Et si Freud était des nôtres

Nouvelle écrite par Pauline Georges, en 1ère au lycée Théophile Gautier, Tarbes (65)

Et si Freud était des nôtres…

Elle avait une robe de soie écarlate avec des grelots d’argent aux manches. Un voile orangé, tombé de ses cheveux, couvrait ses jambes et ses chevilles nues. Elle était couchée par terre, recroquevillée. Les gens avaient accouru de partout, chargés de sacs, pour la regarder. Et moi, là-haut, au parapet de la seconde galerie, je me penchais comme tous les autres vers ce corps inanimé. J’étais sûrement le seul à reconnaître les vêtements de fête de la cour de Pandajar, ce royaume disparu dont il ne restait rien d’autre que les miniatures peintes sur lesquelles j’avais travaillé une année entière au lycée, dans l’atelier du soir de Monsieur Bazire. J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des Trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël. Un cercle venait de se former autour de cette jeune fille mais personne n’osait s’approcher réellement de l’Etrangère. Alors je me suis avancé et agenouillé à côté d’elle pour lui parler.

Je lui murmurai « Pandajar » à l’oreille, et ses yeux s’ouvrirent aussitôt, sombres et intrigués. Dans un élan inexpliqué, je lui parlai de ce fleuve qui s’étire passant au pied des villes aux façades pittoresques et multicolores ; des petites barques faites de pailles et de bois qui traversent le Gange transportant mille fruits délicieux. Je lui décrivis ce soleil au zénith qui déverse de brûlants rayons sur les tôles ondulées des maisons. L’odeur de la poussière ocre mêlée à la senteur fraîche et humide qui émane des rizières et qui se répand dans les ruelles étroites rendant l’air supportable malgré le soleil de plomb. Je l’imaginais jouer sur une grande place avec d’autres enfants, l’esprit léger et insouciant. Malgré un petit sourire qui se dévoila sur son visage lors de mes dernières paroles, la jeune indienne serrait, de plus en plus fort, dans sa main, une petite pendule ; tellement fort que le verre se brisa soudainement et un souffle puissant, chaud et humide tel que celui de la moisson nous entoura. Tout semblait tourbillonner, se troublait et s’effaçait, tandis qu’elle répétait inlassablement « C’est donc toi. ». J’eus l’étrange sentiment que tout glissait entre mes mains, que plus rien n’était important. Et puis…

Une rumeur enfla tout autour de moi. Avant même que je ne soulève mes paupières, des odeurs de cumin et de safran me picotèrent le nez. Sur la grande place bordée d’arbres s’animait un ballet de jeunes femmes aux saris colorés. Leurs bras hâlés soutenaient de magnifiques fleurs exotiques qu’elles conduisaient jusqu’à l’immense Pagode qui surplombait la vallée du Gange. Avec certitude, je compris que je venais de voyager, par un moyen encore inconnu, de ma France natale jusqu’au royaume de Pandajar. C’est dans cette cité aussi étrange que fascinante, que je me retrouvai à déambuler au côté de cette jeune indienne, le long de la route des Indes.

Elna, c’est ainsi qu’elle se prénommait, emprunta un chemin rocailleux bordé de part et d’autre de talus de pierres blanches qui menait à la Pagode. Une femme âgée avançait lentement sur cette route. Elle s’assit à l’ombre d’un tronc d’olivier pour reprendre son souffle. Je me suis approché d’elle, suivi par Elna, pour lui tendre le peu d’eau qui restait dans ma bouteille en tissu, accrochée au sari bleu dont je me trouvais vêtu. De fines gouttelettes de sueurs perlaient sur le visage sinueux de la vieille femme. Après avoir avalé ce breuvage, elle releva la tête et ses yeux ébène me contemplèrent longuement.

  • « Merci, pour cette eau, jeune homme. »

Je lui répondis par un sourire. Je récupérai la petite gourde d’eau et repris ma route quand sa voix se rappela à nous.

− « Parce que la vie est comme une phrase sans surprise.... Cependant, un jour, la parenthèse surgit, au hasard, inopinément, on ne sait jamais vraiment quand ni pourquoi, ni même au départ s’il y en aura une. Mais elle est là et elle contient l’essentiel. »

Elle s’éventa avec son voile coquelicot puis reprit sa route ; et aussi bas que possible, elle balbutia : « Pandajar sera ta parenthèse ». Je la remerciai sur le bout des lèvres tandis qu’Elna me tirait la manche d’un mouvement sec pour que nous poursuivions notre chemin.

