Un morceau de nous-mêmes (incipit 2)

écrit par Clara PERRIN, en 1ère au Lycée Blaise Pascal à Charbonnières (69)

28 mai 2013.
 

Ils crient dans leur langue et Kasim comprend qu’ils ont besoin d’aide.

Mais Kasim ne sait pas nager. Il n’a jamais appris, et il a peur. Seulement, il sait que, quand on veut émigrer, un homme qui vous est redevable peut faire la différence entre la vie et la mort. Il le sait, il l’a déjà vécu. Et il sait aussi, Kasim, que si quelqu’un vous en veut alors que vous êtes un immigrant clandestin, il peut trouver mille moyens de vous perdre. Ces hommes ont l’air gentil, mais il ne les connaît pas. Et ils pourraient lui en vouloir, s’il ne fait rien. Alors que s’il les aide... C’est décidé, Kasim se lève. Ses réflexions ne lui ont pas pris plus de quelques secondes. C’est l’instinct du migrant qui le guide, toujours, depuis qu’il a du quitter son pays et sa famille. L’instinct de survie.

Kasim se lève, donc. Ou du moins, il essaie, car il manque de tomber. Son immobilité, combinée au froid mordant, a complètement engourdi ses membres. Mais il se fait violence pour avancer tout de même en direction des deux hommes. Que peuvent-ils bien avoir perdu, se demande-t-il, qui vaille la peine de se risquer dans cette eau glaciale ?

Un sac à dos. Un bête sac à dos, usé, déchiré par endroit. Comme celui de Kasim. Mais son sac à dos, c’est tout ce qui lui reste. Il comprend mieux, alors, pourquoi les deux hommes sont dans l’eau. Quand toute votre vie tient entre deux morceaux de toile usée, vous ne la laissez pas s’envoler pour être emportée par le courant. Alors Kasim court et il met les mollets dans l’eau, lui aussi. C’est plus froid que tout ce qu’il aurait pu imaginer, mais il le fait. Le sac est entrainé loin de la berge par les remous du fleuve. Kasim hésite. Mais il avance. L’eau lui arrive à la taille. Il tend la main... Le sac est entrainé plus loin encore par un nouveau remous. Les deux hommes à la peau pâle tentent d’avancer, mais ils sont plus en amont du sac. Kasim ne sait plus quoi faire alors. Il a peur d’aller plus loin, d’être entrainé par le courant, lui aussi, et de ne plus pouvoir revenir. Les deux hommes lui viendraient-ils en aide ? Sans doute, mais encore faudrait-il qu’ils sachent nager. Il regarde dans leur direction. Les yeux du plus jeune sont pleins de larmes. Kasim se souvient de son ami Hosni, lorsque les soldats lui avaient volé le sac de nourriture destiné à sa famille. Il y avait les mêmes larmes dans le même regard, ce jour-là, et ces larmes, Kasim aurait tout donné pour pouvoir les effacer. Alors il n’hésite plus. Il plonge en avant, vers le sac. Et l’attrape miraculeusement. Il entend un cri de joie derrière lui, pendant qu’il enroule la lanière autour de son bras et tente de regagner la rive. Soudain, un autre cri. Mais ce n’est pas un cri de joie. C’est un cri d’alarme.

Kasim se retourne. Il a juste le temps de voir l’énorme tronc que la fleuve charrie. Puis il sent un choc sourd contre sa tête, et c’est le noir.

Quand il se réveille, les deux hommes sont autour de lui. Ils sont trempés tous les deux mais ils l’ont enveloppé de leur seule couverture. Kasim a trop froid pour bouger. Il voudrait dire quelque chose, mais il ne sait pas quoi. Et puis ils ne parlent pas la même langue. Visiblement, les deux hommes sont face à la même difficulté. Alors le plus jeune, celui qui pleurait tout-à l’heure, désigne son compagnon et dit "Alik". Puis il montre sa poitrine et dit : "Letcha". Kasim comprend. A son tour, il pointe sa poitrine du doigt et dit "Kasim".

Les deux hommes lui sourient. Ils montrent le sac et font un signe de remerciement. Avec des gestes, Kasim tente de les remercier à son tour de l’avoir sauvé. Letcha fait un grand sourire, mais Kasim n’est pas sûr qu’il ait compris son intention. Il voudrait parler, demander d’où ils viennent et où ils souhaitent aller... Il bute contre la barrière de la langue et contre celle, plus infranchissable encore, de sa fatigue. Kasim s’endort comme une masse.

