Gulliver n° 9 "Un monde très noir"

Revue trimestrielle, Octobre 1992, 288 pages

23 juin 2006.
 

QUATRIEME DE COUVERTURE

Patrick Raynal nous entraîne à Missoula, Montana, et croise la route
de Crumley. Qui, mieux que Jérome Charyn, dit aujourd’hui New York ? Tony Hillerman nous livre le cœur de son pays - et l’âme de toute son œuvre. Tandis que Philippe Garnier rencontre Ray Ring dans un coin d’Arizona. Retour de Hunter S. Thompson, pour l’occasion, toujours en pleine embrouille. Qui, en France, oserait écrire un texte comme celui de Hanif Kureishi ? Allons, tout n’est pas perdu pour autant ! A preuve, le grand retour de Hervé Prudon. A preuve, Richard Matas, œil sombre, regard aigu, en Colombie, Jean-Luc Fromental égaré sur sa barge pétrolière, et Didier Daeninckx à Prague. A preuve, Jean-Bernard Pouy, qui sait comme personne parler de la banlieue.
Sans oublier Pieke Bierman, Paco Ignacio Taibo II, Victor Possochkov, Jim Nisbet, Anthony Daniels, Luis Zapata, Michel Lebrun, Luis Sepulveda, Alain Corneau, Nicolas Bouvier. Et une rencontre assez exceptionnelle entre Simenon et Raphaël Sorin.
Pour rappeler que la littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle s’attache ainsi à dire le monde.


