Les couloirs du temps

Nouvelle écrite par Eva Betian, en 5ème au Collège Le Castellas, Besseges (30)

Les couloirs du temps

J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël. Je n’avais jamais couru aussi vite. J’ai manqué m’étaler par terre une dizaine de fois. Je suis arrivé en bas et j’ai bousculé tout le monde. Arrivé près de la jeune fille couchée par terre j’ai vu que sa poitrine bougeait, elle était encore en vie. Ses vêtements n’étaient pas du tout somptueux, de près ils étaient sales, troués, froissés. J’ai relevé la tête et j’ai crié :
"C’est bon ! Je la connais, je vais la ramener chez elle"
Ce mensonge ne me plaisait pas mais au moins j’étais tranquille.

J’ai regardé la jeune fille : elle était belle, sa peau était sombre et son teint frais. J’étais persuadé l’avoir déjà vue...mais où ? Cette réplique me fait penser à celles des films américains... mais là n’est pas la question.
Elle avait ouvert les yeux et me regardait d’un œil interrogateur. Je l’ai aidée à se relever mais elle titubait, avait du mal à marcher. Je l’ai prise par la main et l’ai emmenée à travers les petites ruelles sombres, la soutenant de temps en temps pour éviter qu’elle ne tombe. L’appartement de mes parents était grand, beau, bien décoré. La petite indienne s’est mise à le parcourir avec des yeux émerveillés. J’ai choisi de lui poser la question à ce moment là :

"Mais qui es-tu ?"

Elle m’a regardé d’un regard triste avant de répondre :

"Susheela"

- Mais d’où viens-tu, alors ?

- Inde"

Je l’ai invitée à s’asseoir en face de moi dans le splendide canapé en daim de ma mère.

- Que fais-tu là ?"

- Me suis perdue.

C’est à cet instant que j’ai remarqué son accent... étranger. Sa réponse aussi n’était pas normale : elle ne parlait pas bien français.

- Tu t’es perdue ?

- Oui

- Où voulais-tu aller ?

- Chez moi.

- Et c’est où chez toi ?

- Le palais de Leh

- Quoi ?

Je n’y croyais pas : le palais de Leh, en Inde, était une ruine à ce jour. Je l’avais étudié l’année précédente.

- Le palais de Leh !! Mais c’est une ruine !"

- Pas 17ème siècle..."

Je commençais à croire qu’elle était folle. Mais tout semblait cohérent... sa tenue... son accent... tout !
Si elle ne m’avait pas lancé de ses yeux d’ambre un regard suppliant, je l’aurais mise à la porte.

J’ai décidé d’entendre la suite de son histoire... avec son drôle d’accent, elle me conta qu’elle avait vécu à cette époque. C’était la fille d’une servante et du seigneur. Elle avait été confiée à sa tante maternelle, un peu sorcière... Celle-ci lui interdisait de monter au grenier. Un jour, poussée par la curiosité, elle y était allée et y avait trouvé un vieux miroir poussiéreux. A travers, elle se voyait 2 ans plus tard, à 16 ans. Quand elle avait touché le verre, elle avait senti une intense douleur... elle avait entendu une voix enrouée, menaçante qui lui avait dit à peu près cela :

-Tu as touché au miroir du temps, le miroir que seul les seigneurs peuvent toucher, tu es condamnée à errer dans le futur jusqu’à retrouver ce miroir et à traverser les multiples épreuves...
Elle s’était réveillée avec un mal de tête infernal dans une petite ruelle d’un faubourg du sud de la France. Avait commencé pour elle un long périple à la recherche du miroir.
C’est par hasard qu’elle était arrivée dans cette ville.

Je n’y croyais pas.
C’est là que j’ai remarqué son odeur... il fallait vraiment qu’elle prenne une douche.
Je lui ai montré la douche et j’ai attendu qu’elle ait fini. Je ne croyais toujours pas à son histoire.
Je me suis rappelé d’un petit musée à environ une heure de route... le musée des miroirs...
Elle est sortie de la douche et m’a remercié. Je lui ai montré la chambre d’ami, puis je suis allé me coucher. Toute la nuit le même cauchemar : un miroir, une douleur intenable, le vide sidéral...

Le matin, je suis allé la réveiller et lui ai fait son petit déjeuner. Je lui ai parlé du musée des miroirs : elle était enchantée et voulait partir à la minute mais il restait un détail à régler : elle était encore en robe de chambre – j’avais mis ses vêtements de fête au lavage - et elle ne pouvait pas partir comme ça.
J’ai fouillé dans l’armoire de ma mère et j’ai trouvé, au milieu des robes de soirée somptueuses et des T-shirts hors de prix, un jean et un T-shirt rouge qui me paraissaient beaucoup trop petits pour ma mère et j’ai demandé à Susheela de les enfiler. C’était toujours trop grand, mais ça pouvait aller. Nous sommes sortis et nous sommes montés dans le bus.
Le paysage défilait derrière le pare-brise, j’entendais le bruit continu et indistinct de la neige fondue sous les pneus et le mouvement des essuie-glaces m’hypnotisait.

