Un mets délicat

Nouvelle écrite par Anne-Laure Glière, en 3ème au Collège Californie, Angers (49)

Un mets délicat.

Ses lunettes en sortaient tout embuées. Pourtant, ce matin-là lorsque Anna se décida enfin à pointer sa petite tête entre les deux arrêtes de livres, une odeur plus irrésistible qu’auparavant lui chatouilla les narines. Ne pouvant que céder à la tentation, Anna fit un pas vers le passage et fut violemment aspirée.

Toute étourdie Anna se remit tant bien que mal sur ses pattes et commença à observer ce qui se passait autour d’elle. Tout n’était que ténèbres et, bien que la chaleur fût étouffante, un courant d’air glacé circulait, balayant le sol avec force. Anna, toute tremblante, suivit le courant d’air. A peine eut-elle fait quelques pas qu’elle trébucha sur une immense masse sombre. Intriguée, Anna en fit le tour, la renifla, la palpa et en conclut que ce devait être un légume ou un fruit. Sa peau était lisse et légèrement molle. Il n’avait pas d’odeur particulière, mais Anna, qui avait très faim, se lécha les babines. Après tout, que risquait-elle ? Une petite bouchée, rien qu’une seule ; personne ne le remarquerait ! Anna se plaça face à la masse sombre, ouvrit grand la gueule et la mordit à pleines dents.
Tout d’abord, son goût lui parût fade, puis elle sentit une petite touche de piquant très agréable. Anna ravie, croqua à nouveau dans la masse sombre. Au bout de quelques minutes, la touche de piquant s’accentua, augmenta au point qu’Anna recracha sa bouchée les larmes aux yeux. Toussant, crachant, la petite tortue s’enfonça dans les ténèbres à la recherche de la moindre goutte d’eau.

Soudain, Anna buta contre un objet, ou plutôt, une sorte de paroi rugueuse et dure qui se dressait majestueusement en travers de son chemin. La texture de cet étrange mur semblait familière à Anna. Elle avait déjà rencontré pareille matière auparavant, seulement voila, elle ne se souvenait plus de l’endroit et réfléchir n’était pas son point fort. Ne cherchant pas plus longtemps, le petit reptile se mit à longer la paroi dans le but de trouver une ouverture par laquelle elle pourrait s’échapper. Au bout d’un certain temps, le courant d’air se fit plus fort et de la lumière commença à percer les ténèbres. Soudain Anna aperçut un point lumineux provenant du mur. La tortue se précipita vers celui-ci et passa timidement la tête au dehors.

Les rayons du soleil la frappèrent en plein visage, l’aveuglant. Cependant elle se rendit compte qu’elle était entourée d’immenses paniers d’osiers. L’osier, voilà c’était bien cela qui l’avait intrigué dans le noir... elle avait buté contre un mur en osier ! Un mur en osier tout comme le panier du terrible Potiron, le chat des propriétaires. Celui-ci aimait particulièrement à ses heures perdues venir se promener non loin des immenses cages à tortues du professeur Lidenbrach, spécialiste des reptiles. Plus d’une fois, après les visites de Potiron, on découvrait qu’il manquait des œufs de tortues et celles-ci en avaient bien sûr informé le professeur mais rien n’y faisait.

Un nuage passa masquant le soleil. Anna sortit de sa cachette et tendit l’oreille. Le brouhaha continu du marché de Shalingappa lui parvint et ce parfum irrésistible qui lui avait chatouillé les narines dans la bibliothèque, flottait à nouveau dans l’air, plus irrésistible que jamais... La petite tortue s’aida de son bon odorat et se laissa guider sur quelques mètres avant d’arriver au pied d’une gigantesque montagne dont les parois étaient lisses et ondulaient légèrement sous la force du vent. Anna qui avait plus d’un tour dans son sac sortit de sa carapace une petite boîte de cure-dents qu’elle avait dérobée au professeur Lidenbrach. Après tout, s’il y avait une matière où elle avait la moyenne, c’était bien en escalade ! Toutes jeunes, les tortues étaient confrontées à l’ennui dans leur cage et pour ce divertir, elles avaient vite appris à sortir de leur prison et à explorer tous les recoins encore inconnus de la demeure. Chacune avait sa spécialité. Certaines comme Déborah savaient crocheter n’importe quelle serrure, d’autres encore avaient l’habileté d’un singe et pouvaient se faufiler dans les moindres recoins à la recherche de trésors oubliés. Même Gabrielle y trouvait son compte. Elle se contentait de rester à la maison, faisant le guet et prévenant les tortues de la moindre présence malveillante.
Sans hésitation, Anna planta ses cure-dents un à un de telle sorte que ceux-ci formèrent un petit escalier en colimaçons. La paroi n’opposa aucune résistance et se laissa transpercer. Sûrement du plastique : une bâche en plastique. Anna finit par arriver au sommet sans trop d’encombres. Elle déboucha sur un vaste plateau en bois où de larges récipients en osier et en plastique étaient alignés. La tortue se faufila entre eux et remarqua que ceux-ci étaient remplis de poudres de différentes couleurs : rouge, jaune, blanche… qui formaient de petits cônes, pointant vers l’extérieur. La petite tortue, ébahie par ce paysage débordant de coloris, s’avança jusqu’à l’autre extrémité du présentoir.

Du perchoir où Anna se trouvait, on pouvait observer une bonne partie du marché. La chaleur et la moiteur de l’air faisaient fuir les clients. Sans doute préféraient-ils se reposer ou du moins se terrer jusqu’à ce que la fraîcheur de la nuit tombe. Les vendeurs semblaient également terrassés par la chaleur. La plupart d’entre eux étaient allongés dans de grands hamacs improvisés derrière leurs présentoirs et même les mouches leur tournant autour ne semblaient les déranger. Soudain, une chose attira l’œil d’Anna.

