Le temps d’une nuit (incipit 1)

écrit par Zélie ALARD, en Terminale au Lycée Joliot Curie à Hirson (02)

22 avril 2013.
 

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups.

En temps normal, j’ai horreur de la foule. Ce sentiment s’accrut subitement. En tous lieux où tombaient mes yeux, des masques grimaçants exacerbant le caractère de leur possesseur emplissaient mon champ de vision, me faisant tourner la tête. En un instant, la chaleur augmenta, alors que la main gantée de ce simili-Minotaure me lâchait. Je fus alors perdue au milieu d’un océan de personnalités historiques hétéroclite, tournoyant sur moi-même dans un simulacre de danse afin de trouver l’issue, si ce n’est mon guide.

Des mains m’accrochaient, me lâchaient, me tordaient comme si elles avaient voulu me briser et je me laissais faire, plus morte que vive, priant pour que tout cet amas de chairs qui s’entassaient et se mélangeaient ne soit qu’un cauchemar de plus, issu de mon imagination.

Je m’échappai enfin de ce lieu de calvaire, courant au hasard dans des couloirs dignes de Dédale.

« Europe ! »

Je me retournai vivement, encore aux abois après l’horreur que je venais de vivre.

« Europe. Je croyais que tu me suivais. »

Le gant marron se saisit de ma main. Un frisson glacé me parcourut. Pas de véritable identité, ce soir. Rien que des masques, des déguisements et pourtant, ô combien ils ressemblaient à l’âme véritable de leurs porteurs ! Mais lui, mon inconnu, impossible de deviner rien de plus que ses yeux sous la tête de taureau. Des yeux fascinants. Se perdre dedans semblait possible, tant ils étaient changeants à la lumière des torches qui faisaient danser leurs flammes sur les murs.

« Nous vous retrouvons en terre conquise, mon cher. »

Le regard doux se fit haineux, je me détournai afin de comprendre la soudaine fureur de mon compagnon de ce soir. Une grande femme, vêtue comme moi d’un simple drap, approchait. Une épée pendait à sa ceinture. Je remarquai par la suite qu’elle était accompagnée de trois monstres hideux, caricatures choquantes de la vengeance.

« Europe, je te présente Thémis, déesse de la Justice, ainsi que les Erinyes qu’elle est censée maîtriser. »

La jeune femme sourit. Je vis alors qu’elle avait les yeux bandés. Elle sembla sentir le poids de mon regard.

« La Justice est aveugle. »

Elle tapota sa tempe de son long doigt.

« Je vous souhaite une bonne soirée. »

Elle s’effaça derrière une tenture, suivie par les horribles créatures au regard sombre. Je me laissai entraîner par mon guide masqué. Nous traversâmes de grandes salles de moins en moins peuplées, croisant toujours plus de personnages nouveaux. Des souverains, des courtisanes, quelques romains et des poètes qui, partout, déambulant, jetaient leurs vers à ceux qu’ils croisaient puis s’enfuyaient vers des lieux plus lyriques. Jean de la Fontaine me frôla.

« Il ne faut point juger des gens sur l’apparence. »

Mais avant que je ne puisse le questionner sur ce qu’il entendait par là, le moralisateur avait déjà disparu vers un salon privé, dispensant des phrases de sagesses dans toute oreille inattentive.

Je ne savais plus quoi penser. Se méfier des apparences ? C’était évident, dans une fête costumée… Comment être naïf au point de croire que tous, les rois de France, d’Espagne et du reste du monde, les Christophe Colomb et compagnie, les savants, les prophètes et toutes ces semi-divinités austères eussent pu être réels ?

Mais, au fond de moi-même, l’idée m’enchantait. Côtoyer des personnages immortels… Peut-être les enviais-je, d’une certaine façon. Ne pas se soucier du commun des mortels, ne vivre que pour les fêtes fastueuses et arrosées de nectar, se gaver de l’ambroisie la plus pure en se refusant aux caresses des satyres ! J’étais tombée sous le charme de ce jeune homme mystérieux à tête de taureau. Il me semblait que je le connaissais et attendais sa venue depuis fort longtemps. Ce fut peut-être pour cette raison que je ne refusai aucune des coupes emplies d’hydromel qu’il me tendait. Je me sentais légère et enjouée. Mais une question subsista en moi, tel un trait qu’Eris, la déesse de la Discorde, aurait fiché dans mon être, lorsque je vis à nouveau disparaître la silhouette déformée d’un des gardiens de la Justice.

« Cette personne, déguisée en divinité grecque… Tu la connais bien ? » Sans que j’osasse lui dire, cette grande femme souriante me dérangeait.

« À vrai dire, je l’ai rencontrée un peu plus tôt dans la soirée… Ses… compagnons ont essayé de me fouiller de force. Elle est intervenue à temps… pour les sauver. »
Il souriait d’un air féroce, du moins le pensai-je à l’expression que prirent ses yeux. Je décidai alors de me taire.

Nous sortîmes. Je ne sais si c’était dû à l’alcool, mais le ciel me sembla étranger, aucune étoile n’était à sa place. Mon ravisseur effectua alors un banal tour de passe-passe. Coinçant une étoile entre deux de ses doigts, il fit mine de la décrocher de la voûte stellaire et en descendit un frêle disque étincelant.

Il me tendit une drachme ancienne, gravée sur une face du visage barbu du Roi des Dieux. Par réflexe, je tentai de le glisser dans la poche de mon jean, avant de m’apercevoir que je n’en portais pas, ce soir. Je mets des pantalons, d’habitude. Larges au possible. Cela me permet de camoufler mon statut de femme. Je suis ainsi plus à l’aise avec les autres.

