Texte de Gilles Lapouge

14 juin 2006.
 

Henri Michaux descend l’Amazone en 1930. De ce périple, il ramène un chef-d’œuvre, Ecuador, et la conviction que "la terre est rincée de son exotisme".
On se dit : ce Michaux exagère. Le monde est loin d’avoir ouvert tous ses tabernacles. Il est plein d’énigmes et d’ombres. Il recèle des forêts, des steppes et des glaciers infinis. L’exotisme a de belles nuits devant lui.
Michaux pourtant ne s’était pas trompé. Même si les différences entre les peuples, les cultures et les géographies, loin de se dissoudre, perdurent, le voyage est une espèce menacée.
L’avion fut une calamité. On ne bouge pas quand on fait mille kilomètres à l’heure. L’âne était mieux profilé pour le plaisir du voyageur : il est lent, fantasque, il se perd à tout bout de champ, à tout bout de temps.
Mais il y a pire que la vitesse extrême. Il y a tous ces appareils qui clignotent autour de moi. Un voyageur de l’année 1999 est une annexe de la Silicon Valley. Bardé d’électrodes ou de puces, de modems et de portables, il enregistre en continu toutes les palpitations de l’univers. A ses yeux électroniques, la terre est transparente, instantanée, ubiquiste et simultanée. Les deux complices préférés de l’exotisme — la distance et le temps - défaillent.
Comment quitterais-je un rivage si je sais que les satellites vont me surveiller, me remettre dans le droit chemin quand je m’embrouille, me consoler chaque fois que je deviens triste ? Et comment m’égarer ? Et comment caresser la solitude, l’extase, l’espace ou la terreur si je peux, à tout instant, entendre dans le téléphone le battement du cœur de ceux que j’ai laissés ? Que reste-t-il enfin du pérégrin s’il se trouve privé des jouissances qu’il attend de ses randonnées : l’ennui, la surprise, l’émerveillement, la perte et l’abandon ?
Le dépérissement de l’exotisme ne me fait pas de peine, au contraire. Comme je m’intéresse plus à la description d’un coucher de soleil qu’aux soleils couchants, j’aurais tendance à m’en réjouir.
Du reste, l’exotisme n’a pas disparu. Il a déménagé. Il a changé de tête et de résidence : expulsé du réel, il est allé se nicher dans les mots. Il est passé du côté de la littérature. C’est la leçon que je retiens des dix années de Saint-Malo : jamais les carnets de bord, les journaux de route ne furent plus riches, plus chatoyants, plus mystérieux.
Les plus beaux voiliers de l’histoire, les grands clippers, ont été lancés à la fin du XIXe siècle bien après que les bateaux à vapeur eurent colonisé les océans. Leurs immenses voilures blanches célébraient l’agonie et l’apothéose de la marine à voile.
Si j’osais, je comparerais les écrivains-voyageurs de notre temps aux beaux navires du Cap Horn et de la Route du thé. Leurs livres ont le charme des débuts de l’ombre. Ils forment l’ultime réservoir du dépaysement. Ils ressuscitent les lointains, à présent que la terre n’a plus de lointain mais du proche seulement.
Il est vrai qu’il y ajoutent à leur art des lyrismes et des imaginations, mais c’est une vieille habitude de la corporation : de Pythéas à Vasco de Gama et d’André Théver à Jules Verne, le vrai compagnon de l’écrivain de voyage fut toujours ce que les tabellions décriraient comme menterie et que je préfère appeler le songe.

GIlles Lapouge