De l’autre côté...

Nouvelle écrite par Mathieu Ziesing, en 4ème au collège Léo Lagrange, Charleville-Mézières (80)

De l’autre côté...

Ses lunettes en sortaient tout embuées.

Pourtant, ce matin-là, alors que rien ne présageait d’un changement, Anna eut une étrange surprise en se rendant dans la bibliothèque. Les livres posés sur l’étagère n’étaient pas rangés comme à l’accoutumée. Il y en avait même quelques-uns qui gisaient pêle-mêle sur le sol. Anna sentait son cœur battre de plus en plus fort. Qu’a-t-il bien pu survenir cette nuit, dans la pénombre et le silence des nuits parisiennes ?
Soudain, au détour d’un fauteuil, Anna aperçut une chose qui lui glaça le sang : là, à quelques pas d’elle, brillant comme le soleil, une boucle en or reposait sur le sol noir ébène. Jamais auparavant elle n’avait vu ce bijou ; il n’appartenait certainement pas à sa grand-mère, peu enclin à ces « artifices », comme elle aimait à le répéter.
Les questions se bousculaient dans la tête d’Anna, quand un craquement rompit le silence. Anna fit volte-face, et poussa un cri qui résonna quelques secondes dans l’appartement vide, délaissé par sa grand-mère partie la veille. Face à elle, une jeune fille, dont l’effroi de se retrouver face à Anna était aussi grand que sa beauté, se tenait là sans bouger. Elle avait une longue chevelure brune, sur laquelle l’on apercevait des reflets mordorés provoqués par les rayons du soleil qui passaient au travers des persiennes. Ses vêtements, aux couleurs vives et chaudes, se résumaient à un magnifique voile qui reposait sur de chétives épaules, et à une robe qui recouvrait tout son corps jusqu’aux chevilles. Elle était pieds nus.
Anna se ressaisissa et plongea son regard dans les yeux verts de l’inconnue. A peine eut-elle le temps de dire « Qui es-tu ? » que la jolie apparition se mit à fuir et passa derrière la bibliothèque.
− « Attends ! Reste ! », s’époumona Anna, qui à ces paroles joignit un geste de la main. Mais la jeune fille était déjà partie.
« Que puis-je faire ! » se demanda-t-elle. « Je n’aime l’aventure que lorsqu’elle m’est contée dans les livres !... ». Tout son corps vibrait, des chatouillements lui venaient de derrière son nombril.

D’un coup, elle cessa de penser. Bravant sa peur de l’inconnu, Anna se mit à la poursuite de la jeune fille et traversa la bibliothèque.
Elle se trouva aussitôt transportée dans un autre monde, où tous ses sens se mirent en éveil. C’est sur le marché de Shalingappa, marché aux mille couleurs et aux mille senteurs qu’Anna arriva et se mit à croire qu’elle rêvait, tant ce qu’elle voyait était extraordinaire. Bien sûr ce lieu ne lui était pas tout à fait étranger. Chaque jour depuis qu’elle avait découvert ce passage de la bibliothèque Anna passait la tête. Mais juste la tête. Se retrouver les pieds sur la terre battue, qui avec la mousson ressemblait plus au lit d’une rivière, lui offrit de nouvelles sensations. Au vol elle avait penser à prendre son inséparable Gabrielle avec elle, parce que son amie avait le droit de vivre la même aventure.
Ensemble, elles découvrirent ce lieu. Le marché était immense. Sur les étales alignées tout autour de la place, les marchandises s’offraient aux seules femmes qui faisaient leurs achats : des épices diffusant leurs subtiles senteurs, des étoffes luxuriantes et de qualité, des teintures de toutes les couleurs disposées dans des assiettes dorées au nombre impressionnant, des fruits dont la seule vue vous mettait l’eau à la bouche, et tant de choses encore... Partout la foule se pressait, hélée par les camelots, tous des hommes vêtus d’un léger tissu blanc brillant au soleil indien. Les enfants couraient, tandis que les épouses portaient les achats à bout de bras. Au loin, des éléphants se désaltéraient au bord de la rivière, tous parés de broderies et de tissus.
A leur côté, Anna aperçut la jeune fille qu’elle avait surprise quelques instants plus tôt dans sa bibliothèque. Elle se mit à courir dans sa direction, et parvint très vite à sa hauteur. L’inconnue ne fuit pas. Elle regarda Anna et dit d’une voix douce et légère :
− « Pourquoi me suis-tu ? »
Interloquée, Anna ne sut pas quoi répondre. L’inconnue poursuivit :
− « Je m’appelle Madhurya, fille de Pregassame, et princesse de Shalingappa. Et toi, qui es-tu ?
− Je suis Anna. Que faisais-tu chez ma grand-mère ?
− Je suis désolée d’avoir ainsi troublée ta demeure. Je n’ étais pas censée faire ta rencontre. J’ai beaucoup de choses à t’apprendre. Mais avant tout, si tu le souhaites, j’aimerais te faire découvrir ce lieu dans lequel tu viens pour la première fois.
− Ceci t’appartient je crois. »
Anna tendit à la princesse la boucle en or. Madhurya s’en saisit, attacha ses longs cheveux fins qu’elle recouvra ensuite de son voile. Un sourire s’esquissa sur son visage, qu’elle adressa à Anna en guise de remerciement.

