La vie devant soi (incipit 2)

écrit par Nelle Tierny, en 3ème au Collège Matoury III Maurice Dumesnil à Matoury (973)

5 avril 2013.
 

Ils crient dans leur langue et Kasim comprend qu’ils ont besoin d’aide. Il se dirige vers eux, quand une nouvelle rafale de vent l’oblige à attendre, courbé en deux. Devant, les appels se muent en cris d’horreur. Quand Kasim parvient enfin à leur hauteur, la stupéfaction et l’angoisse le forcent de nouveau à s’arrêter. C’est un cadavre que les deux hommes ont sorti du fleuve.

Malgré sa pâleur, et bien qu’il soit gorgé d’eau, le mort est encore reconnaissable. C’est un des gamins du groupe précédent.

Pourquoi est-il mort ? Est-ce toute l’embarcation qui a chaviré par accident, ou uniquement lui qui est tombé ? A moins qu’il n’ait sauté pour échapper aux garde-frontières... Impossible de le savoir.

Dans un silence de recueillement et d’angoisse, les trois hommes ensevelissent péniblement l’enfant sous la neige. Ils regardent sans la voir la côte qui s’étend devant eux et l’eau qui tourbillonne à côté, refusant chacun de croiser les yeux du mort dans la crainte d’y lire leur destin, et n’osant regarder leurs compagnons de peur d’y voir la même terreur que celle qui s’agite dans leur esprit.

Et ils recommencent à attendre. Longtemps. Suffisamment pour que leur peur et leurs doutes les étreignent à nouveau, de plus en plus fort.

Kasim observe encore le fleuve. Ses vagues infatigables, sa puissance silencieuse, sa force contenue. Un rayon de lune sur une crête. L’éclat scintillant d’une étoile venant troubler la noirceur de l’eau. A force de fixer les vagues, il a la sensation de se balancer avec elles, de danser comme elles dans une inlassable ondulation.

Dans le lointain, une vague plus grosse apparaît.

Non. Pas une vague. Un bateau.

Se redressant d’un bond, il s’apprête à crier la nouvelle à ses compagnons. « Il arrive ! Le passeur est là ! » Mais les mots s’étranglent dans sa gorge. Le petit bateau à moteur qui file à toute allure vers la côte n’est pas le canot tant attendu.
Gris. Il est gris. La couleur des gardes-frontières.

Kasim se retourne vers les autres fugitifs. Ils fixent le point qui grandit toujours dans le lointain. Sur leurs visages, la Peur. Celle avec un grand P. Celle qui ordonne de fuir à toutes jambes et pourtant paralyse les membres. Celle qui hypnotise et condamne.

Un hurlement de loup déchire soudain le silence oppressant. Comme s’ils se réveillaient enfin, les parents, saisissant les fillettes, se mettent à courir vers la forêt qui étend ses sinistres ombres à quelques centaines de pas de là.

Kasim regarde les deux hommes, qui lui jettent en retour un regard indéchiffrable. Le point grandit encore, et Kasim parvient à distinguer les minuscules silhouettes qui s’agitent sur le pont du bateau. Quand il reporte de nouveau son regard sur ses compagnons, l’éclat glacé de leurs yeux le fait frissonner. D’un geste sans appel, ils lui ordonnent de fuir.

Tremblant, Kasim reste un instant encore immobile, puis, après un dernier regard sur le bateau, à présent tout près, et sur les deux hommes qui ne font plus attention à lui, il s’enfuit. Court, droit vers la forêt que la nuit rend étrange. Sans paraître remarquer la neige dans laquelle il s’enfonce et le vent qui semble s’acharner sur lui, sans prêter attention aux rugissements du bateau et aux éclats de voix qui retentissent derrière lui. Il court. Et ce n’est que face à l’étendue sombre de la forêt qu’il hésite. Ralentit. S’arrête. Jette un regard en arrière. A ce moment, une déflagration le fait sursauter. Un des deux hommes est à terre. Une flaque rouge s’étend sur la neige blanche.

Un frisson d’horreur parcourt Kasim, qui se met à courir comme un fou, électrifié. Sans plus aucune hésitation, il entre dans la forêt. Autour de lui, des rayons lunaires dansent entre les chênes, pâles comme des morts. La forêt craque de partout, pareil à un vieil homme. Un hurlement lugubre s’élève comme un sombre présage, hommage d’un loup à la lune. Kasim court toujours.

Dans le lointain, une chouette lance son hululement solitaire dans la nuit. Le calme est retombé sur les arbres centenaires, mais bientôt l’aube va se lever. Kasim sait qu’il ne peut pas rester plus longtemps blotti contre un arbre : avec le jour, les gardes-frontières recommenceront à patrouiller sur les deux rives du fleuve. Un craquement de branches à proximité du chêne le fait soudain sursauter. Priant pour que ce ne soit pas déjà un policier, Kasim lève les yeux.

Deux yeux glacials le fixent.

Deux yeux brûlant de froideur, deux yeux bleus comme la glace. Deux yeux, et une toison argentée. Un corps nerveux, des muscles frémissants.

