A sens unique

Nouvelle écrite par Maud Pierrard, en 3ème au collège Les deux vallées, Montherme (88)

Pourtant, ce matin là, après un petit déjeuner tardif, elle décida de franchir le pas. La motivation la gagna pour de bon lorsqu’elle essaya sans succès de réveiller Gabrielle. Anna quitta ses pantoufles et chaussa une paire de bottines usées. Elle ouvrit la porte de la bibliothèque de sa grand-mère chez laquelle elle vivait depuis l’accident qui avait coûté la vie à ses parents. Elle marcha jusqu’au dernier rayon et inspira à fond. Anna écarta avec précaution les livres et dégagea une petite ouverture juste assez grande pour lui permettre de passer. Il ne fallait pas réfléchir ; elle s’engagea la tête la première et poussa sur ses coudes pour franchir le rayon. Une fois debout elle sentit une vague de chaleur : Anna était de l’autre côté.

Elle fut surprise de constater qu’elle pouvait s’y rendre physiquement. Elle était très déstabilisée par ce transfert énigmatique. Etait-ce le vrai monde ? Ou était-ce une reproduction de la réalité dirigée par ses seules pensées ? La deuxième hypothèse était la plus plausible mais Anna admit que ce ne pouvait être le fruit de son imagination, tant cela paraissait réel.

La chaleur devint oppressante. L’azur très pur du ciel valorisait les terrasses et mezzanines qui s’élevaient à sa rencontre. Elle se trouvait sur une place où se pressait toute la petite population de la ville de Shalingappa. Le brouhaha et le désordre étaient dus au marché installé pour quelques jours. Les sens en ébullition, Anna observa avec émerveillement les étalages de fruits exotiques, les couleurs vives des étoffes, des légumes variés ou encore une mule récalcitrante qui bloquait le passage. Les indiens que la jeune fille croisait, alliage de peau sombre et de dents blanches, la dévisageaient avec une pointe d’insistance. Anna troqua son pull contre une chemise blanche, commune à presque tous les habitants. Elle déambula dans le marché et fut surprise quand elle vit une voiture. La route défoncée passait juste devant. Les charrettes se mêlaient aux automobiles retapées et aux motos pétaradantes ; un policier maintenait un semblant d’ordre dans la circulation.

Un jeune garçon transportait des régimes de bananes vertes. Soudain un car militaire doubla une vieille Peugeot et fonça sur le gamin. Le conducteur ne put l’éviter et le projeta à trois mètres de là, tel un vulgaire pantin. L’accident s’était déroulé juste sous les yeux du policier qui poussa de grands coups de sifflet afin d’arrêter le véhicule. Il demanda au responsable de sortir et se précipita vers le garçon. L’agent de sécurité s’agenouilla un instant mais se releva pour parler au militaire. Une discussion animée s’engagea entre les deux hommes. Finalement le soldat, haut gradé, profita de sa condition pour repartir à bord de son engin. Anna rejoignit la foule qui se pressait autour du jeune indien, atteint à la jambe. La blessure lui souleva le cœur : il aurait eu besoin de se faire soigner à l’hôpital. Le policier donna des ordres brutaux et dispersa la foule. Seule Anna resta. L’officier, voyant sa peau claire, n’insista pas pour la faire partir. Anna savait que l’anglais était parlé presque partout en Inde. Pressée, elle dit :

« Il faut vite le secourir ! Vous ne voyez pas qu’il souffre ?

- Ce n’est qu’un paysan ! fit- il un peu surpris. »
La colère perça dans la voix d’Anna.

« Il n’y a donc que moi de sensée ? questionna-t-elle sans espérer de réponse de la part du policier. Où faut-il que je te ramène ? Et quel est ton nom ? demanda-t-elle au garçon gisant au sol dont des larmes de douleur roulaient sur sa peau sèche telles de petites perles brillantes.

- Je… Je m’appelle Sahaj.

- Moi c’est Anna. Bon, on a déjà perdu assez de temps comme ça. Je peux te ramener jusqu’à chez toi si tu veux. »

Ce n’était pas vraiment une question. Sahaj n’hésita pas longtemps :
« D’accord. »

Ils abandonnèrent les bananes sur le bord de la route, sous le regard méprisant du policier. Anna fit de son mieux pour soutenir Sahaj. Il la mena dans un dédale de rues sales de terre piétinée où elle ne pourrait jamais retrouver son chemin sans aide. Les maisons semblaient se resserrer sur eux. Enfin son ami désigna une cabane décrépie au toit fragile dont la porte était un simple panneau de bois. Anna entra et ses yeux durent s’habituer à la pénombre. Quelques instants plus tard elle distingua trois couchettes posées à même le sol, une table basse et un rideau à l’opposé de la pièce. Anna déposa doucement Sahaj sur une des couchettes. Il lui dit :
« Bhumi, ma mère. Va la chercher s’il te plaît. Elle devrait être à côté. »
Une femme vêtue d’une robe composée de plusieurs épaisseurs d’étoffes, décorée de motifs entrelacés et délicats, arriva au même moment et se figea lorsqu’elle aperçut Anna. Une lueur de méfiance traversa ses yeux noirs. La perle rouge collée à son front à l’alignement des sourcils luisait d’un faible éclat. Le sang de la jeune fille colora ses joues. L’expression de l’Indienne se modifia quand elle vit Sahaj. Bhumi – ça ne pouvait être qu’elle – se rua vers lui. Sahaj chuchota quelques mots. L’Indienne lança à Anna un sourire qui la décrispa puis alla chercher précipitamment des vêtements qu’elle déchira en larges bandes. Bhumi les enroula autour de la jambe de son fils et les serra très fort. Le sang tâcha immédiatement le tissu. Bhumi était trop silencieuse. Anna comprit que sa présence étrangère gênait. Elle prit donc l’initiative de sortir.

