No more sorrow (incipit 2)

écrit par Anouk RIFFARD, en Terminale au Lycée Emile Loubet à Valence (26)

28 mars 2013.
 

Ils crient dans leur langue et Kasim comprend qu’ils ont besoin d’aide.

Intrigué, il s’aventure à son tour dans l’eau glacée, qui ne tarde pas à enserrer avec frénésie ses jambes déjà sévèrement engourdies. Peut importe le froid, l’air préoccupé sur leurs visages lui suffit pour comprendre qu’il se passe quelque chose. Il aurait sans aucun doute ajouté « De grave » à son quelque chose s’il n’était pas d’un naturel optimiste. Ou plutôt s’il n’avait pas été si terrorisé au point de se rassurer avec tout ce qu’il pouvait.

Il partait pour l’Europe. Rien ne pouvait lui arriver, maintenant. Du moins essayait-t-il de s’en convaincre, d’y croire aussi fort qu’il pouvait. Les deux étrangers tournent la tête vers lui, le fixent. Ils ne bougent plus, se laissant malmener par les folles bourrasques sans esquisser le moindre geste. Il croise alors le regard de l’un d’eux. Il y voit un éclair de peur, une peur farouche qu’il ne pensait pas pouvoir trouver dans les prunelles d’un individu de sa stature. Il sent alors ses jambes faiblir, son cœur s’emballer.

Pourtant, poussé malgré lui par une curiosité mystérieuse, avide, il poursuit son chemin. Il s’approche, plus près, encore plus près. Il est presque à hauteur des autres. Il se presse, alors que son esprit lui crie de faire demi-tour, qu’il est encore temps. Mais il veut savoir. Quelque chose en lui veut savoir, veut connaitre la vérité. Il va dépasser les hommes lorsque le plus âgé, un blond d’à peine plus d’une trentaine d’années, pose sa main sur la poitrine du jeune homme, l’empêchant d’aller plus loin. Il murmure quelque chose que Kasim ne saisit pas. Puis, face à cette incompréhension, fait simplement non de la tête. Mais un non appuyé, qui ne laisse aucune place à l’hésitation.

Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre pourquoi. Un peu plus loin, malmené par les flots déchainés, un corps flotte. Un corps sans vie qui dérive, indifférent au froid mordant de l’hiver turc. Il ne parvient plus à détacher son regard du cadavre. Des vêtements usés, comme les siens, un air perdu, qui se veut confiant, comme lui, il en est sûr, et, certainement, l’espoir d’une vie meilleure, tout comme lui. Ses yeux sont vides, tout comme son corps s’est peu à peu vidé de vie. On peut presque voir, encore, l’ombre du sourire qui n’avait pas dû quitter ses traits, lui qui enfin quittait sa terre pour une nouvelle chance. Il ne le reconnait pas. Il est vrai qu’il n’a pas fait vraiment attention aux visages quand ils se sont éloignés sur leur canot chétif. Mais ça pourrait très bien être l’un d’eux. Ça devait être l’un d’eux. Comment ça pourrait en être autrement …

Personne ne voulait avoir de problème, pas si près du but, pas maintenant. Ils avaient, d’un commun accord, tacite, gardé l’incident secret et fait demi-tour, chacun repartant de son côté. Pourtant, si quelqu’un les avait aperçus, ils n’auraient pas fait illusion longtemps. Une branche craque dans le noir, derrière Kasim. Il sursaute, alors que roule le long de sa colonne une goutte de sueur glacée.

Les deux hommes se sont approchés, visiblement bien moins rassurés que lors de leur arrivée. Le vent souffle toujours aussi fort, l’obscurité est à présent plus noire encore. Les nuages masquent désormais presque entièrement la lune, qui diffuse faiblement sa lumière blafarde, fantomatique, inquiétante. Ce n’est que le passeur. Il s’approche, sans un mot. On ne voit pas son visage, dans l’ombre de son sweat à capuche. Il fait un signe et, comme par magie, un canot s’approche de la berge. L’individu à bord saute à terre, abandonnant la frêle embarcation à la colère froide de l’océan.

