécues sont toujours plus touchantes que de fades inventions ».

Ca n’avait l’air de rien, mais… c’était la solution au devoir de Louise, déguisée en maxime !
« Bien sûr, se dit-elle, mais bien sûr ! Je vais raconter mon histoire, ce qu’il vient de m’arriver ces dernières heures en lisant le sujet de Madame Agay… »

Elle commença à noircir sa copie sans effort, dans un état second. Les phrases s’enroulaient, se balançaient, s’entremêlaient, se liaient les unes aux autres comme des centaines de fils multicolores. La plume semblait danser au bout de son poignet, décrivant des arabesques d’encre d’un bleu sombre qui rappelait la couleur du soir…Les pages virevoltaient dans une danse aérienne. Des étoiles brillaient dans les yeux de Louise, comme si elle était en transe, et une excitation grisante lui donna la curieuse impression de s’envoler. Quand elle eut fini, elle soupira, légère.

La tête levée vers le ciel, elle s’écria :
« Merci, Baba Yaga ! »

Un bruit étrange retentit, un bruit nouveau, semblable à celui d’une cassette que l’on rembobine…

La porte de la chambre s’ouvrit et ses parents vinrent l’embrasser pour lui souhaiter une bonne nuit. Dans le soir percé d’étoiles résonna une cloche. Il était neuf heures au clocher du village.

Les parents partis et la porte close, Louise bondit hors de ses couvertures, s’empara de la copie posée sur son bureau et commença à se relire.

« Louise poussa un grognement… »