La danse d’Âbha

Nouvelle écrite par Nathan Lévêque, en en 3ème au collège André Malraux, Châtelaillon-Plage (17)

La danse d’Âbha

Pourtant, ce matin-là … Anna avait besoin de plus. Elle ne pouvait plus se contenter de tout ce qu’elle avait. Elle avait besoin de plus que cette odeur de safran et cette pluie de moisson, que ses lunettes, qui en restaient toutes embuées. Elle n’avait pas besoin d’aventure non. L’aventure, ce n’était pas pour elle. Elle, elle voulait Voyager. Voyager avec un grand V ! Changer d’air et troquer sa morne vie d’écolière contre un petit voyage dans un tout autre univers, avec d’autres images, d’autres sensations, ou tout simplement, d’autres mots, d’autres phrases …
C’est donc toute tremblante de fébrilité qu’elle osa écarter les lourds livres qui s’étalaient le long de l’étagère, tout en bas du dernier rayon de la bibliothèque de Grand-mère. La main toujours posée sur l’un deux, elle s’avança un peu plus près, les voluptés d’odeurs, et les bouquets de son et de voix s’insinuant tout doucement en elle. Elle se sentait revivre, elle semblait se transformer, tout oublier, juste pour une journée. Le contact de sa main sur l’ouvrage n’était plus le même. Elle avait désormais l’impression de caresser du sable orangé, comme celui qu’elle avait un jour vu dans un livre sur le Sahara, abandonné sur une table. L’esprit d’Anna s’échappa. Ailleurs.

Ce fut littéralement une explosion de couleurs. Les yeux d’Anna ne savaient plus où se poser. Elle venait de se retrouver plongée au milieu d’un nouveau monde. Partout autour d’elle, des gens : des grands et des petits, des enfants et des adultes, des femmes et des hommes, tous vêtus de longues tuniques aux teintes variées et multicolores. Partout autour d’elle, le marché. Le marché de Shalingappa dont elle avait rêvé jours et nuits. Grand amas d’étals, de sacs et foule de marchands. Mélange d’épices de toutes les couleurs, aux senteurs douces et entêtantes. Entassement d’étoffes aux couleurs éclatantes, alignement de chaussures et de babouches toutes uniques. Fruits et légumes aux goûts exotiques, plats et vaisselles aux motifs chaleureux, animaux aux cris agaçants. C’était une des plus belles choses qu’il lui eut été donné de voir. Jamais, elle n’avait pensé vivre ça un jour. Elle sentait son cœur palpiter, et ses yeux s’écarquiller. Elle commença à déambuler dans cet univers, humant les parfums indiens, admirant les couturières et goûtant à de nouvelles saveurs. Elle oublia tout le reste. C’est au bout de quelques minutes, qu’elle se rendit compte que quelque chose n’était plus pareil. Toute l’attention se portait sur elle, les marchands lui proposaient les plus belles tuniques, lui faisaient goûter leurs meilleurs saveurs, les gens la saluaient. Arrivée devant un étal qu’elle n’avait pas remarqué auparavant, elle s’arrêta devant un monsieur qui l’inondait de paroles flatteuses. Il vendait toutes sortes de vaisselles, d’objets et de miroirs. Sans s’intéresser à ce qu’il disait, elle se regarda dans le miroir qu’il lui tendait. Elle ne se reconnut pas. La petite-fille qui se trouvait être son reflet était magnifique. Du haut de sa dizaine d’années, Anna n’était plus la même. Ses longs cheveux noirs de jais légèrement secoués par le vent semblaient flotter autour d’elle, ses grands yeux bleus étaient plus sombres que jamais et semblaient briller sous le soleil. Mais ce qui la marqua était le bindi qu’elle avait sur le front, et … sa tenue. Une tunique, qui lui cachait les pieds, se constituant d’un assemblage d’une dizaine d’étoffes aux teintes les plus colorées et chatoyantes qui soient. Elle était un véritable petit arc-en ciel indien dans ce marché lumineux. Elle releva la tête, un sourire s’épanouissant sur son visage. L’homme qui se tenait en face d’elle était tout vêtu de blanc, réfléchissant le soleil qui tapait sur les têtes. Sa barbe noire dissimulait sa bouche et il avait caché le haut de son crâne sous un turban. Il s’adressait à elle, sans qu’elle n’ait aucun problème de compréhension. Elle l’écouta.
- Vous êtes resplendissante jeune-fille, un véritable ange tombé du ciel ! Il vous faut le meilleur de mes miroirs, à la hauteur de votre beauté ! Si vous m’achetez un article, je vous offre le plus beau de ma collection. Je m’appelle Abhra. Et vous, vous devez porter un nom magnifique, qui vous corresponde à merveille ! Tel que … Âbha !
Anna, ou plutôt Âbha attrapa le miroir d’une main tremblante et se contempla dedans. Autour d’elle, les gens chuchotaient. Une voix l’interpella.
- Ne l’écoute pas, il cherche à t’arnaquer !
Des murmures approbateurs et indignés suivirent. C’est Abhra, qui les fit taire, se tournant vers la petite fille qui avait parlé. Elle devait avoir l’âge de Âbha, et était vêtu de violet. Elle avait la peau mate et ses cheveux noirs lui tombaient jusqu’en bas des jambes. Sa beauté frappa Âbha.
-SILENCE, Nilam ! Je ne t’ai pas autorisé à parler ! Tu veux que je t’arrache tes yeux pour les vendre au sultan ? Tu devrais t’estimer heureuse que je m’occupe de toi !
Il la gifla. Âbha s’offusqua, et perdit son sang-froid.
-Laissez-la tranquille Monsieur Abhra ! Je vous interdis de la frapper de la sorte ! vociféra-t-elle en faisant le tour de l’étal. Viens, Nilam, ne reste pas avec ce malotru ! continua Âbha, prenant la petite fille par la main.
Elle l’entraîna derrière elle, sans même se retourner, alors que le vendeur leur criait de revenir. La foule s’éparpilla peu à peu.
-Tu n’aurais jamais du faire ça, …
-Tu ne retourneras plus jamais avec lui !
Nilam sembla vouloir répondre, mais se ravisa, trop heureuse d’être arrachée à Abhra. Âbha ne savait pas où elle allait. Soudain, elle entendit de la musique et des rires. Elles tournèrent à la prochaine rue, et Âbha considéra le marché comme une pacotille à côté de ce qu’elle découvrait. C’était une parade. Des milliers de danseuses défilaient, agitant leurs bracelets, secouant leurs voiles, et enchantant le public. Il y avait aussi des jongleurs, des cracheurs de feu, suivis … d’éléphants. D’immenses éléphants, recouverts de grandes couvertures aux motifs incroyables. Sur le dernier des éléphants, étaient assis, agitant la main, un vieil homme, acclamé par le peuple, et une jeune-femme.
-Le sultan et sa femme …
La fin de la phrase de Nilam fut couverte par les bruits des festivités. Alors que les deux petites filles s’approchaient, elles furent tirées en avant. C’était la main d’une danseuse, au sourire chaleureux et aux yeux noirs qui venait dans l’intégrer à la parade.
-Bonjour petites danseuses ! Je m’appelle Nisha, leur dit-elle.
Âbha resta stupéfaite, n’osant pas danser … Car quand elle le faisait, c’était une catastrophe. Mais pourtant, le rythme l’emporta doucement. Et au fur et à mesure que la parade avançait, elle dansait de mieux en mieux. Elle avait l’impression que ses pieds la dirigeaient, elle n’avait pas besoin de réfléchir, c’est comme si elle avait fait ça toute sa vie. Alors elle se déconnecta du monde. Et elle dansa.

