Le mystère des tortues jumelles

Nouvelle écrite par Pauline GENSEL, en 4ème au collège Revesz-Long, Crest (26)

Le mystère des tortues jumelles

Pourtant, ce matin-là, poussée par une étrange curiosité, elle franchit les quelques mètres qui la séparaient de la place, Gabrielle sur son épaule.
Elle fut d’abord éblouie par l’aveuglante lumière du soleil. Contrairement à Paris, où le jour commençait juste à se lever, Shalingappa baignait dans une atmosphère où la température frôlait les 28°C. Le contraste était tel, qu’il lui fallut plusieurs minutes avant de s’y habituer et elle dut quitter son pull en laine, dans lequel elle étouffait, pour le nouer autour de sa taille. Anna put enfin examiner les lieux.
Du moins, elle essaya, car la cohue qui régnait sur le marché l’empêchait de voir plus loin que l’homme qui se trouvait devant elle et sa petite taille n’arrangeait pas les choses… Elle eut beau se mettre sur la pointe des pieds, sautiller dans tous les sens, rien n’y fit. Après plusieurs coups de coudes et des dizaines de « pardon » et « excusez-moi », elle réussit à s’extirper du centre de la foule, pour aller se ranger le long des étalages, où la circulation se faisait plus calme. Des dizaines de marchand proposaient leurs produits aux passants : là-bas, de somptueux tapis étaient exposés sur une table ; ici, de larges plats garnis d’épices colorées aux senteurs exotiques ; à côté, des bijoux incrustés de pierres précieuses brillant de mille feux ; en face, du couscous, du poulet au curry, des beignets, de petites galettes plates et une multitude d’autres mets tous plus appétissants les uns que les autres ; derrière, de petits jouets faits de matériaux récupérés aux quatre coins de la ville… et pleins d’autres encore.

Soudain, des hommes et des femmes vêtus de noir et armés de sabres recourbés sortirent de toutes les rues entourant la place. Les marchands et clients se retrouvèrent encerclés. Affolés, certains couraient dans tous les sens, d’autres pleuraient et d’autres encore priaient. Anna quant à elle angoissait et se poser des questions sur ces êtres mystérieux. Jamais elle n’aurait imaginé que son premier voyage en Inde se passerait ainsi.
Un des étranges individus se hissa sur une table surélevée pour être vu de tous, et proclama un long discours dans une langue inconnue à la petite Parisienne, tout en brandissant une feuille de papier. En s’approchant, Anna distingua la photographie d’une jeune fille mais malheureusement, la foule l’empêchait encore de la reconnaître.
L’affiche passa de mains en mains et plus les gens la voyaient, plus ils s’agitaient et scrutaient les visages des autres personnes. Elle arriva bientôt dans les mains d’une marchande, non loin d’Anna. L’adolescente s’approcha, dans l’espoir d’examiner la feuille. Elle y était presque parvenue lorsque soudain, la femme se retourna d’un seul bloc et son regard vint se poser directement sur la jeune Parisienne. La stupéfaction qui se lisait sur son visage laissa très vite place à un immense sourire, suivit d’un cri de joie qui résonna dans toute la place.

Les hommes et les femmes en noir accoururent, le sabre à la main. Anna était complètement paniquée.

-Qu … qu’est-ce qui se passe ?

Alors que les individus n’étaient plus qu’à quelques mètres de l’adolescente, un jeune homme surgit de la foule et, par quelques sauts périlleux, atterrit à coté d’elle. Il l’empoigna par le bras et courut l’entraînant avec lui. Il n’y avait pas d’issue. Ils étaient encerclés.

-Vous êtes prête ? demanda t-il à la jeune fille dans un français parfait.

-Prête à quoi ?

-A ça.

Ils foncèrent droit sur un des hommes en noir. D’un coup de pied bien placé, le garçon l’envoya valser dans un gros baril, qui déversa un liquide à l’odeur nauséabonde. Les deux adolescents continuèrent leur course effrénée, slalomant entre les passants. Anna risqua un coup d’œil en arrière.

-Gabrielle ! s’exclama t-elle.

-Attendez-moi là.

Le garçon retourna sur ses pas, scrutant le sol à la recherche de la tortue. Il la trouva non loin des êtres aux sabres, sur le dos, agitant ses petites pattes dans l’espoir de se retourner. Il l’attrapa et rejoignit Anna à une vitesse ahurissante. La jeune fille récupéra son animal de compagnie et ils recommencèrent à courir.
Virage à gauche. Leurs poursuivants ne les lâchaient pas.
Virage à droite. Une impasse. Tout au fond, un mur de briques rouges, haut de deux mètres environ. Ils accélérèrent, puis s’arrêtèrent. Le jeune homme joignit ses mains qu’ils présenta à la Parisienne. Comprenant ses intentions, elle secoua la tête.

-Vous pensez avoir le choix ?