L’Himalaya et ses neiges veillaient sur la cité chassant les virulents aquilons, préférant la bercer de ces doux zéphyrs apportant la fraîcheur de la nuit. Ainsi, une légère brise se glissait parmi les feuilles des arbres et les abandonnait dans les eaux tumultueuses d’un ruisseau. La route se prolongeait par quelques marches que nous gravîmes. Alors que mes yeux s’attardaient sur les mosaïques qui se trouvaient à mes pieds, la Pagode apparut toute d’or et de marbre. Un jardin luxuriant, orné d’orangers qui embaumaient l’air d’une senteur douce et acide, entourait ce palais indien. Elna rit aux éclats en observant mon air émerveillé. Tout me semblait si fabuleux : les notes de musiques s’envolant dans un souffle de vent, les effluves du jardin qui parfumaient l’air et la population enjouée dansait aux rythmes des percussions. Tout cela se mouvait sans ennui, sans que rien de particulier ne se passe, juste la douceur et l’exaltation d’être là. Des danseuses exécutaient le Bharata Nathyam avec élégance, fluidité et ivresse. Leurs mains ornées de bijoux s’agitaient avec exaltation et leurs pieds glissaient avec légèreté sur le sol sans le moindre bruit. Elna, admirative, s’exclama de ces prouesses, tandis qu’autour de nous, les gens riaient. Le roi surmonté d’un turban vert brodé d’or frappait dans ses mains joyeusement. Rien ne semblait pouvoir troubler cette cérémonie.

Elna s’approcha d’un homme non loin d’une statue en or massif de Shiva dans l’un des coins du jardin de la Pagode. Celui-ci agitait frénétiquement un pinceau au dessus d’une toile rouge. Elle se tourna vers moi :

− « Pourrais-tu me décrire ce que tu vois ? me demanda-t-elle de son air malicieux.
− Rien ! Absolument rien, à part cet homme, peignant le tissu de rouge…
− Non, ce sont tes yeux qui ne voient rien. Il faudra donc tout t’expliquer ! Soupira-t-elle exagérément. Le rouge symbolise l’amour, rouge comme l’aube où tout commence, la joie, la fougue, la passion. Mais aussi, rouge comme le crépuscule où tout s‘éteint, l’ardeur qui nous habite se voile et la nuit apporte dans son écharpe la perte, l’absence et donc la douleur. C’est pour cela que nous aimons poser sur notre front un bindi de couleur rouge. En fait, il symbolise une infinité d’éléments comme le veut la religion hindoue. »

Monsieur Bazire nous avait montré tout au long de cette année, différentes peintures provenant de Pandajar. Elles comprenaient toutes une base ocre, rouge sang ou orange sur laquelle étaient représentés des formes abstraites, des symboles que personne encore n’avait pu comprendre et expliquer. Ces tableaux se différenciaient de ceux de la tradition indienne car ils comportaient des rayures profondes comme si l’on avait lacéré finement la peinture. Pourtant, en regardant la peinture sur soie de l’artiste, aucune strie n’était encore visible…

Tout en l’observant, j’eus l’intime conviction d’oublier quelque chose. Ce que je connaissais de Pandajar, avant ce voyage toujours inexplicable, ne provenait que des tableaux retrouvés lors d’une expédition, il y a quelques années ; où des chercheurs avaient voulu savoir si la légende de Pandajar qui se raconte autour d’un feu et se transmet de générations en générations était réelle ou non. Effectivement, après des mois de recherches, ils s’étaient retrouvés devant les vestiges de cette cité et les fouilles n’avaient conduit qu’à la découverte de ces tableaux, miraculeusement sauvés par le temps. VESTIGE ! C’était bien cela !

− Elna, tu es menacée par un grand danger. Vous allez disparaître, toi et les autres. Il ne restera rien de cette ville à part les dessins de l’homme là bas.
− Et alors, quelle importance ! C’est ainsi, me répondit-elle, joyeusement, ce qui ne manqua pas de me troubler. Nous partirons de toute façon pour un monde meilleur, comme le veut la tradition. Je te l’expliquerai lors du moment fatidique…