Loup.

Les yeux noirs écarquillés par la peur plongés dans les yeux bleus et sereins de l’animal, Kasim retient son souffle. Bête sanguinaire. Seigneur de la forêt. Traqueur solitaire. Animal somptueux et effrayant.

Loup.

Brusquement, il se détourne, et, d’un bond souple, disparaît dans la forêt.
Kasim n’hésite qu’une fraction de seconde, se lève, et se met à courir dans la direction prise par le loup, mû par un sombre pressentiment.

Quelque part dans la forêt, près du chêne-liège contre lequel s’était abrité Kasim, trois hommes s’arrêtent un instant, avant de s’élancer à leur tour.

Le soleil est à peine levé que la forêt vibre déjà de vie.

Au sommet d’un arbre, une tourterelle lance orgueilleusement son roucoulement à la forêt. Outré, un sanglier grogne dans son coin, interrompu par une chouette insomniaque. Dans l’ombre, deux loups guettent. Soudain, ils dressent les oreilles, et s’enfuient. Le sanglier les suit dans un fourré, et la chouette se hâte. Les trois hommes en uniforme traversent bruyamment la clairière, sans même se douter de la scène qu’ils ont interrompue.

Kasim ralentit. Il est à la lisière de la forêt. Au même endroit qu’il y a quelques heures. Mais la neige tachée de sang relate l’horreur de ce qui s’est passé entre temps. Les corps de ses deux compagnons ne sont plus là : leurs dépouilles déchiquetées errent sûrement dans le fleuve. Kasim l’observe ce fleuve, plein de rancœur : comment a t-il pu ne pas se rendre compte des sombres histoires que traîne cette eau dont il rêvait ? L’Europe, monde des vivants. Peut-être. Mais pas pour ceux qui veulent l’atteindre. Il aurait du savoir, pourtant, que le bonheur n’est accessible qu’à ceux qui y sont nés. Pour les autres, sa recherche ne peut entraîner que la mort.

La mort.

Pourtant, Kasim ne veut pas continuer à vivre ici. Vivre de mendicité, le ventre tordu par la faim, en sachant que le lendemain la douleur sera encore plus forte. Vivre une vie qui ne vaut pas le coup d’être vécue. Vivre en espérant la mort sans oser l’accueillir. Vivre sans but, puis mourir.

D’un pas lent, il s’avance vers le ruban d’eau. Les rayons du soleil percent timidement les nuages. Il sait maintenant ce qu’il veut faire. Il a quinze ans, et la vie devant lui.

Les reflets du soleil dansent sur les remous du fleuve argenté, et au loin se dressent les contours flous de la Grèce. La neige tombe doucement, plongeant la scène dans un brouillard, les flocons virevoltent dans l’air glacial. Les plus hauts chênes, maîtres de la forêt, étirent paisiblement leurs longues branches sous le soleil timide.

Kasim marche vers le fleuve.

Trois hommes sortent en courant de la forêt. Ils portent l’uniforme gris des gardes-frontières. Apercevant le garçon qui avance vers la rive, ils tirent leurs armes, et, d’une voix forte, l’interpellent. Sans marquer la moindre hésitation, le garçon continue à marcher. Les policiers réitèrent l’appel. Sans succès.

Kasim sait que les gardes-frontières l’ont retrouvé. Mais il n’a pas peur. Pour la première fois, il sait ce qu’il fait. La sagesse et la tranquillité du vieux loup brûlent encore dans ses yeux et dans son esprit. Il marche vers son destin.

Les hommes en gris hurlent que c’est la dernière sommation. Le garçon ne paraît même pas les entendre. Ils pointent leurs armes, et visent.

Kasim aspire profondément l’air, et s’enivre de la senteur du bois au réveil, de la fraîcheur de l’air dans ses poumons, de la caresse du vent et de la neige sur sa peau. S’enivre des cris des oiseaux, de la beauté du paysage enneigé, de l’immensité de la Terre. S’enivre de la vie.

Il a quinze ans, et la vie devant lui.

Sans ralentir, il rentre dans l’eau glaciale. Le vent joue dans ses cheveux, fait voler ses boucles brunes, siffle dans ses oreilles, fait tourbillonner la neige autour de lui.
L’eau lui arrive aux genoux.

Le soleil émerge derrière les nuages, inondant de lumière le paysage blanc. Un poisson saute hors de l’eau, ses écailles d’argent captent un instant un reflet éblouissant, puis, faisant jaillir des gouttelettes dorées, il replonge.

L’eau atteint ses reins.

L’air lui-même vibre de vie. Soudain, une détonation. Suivie d’un long silence. Dans l’eau flotte une masse sombre autour de laquelle s’étend une flaque rouge. Un long cri monte vers le ciel. Le cri d’un animal blessé. Blessé dans son âme. Le hurlement d’un loup aux yeux bleu glacial et à la fourrure grise.

La masse s’enfonce doucement dans l’eau.

Il avait quinze ans, et la vie devant lui.

Il avait quinze ans, et a décidé de son destin.

Il avait quinze ans.

Il est mort.