Il avait raison. Les individus allaient arriver d’une minute à l’autre. Il n’y avait pas de temps à perdre en simagrées. Elle n’eut pas le temps de déposer son pied dans les mains de l’adolescent qu’elle se sentit projetée dans les airs, et atterrit maladroitement de l’autre coté de l’obstacle. Quand elle se remit debout, son acolyte était déjà là. Ils repartirent.
Au bout d’une centaine de mètres, l’adolescent ralentit et entraîna Anna dans une petite cabane en tôle. Ils s’y arrêtèrent. La gorge en feu, la jeune fille s’affaissa sur le sol terreux. Elle était épuisée. Gabrielle n’était pas mieux. Elle n’avait pas trop apprécié les secousses dues à la course. Le jeune homme, lui, n’était même pas essoufflé. Il regardait la petite Parisienne reprendre sa respiration.

-Nous n’allons pas pouvoir rester longtemps.

Elle acquiesça d’un signe de tête. Etrangement, elle avait confiance en cet inconnu surgi d’on ne sait où, agile comme un chat et qui se trouvait là justement quand elle avait besoin d’aide. D’ailleurs, c’était une drôle de coïncidence…

-Vous me suiviez ?

-Pardon ?

-Comment se fait-il, reprit la jeune fille, qu’au moment où j’étais en danger - je n’ai d’ailleurs pas compris pourquoi – vous arriviez et me sauviez miraculeusement d’un funeste destin ?

-Je me trouvais là par hasard, c’est tout.

-Mais …

-Si vous voulez bien, la coupa l’adolescent, nous avons une longue route à faire et je doute que vous ayez envie de la faire en courant.

-Vous avez raison.
Ils se remirent en route.

-Quel est votre nom ?

Cela devait faire une demi-heure, qu’ils marchaient, côte à côte, sur le sentier pierreux. Plus loin, à gauche, une forêt déployait ses grands arbres verts jusqu’à la clairière qui bordait le chemin. Anna espérait qu’elle allait apprendre quelques informations sur son mystérieux sauveur. Elle y renonça très vite. Il restait muet comme une carpe, faisant comme s’il ne l’entendait pas.

-Où allons-nous ? demanda la Parisienne.

-Voir un ami.

-Et où habite votre ami ?

-Il n’a pas de maison à proprement parlé. Un jour, il est à Bombay, le lendemain à Dahanu.

-Et où se trouve t-il maintenant ?

-Dans une auberge. Elle n’est plus très loin.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient arrivés devant un accueillant bâtiment tout en bois.
Il était surmonté d’une enseigne sur laquelle on pouvait lire « Auberge du bois flotté ». Les deux adolescents entrèrent.
Ils se trouvaient dans une vaste pièce,sans fenêtre, éclairée par quelques lanternes qui diffusaient une lumière jaunâtre. Cela donnait un aspect lugubre à cette salle. Des petites tables rondes étaient disposées ça et là, entourées de deux ou trois chaises en bois. Il y avait peu de clients. Seulement deux hommes et une femme, accoudés sur une table à gauche, et un homme au comptoir. Il portait une longue cape qui lui arrivait jusqu’aux mollets, et retombait sur sa tête en un ample capuchon.

-C’est lui, murmura l’adolescent à Anna en désignant l’homme d’un signe de tête.

Il avança une chaise à la Parisienne et celle-ci le remercia. L’homme devait avoir la soixantaine, mais il paraissait toujours en pleine forme. Il leur commanda deux verres de menthe.

-Bien. Je vois que tu ne t’es pas trompé Ilamâran. Quel est votre nom demoiselle ? demanda le vieil homme.

-Anna.

-Savez-vous pourquoi vous êtes ici Anna ?

-Je n’en ai aucune idée.

-Comment s’appelle votre tortue ?

-Gabrielle. Mais pourquoi toutes ces questions ?

-Excusez-moi, j’ai été un peu vite. L’ennui, c’est que nous n’avons plus beaucoup de temps.

-Plus beaucoup de temps pour quoi ?

L’homme scruta le groupe de personne à leur gauche ; ils discutaient et riaient à gorge déployée. Rassuré, il chuchota :

« Il y a très longtemps, un homme nommé Gnanam arriva à Shalingappa. Il était pauvre mais s’en moquait éperdument. L’argent ne l’intéressait pas. Il ne désirait que vivre en paix. Il s’isola dans une forêt, celle que vous avez du apercevoir en venant ici. Elle était immense, couvrant des dizaines d’hectares mais malheureusement, l’égoïsme des hommes l’a considérablement réduite. Il y vécut en parfaite harmonie avec la nature.
Par une belle journée de printemps, alors qu’il ramassait quelques champignons, il découvrit une tortue agonisant dans l’herbe. Elle avait la patte arrière droite brisée, ensanglantée, et poussait de petits gémissements. Gnanam la prit délicatement et l’amena dans sa cabane. Il lui prodigua de nombreux soins, à l’aide de plantes médicinales et petit à petit, elle guérissait.