J’ai toujours eu peur des autres. Du moins de leur regard. La façon dont leurs yeux me transpercent… Je ne sais vraiment pas la raison pour laquelle j’ai accepté de venir à cette fête. Ici, on ne devine des gens que leur regard. Et sachant cela, j’ai tout de même choisi pour ce soir une toge simple, juste drapée, parmi des monticules de chiffons tous plus extravagants les uns que les autres. Mais voilà, quand on est une fille, on a le choix entre la jupe et la robe pour sortir. Alors j’ai opté pour la simplicité. Le problème, c’est qu’un drap cintré à la taille, ça n’a pas de poches.

Et je venais juste de m’en rendre compte. Je glissai donc la pièce dans mon serre-tête métallique. Elle brillait comme la lune dans mes cheveux noirs. La voix rauque s’échappa à nouveau du masque.

« Tu es aussi belle que Diane ! »

Le dard de la jalousie vint me frapper. Peut-être était-ce non pas ma faute, mais celle de toutes ces boissons ingurgitées les unes après les autres. Quoi qu’il en soit, je laissai échapper un petit feulement de chat sauvage.

« Tu la connais depuis longtemps ? »

Ses yeux me fixèrent avec intensité. Mais, derrière cette tête de taureau, je ne pouvais deviner ce qu’il pensait. Il rit quelques instants, un rire si pur, si peu humain que les larmes menacèrent de couler sur mes joues. Je me sentais dans un état second, comme si l’on m’avait droguée. J’avais envie à la fois d’entendre pour toujours ce rire, même de m’y mêler pour l’éternité, et de courir, loin, tant qu’il me l’était possible, de m’enfuir et de rompre l’enchantement que le jeune homme sans nom au visage de taureau était en train de tisser tout autour de moi, telle une araignée. Il se reprit, coupant instantanément cette sensation de bien-être associée à ce rire si plein.

« Depuis toujours. »

Tout mon être fut ébranlé. Une boule brûlante se forma au creux de mon ventre, faisant se tordre mes entrailles, comme si une main était parvenue à s’incruster à l’intérieur de mon corps. Le feu remonta dans ma gorge pour enfin embraser mon palais, ma langue, ma bouche entière. La passion, chose que je n’avais jamais ressentie jusqu’alors, dévoila mes plus intimes pensées et conviction à un individu presque étranger que je venais à peine de rencontrer. Je ne savais même pas son nom, et lui, il me connaissait déjà par cœur, par la faute de ma propre faiblesse.
Je ne pouvais pas dire si ce que je ressentais était de l’amour véritable ou bien juste un engouement soudain et passager. Toujours est-il qu’à la fin de ma déclaration plutôt vive, je crus discerner dans la pénombre un sourire se dessinant sur le masque.

N’y tenant plus, j’arrachai cette identité éphémère à mon compagnon.

Je me sentis consumée par quelque chose de plus fort que Beau, un être bien plus que magnifique. Tous les invités se précipitèrent dans les jardins pour assister à ma mort surnaturelle, celle d’une nouvelle Sémélé trop curieuse.

Partout, des frémissements de peur enamourés et gais parcouraient la foule historique, les masques étaient tous inquiets, empruntant leur juste expression à ceux qui les portaient et qui n’avaient pas de visages.

Je n’étais plus rien. Et puis, brutalement, je retombai sur Terre, rencontrant le sol et sa dure réalité. Le silence était tombé sur les jardins emplis de monde. Tous avaient les yeux braqués sur moi, mais moi, je n’avais d’yeux que pour le visage bestial qui était apparu à la place de la tête de taureau. Et lui, il détaillait les étendues de peau que mon déguisement, déchiré dans ma chute, ne recouvrait plus. Je vis les trois Erinyes se jeter sur lui. Plaqué au sol, il continuait à me fixer de ses yeux si étranges. Un frisson malsain me parcourut.

Deux mains douces se glissèrent sous mes épaules et me relevèrent. Je serrai contre mon corps les lambeaux de ma toge, détaillée par tous ces regards mais surtout par le sien. Mon serre-tête était défait et mes cheveux si sombres s’étaient emmêlés dans toutes sortes de brindilles et feuilles. Mes yeux ne voulaient plus le voir, ils contemplaient obstinément le sol, s’accrochant à tout relief se présentant. Je balayai l’herbe, tentant de me concentrer sur ses irrégularités, refusant de sentir l’intérêt que tous me portaient. Puis je la vis. La petite pièce s’était échappée alors que je tombais. Une main la saisit et en même temps ravit mon attention. Je relevai la tête, doucement, suivant la drachme qui s’élevait vers la lune.

« Cette pièce appartient au Musée du Louvre… »

Thémis parlait dans mon dos avec tant de bienveillance qu’on aurait pu me croire fragile. Je ne voulais pas me détacher de l’immensité sombre qui m’absorbait, je ne voulais pas revenir parmi les Hommes, je ne voulais pas comprendre…

« Il l’a volée. En même temps que toute une collection de pièces uniques. Il est recherché par la justice. » Mes yeux se fermèrent, je tremblais, tentant de retenir un flux de colère depuis trop longtemps refoulé. J’explosai enfin, toute pudeur envolée.

« Quelle justice ? Celle de masques grinçants qui se moquent de l’Homme ? Celle de statues froides siégeant sur leur trône de marbre, imperturbables ? Celle d’un monde décadent qui se gave d’argent, attendant d’en exploser ? »

Sur ces mots, je montrai mon mépris pour cette institution en crachant sur la robe de cette grande femme aux yeux bandés. Son sourire me fit l’effet d’une gifle. Elle défit le foulard de soie qui entourait son visage et ses yeux flous me transpercèrent aussi sûrement que si elle avait usé de l’épée suspendue à son côté.

« La Justice est aveugle. »