Lorsque tout le monde s’arrêta soudain, il faisait nuit. Âbha n’avait pas vu le temps passer. Elle était arrivée le matin, mais pourtant, le souvenir du marché lui semblait lointain. Ils se trouvaient maintenant à l’extrémité de la ville, devant un grand bâtiment. Chacun se reposait, épuisé, et les éléphants étaient conduits vers des hangars. Soudain, comme si elle avait attendu toute la durée de la fête, la pluie se mit à tomber violemment. Alors que tout le monde se précipitait à l’intérieur, Âbha resta ainsi dehors, la tête penchée en arrière, inondée par l’eau… Elle repensa à cette merveilleuse journée. Le marché, sa rencontre avec l’ignoble Abhra, celle avec Nilam et Nisha, qui étaient devenues de véritables amies alors qu’elle les connaissait à peine. La parade, la danse. Elle entendait encore la musique indienne, elle voyait encore les magnifiques danseuses, dans leurs voiles et leurs robes multicolores, elle sentait encore la caresse de sa propre tunique sur sa peau devenue mate. Elle tournoyait désormais sous la pluie, qui la purifiait comme elle ne l’avait jamais été. Elle vit ses deux amies, sur le perron qui la regardaient, une expression interrogative, elle entendait des voix, des mots « danse », « le sultan, avec sa femme » « toujours pas morte… » Mais elle les ignora. Elle avait l’impression de porter à nouveau ses lunettes qui s’embuaient sous cette pluie de moisson. Elle eut un dernier regard, et un grand sourire pour Nisha, aux yeux couleur de la nuit, et pour Nilam, dont le regard la fixait de sa couleur saphir. Alors, le monde tournoya à son tour autour d’elle, les couleurs se mélangeaient, elle distinguait des mots dans cette mer de couleur, ils divaguaient … Puis tout se brouilla, et Âbha redevint Anna qui se retrouva assise dans la bibliothèque de Grand-mère. Elle était essoufflée et avait le tournis. Dégoulinante de pluie, elle essuya ses lunettes, constellées de gouttes d’eau et se releva tremblante. Titubante, elle s’approcha du livre qu’elle avait caressé avant de disparaître à Salingappa. Contemplant la couverture, elle repensa au sultan, particulièrement à sa femme. Cette dernière était là, sur la couverture des « Contes des milles et une nuits ». Shéhérazade. Elle se détourna, prête à rejoindre Gabrielle. Elle s’approcha de l’étagère des livres écrits par celle qu’elle appelait Grand-Mère, cette vieille écrivain, qui ne l’était pas, mais qui lui avait donné vie, à travers ses mots et toute son affection. Elle grimpa le petit escalier qui courait discrètement derrière l’étagère, et, après une dernière pensée pour Nisha et Nilam, réintégra le livre dont elle était le personnage principale, décidée à reprendre une vie normale après ce nouveau Voyage …