Elle attendit longtemps devant la modeste maison, ne sachant que faire. La pensée de repartir ne l’effleura pas. L’activité du village ralentit peu à peu. Beaucoup plus tard, la mère de Sahaj sortit pour ramener doucement Anna à l’intérieur. La jeune parisienne se frictionna les bras. Bhumi l’emmena dans l’autre pièce, derrière le rideau. Son ami était assis sur un tapis, encore très faible. Le repas fut l’occasion pour Anna de faire la connaissance des frères et sœurs de Sahaj. Timides, ils baissaient tous les yeux. Ils s’assirent devant une assiette de terre cuite dans laquelle refroidissait une bouillie odorante.

« C’est un mélange de légumes, de blé et de masalas. J’ai acheté des aubergines et du gingembre au marché. Tu risques de trouver le masalas trop épicé, prévint Bhumi.

- Je verrai après y avoir goûté, dit Anna.

- Merci pour mon fils. Il m’a raconté, tu es courageuse. »

Durant la conversation Bhumi ne posa aucune question indiscrète. Le plat avait une saveur indienne inoubliable, la maîtresse de la maison ne s’était pas trompée, le masalas, nom du curry en Inde, lui mit la bouche en feu. Anna se rendit compte après la fin du repas qu’elle était épuisée. Elle s’allongea sur une des couchettes et s’endormit aussitôt, la tête pleine d’images colorées.

Anna se réveilla au petit matin ; la nuit lui avait remis les idées en place. Elle allait rentrer chez sa grand-mère qui devait se faire un sang d’encre, et ne plus s’occuper de cette famille à laquelle elle avait apporté son aide. Sahaj était aussi réveillé et semblait avoir recouvré ses forces ; Il ne souffrait presque plus. Anna lui annonça sa décision. La jeune fille fit ses adieux à la famille :

« Je ne pourrai jamais vous oublier, mais je dois repartir. Merci de m’avoir hébergée pour la nuit.

- On suit toujours sa destinée, Anna. La tienne est de t’en aller. Ce que tu as appris ici te servira un jour, peut-être d’une façon qui t’échappera. Que le vent soit avec toi, dit Bhumi en l’accompagnant dehors. Sahaj va te montrer le chemin.

- Adieu, Bhumi. »

Gravant son visage, sa robe de soie écarlate, son voile orangé, sa perle frontale dans sa mémoire, Anna partit pour ne plus revenir. Sahaj la mena jusqu’à la place de Shalingappa. Le chemin pris à l’aller lui paraissait si étranger ! Anna retrouva finalement l’endroit d’où elle était venue. Le mur dénudé semblait infranchissable. La jeune voyageuse inspira et avança ses doigts vers la façade. Ses phalanges butèrent contre la surface solide. Anna fronça les sourcils et réessaya comme elle l’avait fait pour venir. Nouvel échec. Elle s’appuya de tout son poids contre la paroi. L’affolement la guettait. Elle se mit à frapper la façade qui ne voulait pas la laisser passer. Désespérée, Anna se laissa glisser contre le mur. Pas de miracle : Cela ne marchait que dans un sens ! Alors comment rentrer chez elle ? Resté silencieux depuis un moment, Sahaj déclara subitement :

« Il y a peut-être une autre issue...

- A quoi penses-tu ?

- Une légende raconte que des hommes se sont rendus dans la librairie du village. Certains ont disparu mystérieusement. On dit qu’ils ne seraient pas morts, mais dans un autre monde. On a découvert récemment que le passage aboutissait en France. Je n’ai pas plus de détails car les gens sont très méfiants et préfèrent garder le secret.

- Et tu crois qu’il pourrait s’agir d’une autre « porte » ?

- Pourquoi pas ?

- Merci de me faire confiance, allons vérifier ! »

Il rit devant son enthousiasme et l’entraîna à sa suite. Ils entrèrent dans la boutique, située au bord de la route. Le libraire ne pouvant la renseigner, Anna se laissa guider par son intuition féminine et orienta les recherches vers sa gauche. Elle entendit un léger bruit provenant d’une étagère. Elle délogea un livre et écouta encore. Des klaxons lointains et étouffés lui parvinrent : c’était le bon endroit.
Anna, submergée par la mauvaise conscience, ne pensait plus qu’à sa grand-mère et à Gabrielle. Elle retira ses bottes pour ne pas salir les ouvrages, étreignit Sahaj et le quitta sur un dernier regard. Alors, comme à l’aller, elle s’engagea la tête la première et poussa sur ses coudes pour franchir le rayon. Anna sentit un petit paquet dans la poche de son jean : c’était un sachet rempli d’épices, que Bhumi avait dû lui glisser discrètement.

Des parisiens étonnés virent une jeune demoiselle à lunettes, bottines à la main, l’air égaré au milieu de l’avenue des Champs Elysées.