Le rythme de son cœur résonne jusque dans sa tête, battant avec force et précipitation. Ça y est, le moment approche. Et soudain, la confiance qu’il tentait de se donner s’évapore de toute part, le fuit, le laissant en proie à une unique peur, sourde, farouche, qui s’insinue avec avidité par toutes les failles laissées trop apparentes sur son corps, nombreuses. Trop nombreuses peut être… Mais il est trop tard. La machine est lancée, il ne peut plus faire demi-tour. Une main le saisit, le pousse vers l’avant, au devant de l’inconnu, seul parmi les autres dans ce canot de fortune. D’infortune, peut être…

Il lève une dernière fois les yeux vers le ciel, cherchant du regard les étoiles de son pays, leur saveur d’antan, leur noblesse passée. Puis il saisit une rame, pagayant au rythme des voix et du tempo imposé par les étrangers. Le froid mord ses joues, le vent fait rageusement tourbillonner ses cheveux, met à mal son équilibre précaire. Les larmes dévalent ses traits, le paysage autour de lui n’est plus qu’un vague contour flou qu’il distingue avec une peine immense. La traversée n’en finit plus. L’air glacé pénètre les vêtements, fait dangereusement bleuir les lèvres.

Kasim ne sent plus ses mains, il peine à faire avancer l’embarcation. A l’arrière, la jeune femme et ses deux fillettes claquent des dents, tremblantes. La plus petite n’a plus la force de hurler, elle ne bouge presque plus. Un des hommes se lève, lui tend son manteau avec un sourire. La mère tend la main, puis se ravise. Mais il insiste, et elle s’en saisit, bénissant son sauveur. Elle enroule ses enfants dedans, les berce, les couvrant d’un regard protecteur. Kasim, lui, est seul. Il a laissé derrière lui tout ce qui comptait pour lui, fuyant son monde en quête d’une vie qu’il espère meilleure. Mais toujours pas de terre à l’horizon. Rien que la pénombre, opaque et menaçante, qui semble se moquer de ces voyageurs épuisés et bien impuissants face à la puissance des flots enragés, venus s’écraser sans discontinuer contre le bateau.

Le temps passe. Ils dérivent plus que ce qu’ils naviguent, et la vanité de l’entreprise commence peu à peu à dessiner sous leurs yeux. Peu à peu, mais avec une réalité incontestable. Le corps sans vie lui revient en mémoire. Avec violence, l’image force les barrières de l’esprit de Kasim. Il revoit les moindres détails, et secouer la tête ne sert à rien. L’image est tenace, elle ne le lâche plus et il sait désormais qu’il ne pourra jamais l’oublier. Un coup de feu retentit dans le lointain, brisant avec sauvagerie le silence profond de la nuit. D’un même mouvement, les passagers arrêtent de ramer. Ils se regardent, et, malgré le noir alentour, chacun peut lire la panique dans les yeux de son voisin. Kasim est en tête, il se recroqueville un peu plus, enserre ses jambes repliées de ses bras, parce qu’il n’a rien ni personne d’autre à serrer dans ses bras. Il ne bouge plus, il perçoit à peine le souffle des respirations dans son dos. Un effluve rance, âcre, assaille ses narines. Une odeur qui pique le nez, qui prend à la gorge, une odeur qu’il avait espéré ne plus jamais sentir. Le doux parfum de la mort…

Depuis le premier coup de feu, ils en ont croisé, des corps sans vie, malmenés jusque dans l’autre monde, la mort elle-même refusant de les laisser reposer en paix, apaisés à jamais. L’aube s’est finalement levée, lentement, craintivement. Le soleil point à l’horizon, astre ensanglanté qui ne compte déjà plus ses morts. Les tirs résonnent de toute part, sans interruption, et Kasim se demande comment il peut être encore en vie. Mais pour combien de temps… Il faisait encore un peu sombre au petit matin, mais maintenant il fait jour et ce n’est qu’une question de minutes avant qu’ils ne soient repérés, il en est sûr. Un homme, que personne ne semblait connaitre, a déjà tenté sa chance en sautant dans l’eau glacé, cette nuit. Personne ne se fait d’illusion sur son sort ; triste sort. Ils espèrent que pour eux ce sera différent, mais des illusions, cela fait bien longtemps que plus personne n’en a, à bord. Même l’espoir est à son tour bien entamé, rogné, dévoré de toute part par les tirs incessants. Des voix s’élèvent depuis la côte, des cris plutôt, des ordres menaçants qui planent et résonnent dans l’air. Kasim ferme un instant les yeux, il aurait voulu y croire, puis tourne la tête en direction du son, une unique larme roulant le long de sa joue glacée. Des hommes improvisés soldats, armes au point, leur font signe de descendre, menaçant leurs vies misérables de leurs canons. Kasim ne comprend que très vaguement leur langage, du grec visiblement.