Le soir tombe à nouveau lorsqu’une main le secoue doucement. Alik, penché sur lui, lance avec douceur une phrase qu’il ne comprend pas. Cependant il se doute que si on le réveille, c’est que le passeur est enfin arrivé. Au prix d’un immense effort, il se lève et rend à Alik sa couverture. Mais Kasim grelotte et Alik s’en aperçoit. Lui et son compagnon viennent visiblement d’un pays où le froid est habituel, car ils semblent moins en souffrir. Et leurs vêtements sont bien plus chauds que le pauvre empilement de tissus de Kasim. Alors Alik lui fait signe de garder la couverture pour le trajet. Le jeune garçon est plus touché par ce geste qu’il ne saurait le dire, et Alik, qui s’en aperçoit, passe son bras autour de son épaule.

Ils avancent ensuite jusqu’au bateau gonflable apporté par le passeur, qui attend encore l’argent de Kasim. Ce dernier le lui tend, et le passeur s’en va sans prononcer un mot, laissant juste au groupe un carton qui contient le bateau, de petites rames en plastique, dix gilets gonflables et un rouleau de scotch. Ce dernier objet n’incite pas vraiment les migrants à être confiants quant à la qualité du matériel fourni. Mais c’est loin d’être la première fois qu’ils voyagent dans des conditions précaires, et tous sont fermement décidés à rejoindre cette Europe dont ils ont tant rêvé.

Les regardant, Kasim se demande pourquoi tous sont prêts à risquer leur vie pour ce simple nom. Que représente l’Europe, pour eux ? Il voudrait pouvoir leur poser la question. Lui en tout cas sait ce qu’il répondrait.

L’Europe, c’est un endroit où les enfants demandent leur chemin aux policiers plutôt que d’avoir peur qu’ils ne les frappent. L’Europe, c’est un endroit où les gens sont libres de penser et de dire ce qu’ils veulent. L’Europe, c’est un endroit où la vie d’un être humain a de l’importance. Il n’y a pas la guerre, là-bas, parce que les pays sont tous alliés. Et il n’y a pas de frontières, non plus. Kasim a vu tellement de gens souffrir et mourir en voulant gagner un autre pays. Avant d’arriver en Turquie, Kasim est passé par l’Iran. Il était allé là-bas avec un groupe de migrants clandestins, et on leur avait trouvé un travail sur un chantier. Mais il y avait eu une descente de police. Ils avaient tous été arrêtés, et ils avaient dû payer pour être reconduits à la frontière. C’est comme ça en Iran. Donc ils ont payé. A un moment, alors qu’ils attendaient le camion qui les renvoyait vers le Pakistan, Kasim a trouvé une lettre. Il n’était pas allé à l’école très longtemps, et il a mis du temps à déchiffrer les premiers mots "Mon amour". Et encore plus de temps à lire le nom du destinataire de la lettre. Mais il a réussi, finalement. C’était l’un des policiers qui les avait arrêtés. Kasim a hésité. Devait-il la lui rendre, cette lettre ? Il se souvenait du regard de cet homme sur son collègue tordant exprès le bras de Soufian, un garçon fluet qui travaillait avec lui sur le chantier. Un regard dans lequel on lisait quelque chose qui ressemblait à du dégout. Finalement, ce sont ces mots, "Mon amour", qui ont décidé Kasim. Ce policier avait dans sa vie quelqu’un qui l’aimait. Peut-être était-il, au fond, un être humain comme les autres... Alors Kasim est allé le voir. Quand il est arrivé vers lui, le policier a sursauté. Il était plongé dans un livre. Mais il s’est rassuré en voyant en lieu et place du collègue dont il craignait les boutades cet adolescent trop vite grandi qu’était Kasim. Et quand ce dernier lui a rendu la lettre, les yeux du policier se sont éclairés et son regard est devenu doux et triste. Alors il a dit à Kasim :

"Ce n’est pas au Pakistan qu’on... qu’ils vont vous emmener. C’est dans une prison."

Les histoires les plus horribles circulaient sur les conditions de vie des migrants illégaux enfermés là-bas. Travaux inhumains, prisonniers affamés et tortures semblaient y être banals.

