Indira

Nouvelle écrite par Anne-Priscille Desbarres, en terminale au Lycée Champ Blanc, Le Longeron (49)

Indira

J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des Trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël…

M’éloigner, tout d’abord, et vite !

Courir, courir sans se retourner. Il sera toujours grand temps d’essayer de comprendre ensuite. Je fonçai comme un fou au-travers des rues, bousculant les passants. Tout me semblait trop bruyant, trop lumineux. Ma tête bourdonnait ; mes yeux me piquaient, je me sentais divaguer… « Impossible ! » me répétaient mes pas lorsque je remontai la rue Grande à toute vitesse. « Impossible ! » me répétait mon cœur dont les battements couvraient tous les bruits alentours. Cela ne se pouvait pas… JE ne pouvais pas…

Un trop plein d’émotions m’obligea à marquer une pause, à l’angle de la rue Saint André et du marché aux fleurs. J’avais les jambes coupées, et je peinais autant à reprendre mon souffle qu’à rassembler mes esprits.

Il fallait se rendre à l’évidence. Ce qui était arrivé au centre commercial s’était bel et bien produit. Réellement.

… Mais pourquoi ?! Comment ?!

Et que faisait-elle au rayon papeterie, au milieu des livres et des cahiers ? Car c’était elle ! Oui, ça, j’en aurai mis ma main au feu ! Je la reconnaîtrai entre toutes ! La même chevelure sombre, la même beauté racée, cette démarche, à la fois fragile et férocement sensuelle… Tout ce qui, en elle, faisait qu’elle tenait plus de la déesse que de la danseuse sacrée…

Et ce regard perdu qu’elle m’avait lancé, et ce cri, qui résonnait encore à mes oreilles, lorsqu’elle avait basculé…

En même temps… Venir de Pandajar ! Quelle folie ! Tout est si différent de l’endroit qu’elle a quitté, ici ! Le froid, le bruit, les machines… Cela ne pouvait que finir en accident ! Elle ignorait jusqu’à l’existence de l’électricité !

J’aurais dû l’arrêter quand elle s’est engagée à ma suite dans l’escalator. Ceci dit, je ne pouvais pas ne pas fuir ! Si elle me touchait, c’en était fini. Je n’aurai pas pu continuer à me dérober.

J’avais du mal à réaliser. Tout semblait si tranquille autour de moi, si normal, si… européen. La neige commençait à tomber doucement ; elle tourbillonnait de toits en toits. Les passants se hâtaient à la recherche des derniers cadeaux de Noël. Certains changeaient de trottoir et me dévisageaient comme si j’étais une bête de cirque. Il faut dire que j’étais encore rouge et essoufflé. Mais peut-être avaient-ils raison. Je me faisais effectivement l’effet d’une bête. D’une bête traquée. J’avais du mal à savoir où j’en étais. Tout était si rapide, si inattendu… Et puis le parfum entêtant du manguier m’avait toujours donné la nausée.

…Un manguier ! En plein mois de décembre, au milieu des sapins ?! Et… que faisait ce singe sur le toit, accroché au Père Noël de la cheminée ?

Oh non ! Fuir, fuir ! Cela recommençait !

* * *

Et courir. Courir encore, toujours.

Je savais ce qu’elle voulait. Je savais pourquoi elle était venue jusque là. Elle me voulait moi ! Mes mains, mon cœur, ma force, mon esprit. Tous mes souvenirs, mes pensées, mes envies. Elle voulait mes jours, elle voulait mes nuits, mes sentiments, toute ma vie !

Et c’était dans l’ordre des choses. J’aurais dû me l’avouer dès le début. C’était normal : elle se nourrissait de mon être, de mon essence même !