Lorsque nous sommes arrivés, Susheela dormait à moitié, après la totale béatitude qu’elle avait exprimée face au bus...
Nous sommes entrés dans le musée, où une vieille dame à l’accueil nous a regardés d’un œil méfiant. J’ai acheté deux billets "adulte", et nous sommes entrés ensemble dans le musée. Après une demi-heure, je commençais à m’impatienter dans l’endroit à présent désert. C’est alors que Susheela s’est roulée en boule par terre et a hurlé de douleur. Je me suis penché vers elle et je lui ai demandé ce qu’elle avait. Au lieu de répondre, elle a tendu le bras vers un vieux miroir, poussiéreux et à moitié cassé. J’ai voulu l’aider mais elle a repoussé mon bras et m’a tendu un petit talisman en forme de serpent, en bois peint, magnifique.
"Et..."
Au lieu de répondre, elle a de nouveau tendu la main vers le miroir, ce qui lui a arraché un nouveau cri de douleur.
Je me suis approché du miroir, toujours avec le bijou enfermé dans ma main et j’ai touché le verre poli.
Une douleur indescriptible, une torture, une abomination m’a traversé. J’avais envie de crier, mais aucun son ne sortait de ma bouche, j’avais envie de mourir, mais la souffrance semblait ne jamais s’arrêter....

Lorsque je suis revenu à moi, suffoquant, il faisait sombre et le sol était jonché de cailloux : je n’étais plus dans le musée. Désorienté, j’ai trébuché sur quelque chose de mou... qui bougea. Cette chose s’est mise à parler, avec un accent que je connaissais et que j’adorais... Susheela !!!
Les ténèbres régnaient en ce lieu, le silence, lui, était total. Susheela s’était relevée. J’ai entendu sa petite besace qui s’ouvrait. Une allumette. Petite sauveteuse de mon séjour dans les ténèbres, elle rayonnait, mais elle ne tarderait pas à s’éteindre, il fallait faire vite ...
Pied gauche, pied droit, pied gauche, trébucher, se relever, recommencer, se prendre un mur, tourner à gauche, pied gauche, pied droit ...

Trois jours plus tard, nous n’avions toujours pas trouvé la sortie, nous étions toujours coincés dans le dédale de galeries, toutes différentes les unes des autres, et nous avions utilisés tout le stock d’allumettes. Ce jour là nous sommes arrivés dans une grande pièce éclairée par des torches. Bizarrement, ces torches ne nous brûlaient pas les yeux, même après ces longs jours d’errance. Un homme de dos, encapuchonné, semblait fixer l’autre côté du mur, comme s’il y avait quelques mondes perdus, perdus dans les dimensions inexplorées du néant. Essayant de retrouver ma voix, que je n’avais pas utilisée depuis des lustres, j’ai dit :

"Qui êtes-vous ?"

Aucune réponse. Alors je me suis avancé vers lui et lui ai touché l’épaule. Il a frémit légèrement avant de se retourner. Sa capuche descendait si bas que l’on ne voyait que sa bouche. Elle ne bougea que très peu lorsqu’il murmura :

"Je suis le gardien... il fit une pose avant de continuer, du silence."

Sa voix, presque imperceptible, était enrouée, sûrement à cause des siècles de silence total. Susheela m’avait rejoint. Doucement, elle demanda :

"Mais comment vous arrivé ici ?"

"J’ai échappé aux ravages du temps, je suis enfermé ici jusqu’à la fin et j’aide les âmes perdues dans les couloirs du temps à retrouver leur chemin"

Alors la petite Indienne s’est écriée :

"Alors vous pourriez nous aider ?"
Un silence de mort a suivi sa question. Un sourire mauvais s’est étalé sur le visage caché de l’homme encapuchonné, qui a dit :

"Vous devez d’abord lever le voile des mystères de mon énigme... Qu’est-ce qu’un long voile qui s’étend jusqu’au fleuve ? "

Des larmes sont montées aux yeux ambrés de Susheela. Son regard semblait perdu dans l’infini…

- La nuit, a-t-elle répondu dans un murmure."

Le gardien a souri puis a fait un geste de sa main gauche : un long faisceau rouge est apparu.
Nous l’avons suivi, et, rapidement, nous sommes arrivés à l’air libre. Le soleil brûlait ma peau. Mes yeux souffraient énormément de sa morsure. J’avais mal mais j’étais si heureux que j’en pleurais. Soudain, je me suis rappelé où j’avais vu Susheela : c’était dans une peinture que j’avais étudié l’année précédente ! J’ai couru vers Susheela et lui ai annoncé, elle m’a remercié en s’inclinant. J’étais au comble du bien-être. C’est là que j’ai remarqué mon odeur : il fallait vraiment que je prenne une douche…