Résigné, tout espoir envolé, il se laisse glisser dans l’eau glaciale. Elle l’accueille de quelques éclaboussures, le froid saisissant ses membres jusqu’à la taille. Il grelotte déjà, tentant de rejoindre la berge en contenant le claquement incessant de ses mâchoires. Ils ont réussi à cacher la famille dans le canot, allongée tout contre le fond. Il s’éloigne à présent doucement, bercé par l’océan en partie apaisé. Peut être eux auront-ils plus de chance… Rien n’est moins sûr. Rapidement encadrés par d’autres, des ouvriers peut être, KKE tatoué à la va-vite sur leurs avant-bras, ils avancent sans un mot, sans un regard en arrière. C’est fini, ils le savent. Rien ne sert de ressasser, de se retourner pour voir se dessiner leurs illusions perdues sur fond de paradis, paysages luxuriants aux couleurs chatoyantes. Le soleil semble leur dire une dernière fois au revoir, s’embrasant dans la pâle lumière de l’aurore. Adieu…

Kasim a pu voir, le temps, interminable, qu’a duré le trajet, la fumée au loin des villes incendiées. Des cadavres il y en a partout, hommes, femmes, enfants, sans différence. Sur les ruines de quelques maisons, il peut lire l’année actuelle, 1948, et le sigle KKE, bien sûr. Il ne reste rien, rien d’autre que des vies détruites et des rêves écrasés. On les emmène tous dans la cour d’un vieux bâtiment, guère en meilleur état que ceux qu’ils ont croisé avant. On les aligne, avant de leur bander un à un les yeux. Pas de miracle pour lui. Tant pis… Des ordres sont criés, mais ils paraissent lointains à Kasim. Il n’entend plus, ou n’écoute plus, il ne sait plus très bien. A côté de lui, il distingue la voix du grand blond. Il murmure, une prière sans doute. Lui n’en a pas la force. Il voudrait pleurer, mais même ça il n’en a plus la force. Ses larmes refusent de couler, de fouler cette terre qu’il s’apprête à quitter.
Cette Europe dont il avait tant rêvé… Cette Europe là n’existe visiblement pas, ou du moins, il le sait, il ne la connaitra jamais. Les seuls souvenirs qu’il emportera avec lui, si tant est qu’ils acceptent de le suivre dans ce voyage final, seront ceux de la mort, de la peur, de la cruauté peut être, mais surtout de ces paysages qui auraient été sublimes, s’ils avaient été autre chose qu’une immense mare de sang. Tout périple a une fin. Combien de fois lui a-t-on dit que sa vie était un long périple ? Il ne compte même plus. A quoi bon… Alors c’est ça, mourir. Se voir partir, seul, sans pouvoir rien faire d’autre que pleurer, et implorer les êtres qui nous sont chers de nous pardonner. Il sent un métal froid traverser ses chairs, les parcourir de part en part. Il veut baisser les yeux, les ouvrir une dernière fois pour balayer un instant les alentours du regard. Mais le bandeau ne lui offre que l’obscurité habituelle de son existence et, déjà, ses jambes se dérobent sous son poids. La douleur est sourde, diffuse, mais elle le réchauffe du froid mordant de l’hiver. Il heurte le sol, dans un bruit étouffé, presque sans un bruit, anonymement et silencieusement. A présent, les larmes se ruent sur son corps inerte, dévalant ses traits en un flot ininterrompu. La terre se fait agréable sous sa joue, le vent caresse son corps avec douceur, la mort elle-même l’enveloppe tendrement. Cruelle ironie du destin. Alors c’est ça, mourir. Adieu…

I had hope, I believed But I’m beginning to think That I’ve been deceived

Linkin Park