Toutes trois (n’oublions pas Gabrielle) prirent la direction de la ville de Shalingappa, à quelques pas de la rivière où elles se trouvaient. Madhurya n’eut pas besoin de parler durant cette visite, tant ce qu’Anna découvrait parlait tout seul. Et Anna fut surprise. Très surprise à vrai dire lorsqu’elle découvrit cette Inde du sud, très éloignée de l’image qu’elle s’en faisait.
D’abord, Shalingappa était un royaume de petite taille, si petit qu’une journée aurait suffit pour faire le tour des terres. Mais cela ne l’empêchait pas d’être riche et d’offrir à tous ses habitants une vie heureuse. Toute la population vivait dans la cité, qui était centrée sur la place du marché. Une vaste place autour de laquelle se concentraient les activités commerciales, et d’où partaient d’innombrables ruelles ombragées. C’est cela qui définissait cette ville : une place et des ruelles labyrinthiques.
Tout autour, ce n’était que nature. Mais quelle nature ! Anna fut éblouie. Elle qui s’imaginait l’Inde toute jaune fut estomaquée de la découvrir aussi verte. Car le royaume de Shalingappa offrait une nature luxuriante, sous ce ciel si généreux en pluie. Des rizières s’étalaient de toute leur beauté, les hommes et les femmes travaillaient main dans la main afin d’honorer ce magnifique cadeau de la nature. C’est pour cela que Shalingappa est si riche : ses habitants sont solidaires.
Madhurya invita ensuite ses compagnons à les suivre jusqu’aux confins du royaume, qui était protégé par une dense forêt tropicale, où la faune et la flore avait tout l’espace pour se déployer et afficher leur variété : le sal, arbre majestueux, occupait l’espace et semblait toucher le ciel ; les crapauds bruns et carmins rompaient le silence, accompagnés du coassement de la grenouille de Nasika ; enfin les serpents à queue armée rappelaient que ce lieu est aussi hostile.
C’est à ce moment que Madhurya s’adressa à Anna :
− « Alors, que penses-tu de notre royaume ?
− Notre royaume ?? dit Anna très surprise.
− Oui, notre royaume Anna. Tu ne sais pas tout. Je t’avais promis avant notre visite de t’apprendre des choses, des choses qui te concernent. Mais pour cela, tu devras attendre encore un peu.
− Ce mystère qui s’épaissit devient de plus en plus difficile à comprendre ! Je n’en peux plus d’attendre ! » s’exclama Anna, la voix chevrotante.
Mais Madhurya ne répondit pas. Elle prit Anna par la main, et la conduisit en dehors de la forêt, en direction du village.
− « Mais nous retournons sur la place du marché ! Tu ne vas quand même pas me faire repartir à Paris ! » s’inquiéta Anna. Madhurya resta toujours silencieuse.