C’est alors qu’une pluie de sable commença à s’abattre sur la ville, d’abord fine puis bientôt soutenue. Il devenait presque impossible de distinguer une silhouette à moins de deux mètres. Les tableaux se striaient sous sa force. Elna me rejoignit. Les Indiens continuaient à chanter, malgré ce déchaînement, comme si rien ne se déroulait. Le vent soulevait le sable, le faisait danser, tourbillonner dans les airs. Tout en se protégeant le visage, Elna haussa le ton pour couvrir le souffle des rafales et affirma que tout le monde savait que Pandajar allait disparaître car la vie dans cette cité se situait à son apogée et que son déclin était inéluctable. Ainsi, pour ne conserver qu’un souvenir merveilleux, ils avaient choisi d’en appeler au Temps pour les faire disparaître. A cet instant, un craquement sourd ébranla tout l’espace. Un craquement horrible comme si les entrailles de la terre s’ouvraient sous nos pieds. Je portai mes mains à mes oreilles pour ne plus l’entendre et à ce moment, je fus secoué dans tous les sens. Aucun cri n’eut la force de sortir de ma gorge. J’observai impuissant les murs des maisons se fendre, le sol se craqueler. La Pagode ondula dangereusement puis finit par s’effondrer dans un énorme fracas.

Je fermai les yeux et quand je les ouvris une fois que les secousses cessèrent, je ne pus que porter ma main à la bouche pour étouffer le cri qui s’en échappa. Le royaume n’avait pas résisté à l’assaut du Temps. A la place du palais où l’immense jardin luxuriant enveloppait l’air d’un délicieux effluve, un immense amoncellement de briquettes brûlantes se dressait comme un château de cartes qui aurait volé après une bourrasque de vent. Elna n’était plus à mes côtés, ni même les autres membres de la population. Au dessus de moi, de petites ombres blanches flottaient dans l’air comme de la brume s’étirant au dessus de sommets enneigés. Tandis que je les contemplais, je fus pris par de violents vertiges. Un engourdissement me parcourut le corps tandis qu’une grande fatigue m’envahit. Un peu comme…je ne sais pas, j’ai…j’ai la tête qui tourne de plus en plus, je…ne me sens pas…très...
− Lucas. Lucas. Réveille-toi. Trois. Deux. Un. Maintenant.

Tremblant, je me redressai brusquement du canapé où je me trouvais, allongé. De la sueur perlait sur mon front Je me sentais complètement perdu, un peu comme si je venais de sortir d’un long sommeil.

− Où suis-je ? Et Elna ? Et Pandajar ?

Monsieur Bazire posa le petit pendule qu’il tenait à la main et s’approcha de moi. Ses grands yeux bleus m’observaient avec un brin de malice.

− Bienvenue, parmi nous, Lucas ! Te souviens-tu de l’expérience littéraire à laquelle tu participes ?
− Non…je ne me souviens de rien…sauf d’Elna, de cette ville, de ces personnes…

Je ne parvenais pas à trouver les bons mots pour retracer les couleurs des saris, les contours de cette ville, le visage buriné de la veille femme. L’esquisse du tableau que je tentais de dessiner restait inexorablement inachevée. Le professeur prit son petit cahier de note qu’il avait déposé sur ses genoux, ajusta ses lunettes et après une longue réflexion, expliqua :

− Lucas, tu voulais écrire sous hypnose, un peu comme l’avait fait Rimbaud avec l’absinthe. Donc, nous avons tenté l’aventure…
− Alors tout cela n’était qu’une…qu’une illusion ? J’ai écrit simplement ce que mon esprit me dictait, une simple invention. Et les Trois Platanes, ils existent pourtant ?
− Nous devions créer une ambiance initiale pour ne pas te déstabiliser et j’ai choisi ce lieu que tu as l’habitude de fréquenter…
− Mais pourtant, tout semblait si vrai, je pourrais vous décrire les moindres recoins de cette cité, je pourrais vous raconter la vie de cette population. Tout était si précis…si…
− Vivant ?

J’acquiesçai d’un mouvement de tête. Une grande lassitude m’envahit et je pris ma tête dans mes mains. Je songeais aux yeux ébène d’Elna, souriants et malicieux, sa main qui me serrait et son chant qui n’existait plus. Je regardai la feuille où mon écriture illisible avait griffonné quelques mots à la volée. L’expérience n’avait pas vraiment bien fonctionné. La voix de Monsieur Bazire me tira de mes pensées :

− Lucas, tu dis bien te souvenir de tout…
− Oui ! Comme si j’y avais toujours vécu.
− C’est très intriguant ce que tu nous as racontés et j’en viens à me demander si tant de détails peuvent être véritablement créés par l’esprit ? Quel dommage que Freud ne soit plus des nôtres, il aurait apprécié cette question !