Inconsciemment, mes pas m’avaient mené devant l’appartement de Monsieur Bazire. Cela aussi j’aurais du m’en douter. C’est lui qui nous avait fait nous rencontrer, elle et moi. C’est aussi lui qui l’avait fait rentrer dans ma vie, à coup de pinceaux, de légendes et de mots griffonnées sur du papier, à coup de défis auxquels je répondais « Pourquoi pas ? ». Oui, c’était cela. J’allais aller le voir, monter les escaliers, pousser sa porte qu’il n’a jamais fermée, et tout lui raconter. Lui expliquer à quel point cette histoire m’obsédait. Et puis le regarder peindre ses miniatures, en silence, moi qui souvent lui disais, en riant, que la peinture n’était pas un art assez vivant…

Sauf qu’à sa fenêtre, en lieu et place de son tapis persan, pendait à présent une robe écarlate, dont les grelots chantonnaient au vent !

* * *

J’étais rentré chez moi. Il ne me servait plus à rien de fuir. J’avais compris. J’avais compris pourquoi elle s’était retrouvée au milieu de mon rayon préféré, ce matin-là, sans même parler la langue ni connaître la ville. J’avais compris comment elle avait pu me précéder chez Monsieur Bazire alors que je l’avais laissée pour morte au centre commercial. Elle savait toutes mes aspirations, mes motivations, tout ce que j’avais de plus secret. Elle me connaissait par cœur. Mais c’était normal : nous partagions le même.

Ils arrivaient. Je les sentais. Maintenant que j’écoutais mon cœur, je percevais comme une sorte de mélopée grave qui planait dans l’air. Des poudres volaient. Des rires. Des chants. C’était Holî qui commençait. Jour de Renaissance.

J’ouvris la porte. Il y avait Monsieur Bazire, bien sûr, qu’accompagnait tout un monde de chuchotements, d’étoiles et de fumée d’encens. L’Inde s’invitait chez moi. Mais ce fut Elle qui retint mon regard. Ses yeux étaient un tourbillon de tristesse, d’abandon, d’incompréhension. Elle était devenue si transparente ! Elle qui n’existait pas vraiment encore, elle qui n’avait même pas de nom…

Et c’est moi, moi, qui l’avais abandonné dans cette situation. Moi qui n’avais pas su mettre un point final à cette histoire fantastique !

« Excuse-moi. Je ne sais pas… comment ai-je pu… Te laisser…comme ça… Je voulais que ce soit la première chose que l’on sache de toi, tu comprends ? Ton nom… Quelque chose de noble. Un titre. »

Une de ses mains s’est posée sur mon cœur ; une autre est restée sur le sien.

J’aurais voulu lui promettre tellement… Que bientôt l’incertitude serait finie pour elle, qu’elle serait pleinement autonome et que son cœur s’en irait battre à l’unisson de d’autres cœurs…

Et pourtant je me tus. Les mots étaient superflus. On ne pouvait pas les dire. Peut-être les écrire ? J’ai voulu arrêter mais on ne guérit pas de cette ivresse-là.

Je la regardais s’en aller, s’estomper dans l’ombre du soir.

« Au revoir. A bientôt. C’est promis. A tout de suite même ! »

Monsieur Bazire s’était déjà retiré, d’une pression de main sur l’épaule en signe d’encouragement. La nuit se faisait épaisse.

Je ne savais toujours pas, ce jour-là comme en d’autres moments, si j’étais maître ou victime. Serviteur, peut-être. Inventeur ? Transcripteur ?
Ce soir-là, en tous cas, j’étais vaincu. Condamné à relever le défi que je m’étais donné et dans lequel je l’avais embarquée. Elle, la toute belle. Oui, c’était décidé, elle existerait.

Les bruissements autour de moi se firent pressants. Le papier se froissa ; les plumes s’entrechoquèrent. Mon stylo me narguait. J’entendais presque son rire crisser. Il savait, il savait que j’y reviendrais, que je succomberais à nouveau à cette si douce griserie…

Dans un long soupir, je me remis à ma table de travail. Je n’avais pas le choix. Il fallait que je finisse d’écrire cette nouvelle.