SOMMAIRE

L’ECRITURE ET LE RESTE

NOUVELLES DU MONDE

EDITORIAL

Un monde très noir

Pourquoi un film comme Luna Park de Pavel Lounguine nous paraît-il tout à coup aussi nécessaire - dans le même temps qu’un film maîtrisé, fin, élégant comme le Cœur en hiver de Claude Sautet nous laisse, disons, quelque peu sur notre faim ? C’est que le premier nous plonge dans le cratère du monde, quand l’autre paraît vouloir s’en abstraire à toute force, comme si le « Qualité France » qu’on le voudrait voir incarner supposait l’exténuation préalable des tumultes du dehors. Entendons-nous : le film de Sautet n’est sans doute pas sans mérites, et en d’autres temps, plus douillets, nous aurions pu - qui sait ? - nous aussi le goûter. Disons, pour aller vite, que c’est l’époque, la perception de plus en plus aigue d’un manque, la sensation d’un écart devenu au fil du temps insupportable, qui font qu’à la limite nous ne le voyons plus, aujourd’hui. Parce que le monde a changé, et nous-mêmes avec lui.
Parce que le monde explose. Avec son cortège d’horreurs, de bassesses, de folies, mais dans l’effervescence aussi d’une re-création, le bouillonnement de nouveaux rythmes, de paroles inouïes, et le réveil, dirait Lounguine, des forces mythologiques qui traversaient les tragédies antiques. Tous repères envolés, et les idéologies mortes, si confortables, qui nous rendaient le monde lisse, sans mystères, tellement explicable. De là, probablement, qu’il ne nous a jamais paru aussi radicalement étranger, malgré le déluge d’images télévisées supposées nous « informer » - mais comment ignorer plus longtemps que le journalisme a perdu tout regard sur les choses ? Tant de bonnes âmes, si critiques à l’endroit des « écrivains-voyageurs », nous le disaient devenu partout semblable, le monde, réduit à la dimension d’un village planétaire, dans l’universel clignotement des néons de Coca-Cola ou de Disneyland - et à quoi bon, dès lors, y aller voir ? A croire que l’espace arpenté par nos « travel-writers », dans une quête dérisoire d’exotisme, n’était plus qu’un décor de mer bleue, de palmiers et de cocotiers, un dépliant pour club de vacances généralisé. Etonnez-vous après cela si les mêmes découvrant, effarés, que des hordes de barbares campent jusqu’à leurs portes, n’osent même plus s’éloigner à dix minutes en RER !
Autrui - c’est à dire nous-mêmes - nous est devenu, sans que nous y prenions garde, de nouveau étranger. Et nous attendons de la littérature, de nouveau, qu’elle nous dise le monde. Comme le fit en son temps le Voyage au bout de la nuit de Céline. Comme le firent Chandler ou Dashiell Hammet. Parce qu’elle n’est jamais aussi vivante, la littérature, que lorsqu’elle s’attache à dire, à inventer, la parole vive du monde. Si Gulliver a défendu le « travel-writing » avec ardeur, mais ce n’était certes pas avec la prétention d’y réduire toute écriture possible, mais comme une des voies pour retrouver cette vérité de la littérature, un peu trop oubliée à force de soumissions aux idéologies, aux sciences humaines, et aux diktats des avant-gardes. Une voie, mais pas la seule.
A preuve, le roman noir.
Rappelez-vous. Quand, lycéens, nous découvrions le jazz. Les chroniques de Ring Lardner. Les romans de Chandler, de Goodis, de Hammett. Cette écriture hyper-tendue, « hard-boiled », où il nous semblait entendre le crépitement encore des machines à écrire. Pour dire toute la violence, les rythmes, l’intensité de la Ville. Cette sensation d’une énergie inépuisable, d’une ouverture immense au poème du monde, d’une écriture enfin libérée des ronds de jambe et préciosités salonnardes - et comme des pans entiers de la « littérature » dont nos professeurs nous bassinaient alors, nous paraissaient, d’un coup, devenus lettres mortes. Eh bien ! Nous y sommes de nouveau.
Olivier Mongin, s’inquiétant récemment dans les colonnes du Monde de la crise manifeste de la fiction française (sans cesse oscillant, selon lui, entre l’autosatisfaction individualiste et la nostalgie de l’Histoire, et soustrayant du même coup « l’imagination à l’histoire présente », dans le temps même que le roman anglo-saxon, et particulièrement la littérature dite d’immigration de langue anglaise, démontrait son extrême vitalité dans l’invention d’histoires « prenant corps au confluant de deux cultures ») voulait y voir, entre autres raisons possibles, la conséquence d’une laïcité outrancière vidant de toute chair le social, incapable de concevoir, entre un universel abstrait et un individu vivant l’illusion d’une émancipation parfaite, l’espace d’un dialogue entre cultures, où accueillir, calmer, apaiser la violence des convictions, permettre ce que Rushdie appelle « l’échange de nos douleurs respectives » 1. Nous y ajouterions volontiers - mais elle en est tout autant un effet qu’une cause - la classe intellectuelle elle même. Car il faudra bien dire un jour comment une nomenklatura arrogante installa son pouvoir sur la littérature, et sur l’édition, par la mise sous tutelle des raconteurs d’histoires, et avec un mépris absolu des lecteurs 2. Il faudra dire ces années de démolition où la chair, les os de la littérature se virent livrés à l’équarissage, où le ton, le style, tout abandon au sens se virent impitoyablement traqués, au nom du Signe-roi. Ces années de résistance, aussi, où des adolescents rebelles, affamés de fiction, partirent à la recherche de la littérature, dénichant dans les bacs, sous les piles d’invendus de nos « avant-gardistes », des œuvres contradictoires, grandes ou mineures, d’où émanaient comme une saveur de monde perdu, et qui avaient pour auteurs Henri Calet, B. Traven, André Dhôtel, Jean Giono, Hemingway, Raymond Guérin, Malcolm Lowry, Raymond Chandler, Jacques Perret, David Goodis, Armand Robin, Georges Simenon, Stevenson, tant d’autres devenus aussitôt d’indispensables compagnons ! Walter Benjamin, dans un texte lumineux, entendait démontrer que la littérature moderne se développait sur l’extermination des « story-tellers » 3 - et comme pour lui donner raison, Georges Simenon dans le superbe entretien avec Raphael Sorin que nous publions un peu plus loin, raconte comment Gide lui demanda un jour comment diable il faisait pour raconter une histoire. En une question, le condensé de la situation..
Le polar, on l’étudiera peut-être un jour, fût, grâce à la Série Noire, l’un des rares espaces de liberté à rester hors de l’emprise des clercs - pensez ! des histoires de flics et de meurtres. Dans le même temps, les gendelettres, de gauche comme de droite, voyaient dans la « B.D. » le signe d’une décadence culturelle. Et frissonnaient de dégoût au seul mot de « science-fiction ». Sans voir que Philip K. Dick, J.G. Ballard, disaient alors le monde en train de naître avec une force, une invention pratiquement sans équivalents dans la littérature « officielle ». Sans voir que ces sous-littératures, comme par hasard, étaient toutes de fiction, et qu’elles étaient même les derniers refuges des raconteurs d’histoires - les hôtels de passe où naquirent bien des écrivains dans les années 60-70...
Travel-writing et roman noir : ils sont nés tous les deux d’un même désir de monde. Qui a lu le Arizona Kiss de Ray Ring ne voyagera probablement plus de la même manière en Arizona. Et ce n’est certainement pas un hasard sur le Monde Diplomatique, pour illustrer une longue enquête sur les récentes émeutes de Los Angeles ne trouvait à citer que des auteurs de romans noirs, Barry Guifford et James Ellroy. Travel Writing et roman noir : voici un numéro de Gulliver pour célébrer leur rencontre en dix-neuf récits inédits. Pour affirmer, s’il en était besoin, que la littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle s’attache ainsi à dire le monde.


1. La France en mal de fiction, Le Monde, 3 juillet 1992.
2. La crise de l’édition n’est-elle pas aussi (ne faudrait-il pas dire : d’abord) la traduction d’un divorce croissant entre cette nomenklatura et ces lecteurs lassés d’être si ouvertement méprisés ? Elle renverrait alors à la crise du politique, évidente expression d’un divorce comparable entre le « peuple » et les élites supposées le représenter. C’est ce que nous entendons, aussi, lorsqu’Olivier Mongin conclut son article par cette réflexion, que « le malaise de la représentation est à la fois politique et esthétique ».
3. Le narrateur, Essais, t. 2, Denoël, 1983.