Deux semaines plus tard, tandis que Gnanam paressait sur sa chaise faite de morceaux de bois, sa tortue sur les genoux, celle-ci se redressa brusquement et dégringola de la chaise. Le jeune homme la rattrapa, à quelques centimètres du sol. Mais la tortue le mordit sauvagement et, surpris, il la lâcha. Lentement, elle rampa jusqu’à un carré de terre ensoleillé, sous les yeux étonnés de Gnanam. Elle gratta la terre de ses pattes arrières, rouvrant son ancienne blessure mal cicatrisée. Il eut beau essayer de l’arrêter, Gnanam ne réussit qu’à recevoir un deuxième morsure. Il se résignât, et l’observa. Insensible à la douleur, la tortue continuait à creuser, creuser plus profondément à chaque coup de patte. Une heure plus tard, son premier œuf vint tomber lourdement dans le trou qu’elle avait formé, suivit d’un deuxième au bout de trente minutes. Malheureusement, la tortue n’avait plus assez d’énergie pour achever sa ponte. Elle décéda peu après. »

L’homme s’interrompit tandis que le barman servait les deux verres de menthe aux adolescents.
-Soigneusement, Gnanam reboucha l’orifice resté ouvert, jusqu’à ce qu’aucune trace ne permette de déceler la présence du nid. Puis, une fois fait, il attrapa délicatement le corps sans vie de la tortue et l’enterra à l’endroit exact où il l’avait découverte.
Le temps passa. Quatorze semaines s’étaient écoulées, quatorze semaines de cueillette, de pêche et de chasse. Depuis quelques temps, Gnanam cultivait ses propres fruits et légumes, dans un potager situé à l’arrière de sa cabane. Il en avait presque oublié les œufs. Presque.
Mais un beau jour, alors qu’il s’activait dans le jardin, il aperçut une parcelle de terre qui s’écroula brusquement. Prudemment, il s’approcha à pas de loup. Deux minuscules tortues se hissèrent sur l’herbe.
Pendant plus d’un an, il s’occupa de ces petits animaux. Il les nourrit, les abreuva, leur parla. Leur présence comblait la solitude qui commençait à lui peser.

Cette paix dura jusqu’au jour où le Clan leur a rendu visite. Gnanam était parti pêcher dans la rivière qui traversait la forêt. Quand il en revint, deux poissons à la ceinture, il découvrit sa cabane en flamme, son hamac déchiré en lambeau et les cultures de son jardin détruites. A l’aide de seaux d’eau, il réussit à éteindre le feu, après plusieurs allés/retours jusqu’au cour d’eau. Il découvrit une des deux tortues, cachée sous un panier en osier, mais la deuxième était introuvable. Le Clan l’avait emmené, c’était certain.

-Qu’est-ce que le Clan exactement ? demanda Anna.

-C’est une association composée d’hommes et de femmes entre vingt et quarante ans, qui surveillent les moindres faits et gestes de la population. Il y a des espions un peu partout dans la région, c’est pour ça qu’il faut être très prudent. On ne peut rien faire sans en informer le Clan. De nombreuses personnes sont contre cette garde extrême, mais aucune n’ose protester : ils tremblent tous à l’idée que la secte puisse venir les égorger ou les réduire en esclavage.

-Pourquoi le Clan voudrait-il d’une simple tortue ?

-Ce n’est pas une simple tortue. On raconte qu’elle et sa sœur ont des pouvoirs magiques et qu’une fois réunies, elles peuvent offrir l’immortalité à leur possesseur. Chelam, qui dirige le Clan d’une main de fer, convoite cette immortalité depuis des dizaines d’années. C’est une femme cruelle, qui n’hésite pas à sacrifier des vies pour parvenir à ses fins. Elle a déjà en sa possession une tortue, Amaïdhi, et elle va tout faire pour obtenir la deuxième.

-Et où se trouve cette deuxième tortue ?

-Tu n’as pas deviné ? questionna l’homme, les yeux rivés sur Gabrielle.
Avant qu’Anna ne puisse esquisser le moindre geste, un couteau vint se placer sous sa gorge.

-On ne bouge pas papy !

C’était la voix de la jeune femme qui était assise à la table de gauche quelques instants auparavant. Le vieil homme s’immobilisa, laissant apercevoir l’éclat d’une lame sous sa cape.

-Pose ton arme, ordonna la femme.

Il s’exécuta et les deux hommes, qui étaient jusque là restés en retrait, ramassèrent son poignard. Puis ils commencèrent à lier les pieds et les poings d’Ilamâran et de l’homme à la cape. Quand ce fut fait, la femme sortit un talkie-walkie de sa poche et dit :

-Chelam ? Ca y est, ils sont hors d’état de nuire… D’accord… Je vous attends.

Elle rangea son talkie-walkie et commença à attacher Anna, pendant que ses deux acolytes offraient une importante somme d’argent au barman en échange du silence.
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit brusquement sur une vieille femme suivie de dizaines d’hommes et de femmes portant les mêmes vêtements noirs et les mêmes sabres recourbés que les individus qui les poursuivaient sur la place du marché. Dès qu’elle franchit le pas de la porte, Anna ne put s’empêcher de pousser un petit cri strident en la reconnaissant, et de s’exclamer :

-Grand-mère !