En quelques minutes, la princesse, Anna et son amie se retrouvèrent sur la place...vide. Vide ! Tous les habitants s’étaient éclipsés.
− « Nous y voilà », dit calmement Madhurya. Son visage était serein, son sourire très doux. Anna, elle, n’en pouvait plus. La princesse continua :
− « Shalingappa n’est pas un royaume comme les autres. A dire vrai, il est unique. C’est un royaume magique. »
Ces mots résonnaient dans la tête d’Anna.
− « Magique ? » dit-elle.
− « Oui. Je crois que tu as pu le découvrir par toi-même en arrivant ici par ta bibliothèque. Mais elle n’est pas le seul endroit d’où l’on peut arriver ici. Je vais te conter l’histoire du royaume de Shalingappa. »
Anna se concentra et reprit son souffle. Madhurya débuta son histoire :
− « En des temps très reculés, un petit groupe d’hommes partirent à la recherche d’une terre fertile et nourricière. Ils parcoururent toute l’Inde à dos d’éléphants des mois durant, sans jamais trouver un lieu qui n’était pas déjà habité. Jusqu’au jour, où, par le plus grand des hasards, ils tombèrent sur une contrée déserte de toute population, mais bénie des dieux. La terre leur apportait toute la nourriture nécessaire à leur survie et à celle de leurs compagnes. Ce petit groupe d’hommes gérait seul leur terre, et la défendait de leur vie de toute menace venant des royaumes voisins. Les prétentions des rois aux alentours à prendre ces terres par la force étaient tellement fortes, que tous les hommes moururent valeureusement en protégeant leur petit royaume. Les femmes se retrouvèrent alors seules face à l’avidité de leurs voisins. Elles décidèrent de s’organiser afin de poursuivre l’action de leurs défunts époux. Mais il fallut se rendre à l’évidence, jamais elles ne pourraient lutter seules.
C’est alors qu’elles décidèrent de faire appel à une prêtresse pour leur venir en aide. Cette dernière leur proposa une solution tout à fait étrange : disparaître aux yeux de tous, fermer tout accès par voie terrestre au royaume. Les femmes, enchantées par cette idée, acceptèrent. Et le royaume disparut. Mais il n’était pas coupé du monde. La prêtresse laissa ouverte cinq portes, perdues à divers endroits du monde.
Cependant, il resta encore un problème : le royaume n’était plus composé que de femmes. Afin d’en permettre la pérennité, la prêtresse transforma les éléphants en hommes. Ainsi, tout fut réuni pour que le royaume resta à jamais une terre bénie des dieux, et imprenable.
La prêtresse, qui se nommait Shalingappa, fut élever au rang de Reine du royaume, auquel on donna son nom. Voilà l’histoire du royaume de Shalingappa. »