Celle-ci rechaussa correctement ses lunettes sur son petit bec et regarda à nouveau. Effectivement, il n’y avait pas de doute là-dessus, c’était bien un chien. Mais quel chien c’était là ! Elle n’avait jamais vu pareille horreur ! Il se tenait couché près de son maître et somnolait tranquillement. Il était d’une maigreur spectaculaire : ses côtes saillantes en étaient la preuve ! Sa tête n’était pas mal certes, mais son corps ressemblait à un croissant de lune amaigri et sa longue queue battait lamentablement le sol, balayant les saletés qui s’y trouvaient. Ce spectacle donna une idée à Anna. D’autant qu’elle s’en souvenait, les chiens n’avaient jamais eu d’animosité envers les tortues. Bien au contraire, une loi avait été votée en faveur de la solidarité chien-tortues pour sauvegarder les petits reptiles en voie de disparition. Anna n’avait qu’à s’en servir pour se faire transporter jusqu’à l’endroit désiré. Réunissant toutes ses forces Anna s’écria :

-"Hé ho ! Monsieur le Chien ! Puis-je avoir votre attention quelques secondes ?"

L’animal regarda dans sa direction, puis détourna la tête hautainement. La petite tortue, vexée, répliqua :

-"S’il vous plaît ! Je ne vous demande pas grand chose !"

Un long silence suivit son appel, puis un bref battement de queue lui répondit. Furieuse, Anna hurla :

-"Alors c’est comme cela que vous me répondez ? Je vous rappelle, qu’en vertu de la loi 41906, vous avez le devoir d’aider vos concitoyens et tout particulièrement les tortues ! Je vais devoir faire appel à mon avocat !"
Cette fois, le chien la regarda fixement et finit par se relever. Sans se presser, il trottina dans sa direction et lorsqu’il fût enfin arrivé, il dit :

-"Eh ben dites donc ! Vous êtes drôlement autoritaire ma p’tite demoiselle ! Faut vous calmer ! C’est l’heure de la sieste j’vous rappelle ! Enfin, que puis-je faire pour vous ?

-Eh bien, voyez-vous, j’ai besoin de savoir d’où provient cette odeur qui sent si bon !

-Quelle odeur ? C’est qu’il y a plein d’odeurs par ici ! Mais si vous voulez parlez de cette odeur de navets, eh ben elle vient de l’étal de Jamal, un ami de mon maître. On dit qu’il fait les meilleurs navets épicés du pays.

-Oui, c’est bien cela. Ne serait-ce pas trop vous demander de m’y conduire ?

-Ciel ! Bien sûr que non, cela me changera de l’ordinaire."

Sur ces mots, la petite tortue sauta sur la tête du chien et s’accrocha à ses petits poils. Celui-ci se mit à trottiner le long des étals. L’étrange équipage passa tout d’abord devant de longs étals où s’entassaient des monceaux de sacs de riz, puis devant d’autres présentoirs où l’on vendait à profusion des fruits et des légumes plus appétissants les uns que les autres. Le paradis de tout végétarien ! Pour passer le temps, la tortue interrogea son compagnon :

-"Mais au fait comment vous appelez-vous mon cher ?

-Oscar.

- Cela ne fait pas très indien !

  • Je vous en pose des questions, moi, espèce de curieuse ! Allez savoir ce qui est passé dans la tête de mon maître lorsqu’il m’a baptisé ! Mais je crois bien que nous sommes arrivés !"

Le chien s’arrêta en face d’un grand étalage d’où s’échappait de la fumée. A présent, l’odeur de navets ainsi que celle des épices embaumaient l’air. En se hissant quelques instants sur ses pattes arrières, Anna aperçut un homme qui remuait une immense poêle à frire faisant sauter à intervalles réguliers son contenu. Bientôt celui-ci délaissa le mets qu’il préparait pour aller chercher chez d’autres commerçants un ingrédient, sans doute qui lui manquait. Rapidement, la tortue en informa son compagnon qui la déposa non loin de la poêle frémissante. La petite tortue se précipita vers le récipient et, une fois devant, se mit à laper la sauce goulûment. Elle voulut ensuite s’attaquer à un navet qui flottait tranquillement, un peu éloigné du bord. Cependant, au moment où elle se pencha pour l’attraper, sa carapace l’entraîna vers le fond et elle tomba dans l’épaisse sauce pimentée. Elle se débattit pour remonter à la surface, mais le liquide était trop épais. Soudain, elle se sentit aspirée vers le fond de la poêle et perdit connaissance...

Lorsqu’elle se réveilla, elle se trouvait dans la bibliothèque de sa grand-mère, exactement à l’endroit où elle s’était sentie aspirée. Anna toute excitée et effrayée à la fois se précipita dans la salle à manger de sa grand-mère où elle y trouva toute sa famille en train de manger. Anna raconta d’une seule traite sa fabuleuse histoire, mais lorsqu’elle eut fini ses parents éclatèrent de rire :

-"Mais voyons, ma petite pouce d’endive ! Il n’y a jamais eu de passage vers l’Inde dans la bibliothèque de ta grand-mère ! Elle te racontait seulement des histoires pour t’endormir le soir quand tu étais petite ! Ne me dis pas que tu y as cru ! Viens plutôt manger ! Ta grand-mère a préparé de merveilleux navets épicés !
Sur ces mots, la grand-mère d’Anna saisit la gamelle de celle-ci et lui versa trois louches de nourriture. Elle ajouta avec un regard malicieux et complice :
-"Des navets épicés comme Jamal les fait !"