Anna ne quittait pas son étonnement face à histoire extraordinaire. « Ma bibliothèque, se dit-elle, est donc l’une des portes dont parlait Madhurya. »

− « Ce n’est pas tout, Anna ».
− « Comment ça ! Qu’as-tu d’autre à m’apprendre ? »
− « Suis-moi, je vais te conduire dans notre palais. »
− « Pourquoi dis-tu encore cela ? Notre palais ? Qui es-tu au juste Madhurya ? »
− « Patience, Anna. La clé à ce mystère se trouve là-haut, au sommet de cette colline. Là-bas dans le palais, quelqu’un te révélera tout. »

Anna suivit docilement la princesse, bien que toutes ces émotions l’aient profondément affectée. Ce matin encore, Anna se trouvait dans l’appartement parisien de sa grand-mère, à mille lieues de ce royaume magique d’Inde, et d’elle ne savait pas quoi de plus incroyable encore.

Le palais de Shalingappa est difficilement accessible. Il faut gravir les mille et une marches qui le séparent de la cité pour espérer y pénétrer. Et Anna tomba des nues, en passant la dernière marche. Le sommet de la colline offrait un panorama exceptionnel sur tout le royaume, rien que le royaume. Au-delà des rizières, la forêt s’étalait à perte de vue.
Anna se retourna, à la demande de Madhurya, pour faire face à la porte du palais. Ses dimensions dépassaient l’entendement. Une immense porte en bois se dressait devant elles. Soudain, elle s’ouvrit. Les deux jeunes filles et la tortue pénétrèrent en ce lieu, traversèrent les jardins d’eau, sublimes, puis des pièces toutes plus immenses les unes que les autres. Jusqu’à la salle du trône.

− « La Reine nous attend », dit Madhurya.

Un épais tapis brodé de fils d’or les conduisit jusqu’à l’autre extrémité de la pièce, où la Reine les attendait. Fatiguée, Anna crut être prise d’hallucinations. Ses yeux lui piquaient, son souffle devint court. Le silence régnait, jusqu’à ce que la Reine se mit à parler :

− « Bonjour, Anna. Bienvenue au royaume de Shalingappa. »
− « Grand-mère ! »
− « Oui, ma chère petite fille. Je suis la prêtresse et la Reine de ce royaume. Je crois que tu connais déjà Madhurya, ta sœur. »
− « Ma sœur ?! » cria Anna.
− « Oui, Anna, je suis ta sœur. Je ne pouvais pas te le révéler plus tôt, au risque que tu ne me crois pas. »
− « Ma chère Anna, reprit la Reine. Tout ceci ne devait pas t’arriver si tôt, tu n’aurais pas dû rencontrer ta sœur dans les conditions que tu sais. Tu dois te poser quelques questions, et je vais tenter de tout t’expliquer.
Si, contrairement à Madhurya, tu n’as pas grandi au royaume, c’est parce que ton père, mon fils, le Roi Pregassame, s’est échappé avec toi par l’une des cinq portes que compte Shalingappa. Il t’a élevée seul à Paris, jusqu’à sa mort le jour de tes cinq ans. Il n’a ainsi jamais pu expliquer son geste. Cependant, j’ai choisi de respecter son choix. J’ai donc continué à t’élever dans le monde, dans l’appartement que tu connais. Je me suis fait passée pour une grand-mère tout à fait normale, et ne t’ai jamais parlée du royaume. »
− « C’est cela qui explique tes absences, grand-mère, tu passais au travers de la bibliothèque afin de gouverner ton royaume ».
− « Exactement, répondit la Reine. Et pour veiller sur toi pendant mes séjours, je t’ai confiée à ton amie, la tortue Gabrielle. Par ses yeux, je te voyais. Tout se passait bien, jusqu’au jour où Madhurya m’a vu revenir au royaume par l’une des portes. Elle décida donc à son tour d’emprunter ce chemin. Et découvrit toute la vérité. Votre rencontre a été le moment de tout te dire Anna. Et il est désormais l’heure du choix. »
− « Quel choix, grand-mère ? » demanda Anna.
− « Je ne suis pas éternelle, ma chérie. Mes chéries. Ma vie a déjà été bien longue. Il est temps pour moi de laisser ma place. Je vous offre cette place. A toi, Madhurya, et à toi Anna, si tu le souhaites. Ce choix t’appartient. »

Anna revécut dans son esprit toute l’aventure dans laquelle elle a pris place ces dernières vingt-quatre heures. Elle songea à son père, à sa vie qu’elle avait à Paris. Elle se tourna vers sa sœur nouvellement rencontrée, et vers sa grand-mère, qui lui adressait un regard plein de tendresse.

− « Grand-mère, Madhurya ma sœur, j’accepte de partager le trône du royaume de Shalingappa. Mais à une condition : revenir de temps en temps dans ma vie du monde. »
− « Je suis ravie de cette décision, ma chérie », se réjouit la grand-mère.
− « Je t’aime ma sœur ! » cria Madhurya en prenant Anna dans ses bras.

Anna et Madhurya devinrent les Reines du royaume magique de Shalingappa, sur lequel elles veillèrent à leur tour de longues années.