"Va-t-en, gamin, a repris le policier. Je ne peux rien faire pour les autres mais si j’en laisse partir un, on ne verra pas la différence. La porte que tu vois au fond n’est gardée que par moi et je tournerai la tête de l’autre côté. Merci pour la lettre."
Alors Kasim s’est enfui. Il a laissé ses compagnons derrière lui et a tenté de migrer, à nouveau. En Turquie, il était bien. Mais il trouvait seulement des petits travaux à la journée, pas de vrai travail. Alors il a décidé de partir une nouvelle fois. Vers l’Europe. Vers la France si possible. On lui a dit que là-bas, la devise du pays était "Liberté, Egalité, Fraternité". Kasim se dit qu’un pays avec une telle devise ne peut pas traiter comme des chiens des personnes qui n’ont eu que le tort de naître dans le mauvais pays.

Et maintenant, ce petit canot de plastique jaune est la porte d’entrée vers L’Europe, vers son rêve. Mais c’est aussi le rêve de toutes les autres personnes rassemblées sur la berge, et ils vont être neuf sur ce morceau de plastique.

On s’occupe d’ailleurs de le gonfler, de distribuer les gilets de sauvetage, et les rêveries de Kasim ne l’empêchent pas d’aider. Mais on s’aperçoit rapidement que la moitié au moins des gilets sont déjà percés. Comme celui d’une des deux fillettes, qui pleure. Ses parents voudraient lui donner les leurs, mais ils sont percés également. Voyant cela, Letcha, dont le gilet est intact, propose à l’enfant de le lui donner. Les parents en bégayent de reconnaissance, mais Kasim a vu l’expression de joie du visage de la fillette transformer le regard de Letcha, et il sait que ce dernier a déjà été remercié.

Enfin le bateau est prêt. Il ne semble pas pouvoir contenir plus de cinq personnes. Mais, écrasés les uns contre les autres les autres, ils parviennent à s’y entasser tous les neuf. Aucun d’entre eux ne sait ramer, et chacun commence par donner des coups désordonnés dans l’eau avec l’espoir de faire avancer le bateau. Mais ils comprennent vite que c’est inutile : chaque coup de rame pousse le bateau vers une direction différente, et celui-ci finit par tourner en rond. Le fleuve intervient et les repousse vers la rive turque. Les migrants se regardent. Finalement, ce sont les fillettes qui débloquent la situation. Serrées au milieu du bateau, elles n’ont pas de rames. Mais de par leur position, elles sont à l’endroit rêvé pour encourager les autres de leurs petites voix aigues.

Ainsi, c’est en cadence qu’ils repartent à l’assaut du fleuve. Un ennemi redoutable. Il se joue de leurs efforts constants, les fait reculer de deux mètres en quelques secondes alors qu’ils viennent péniblement d’en gagner un, et le tonnerre de ses remous ressemble à un rire.

Les rameurs sont de plus en plus fatigués. Ils manquent sans cesse de virer par dessus bord et le fleuve prend un malin plaisir à faire pleuvoir sur eux des gerbes d’eaux dans lesquelles nagent des morceaux de glace. Il fait tout à fait nuit maintenant et cela n’aide pas les migrants aveuglés par l’eau qui par moments ne savent même plus dans quelle direction est la berge. Kasim rame de toutes se forces, mais il a peur. Il commence à comprendre que le fleuve est plus fort qu’eux. C’est lui qui décidera de leur sort. Lui et son allié, le vent, qui les gèle tous de l’intérieur. Kasim, qui tremble, ne sait pas comment il ferait pour supporter la température sans la couverture supplémentaire d’Alik. Il ne peut s’empêcher de penser que s’il tombe dans l’eau, il est mort.

Tous ont perdu la notion du temps. Cela fait-il dix minutes qu’ils rament ? N’ont-ils pas plutôt commencé il y a plusieurs heures ? Il semble même à Kasim que des jours se sont écoulés depuis l’arrivée du passeur avec le carton du bateau.
Soudain, sans même qu’il ait eu le temps de crier, une déferlante projette Alik par dessus bord. Letcha hurle comme un dément et tente de plonger pour le rattraper. Les autres le retiennent. Il n’a aucune chance de le retrouver à la nage. Les rameurs tournent en rond pendant plusieurs minutes en criant son nom. Sans résultat. Finalement, ils tentent d’avancer à nouveau. Letcha, prostré, pleure à gros sanglots. Derrière lui, Kasim, désemparé et triste, lui aussi, voudrait le réconforter. Alors, conscient du caractère dérisoire de son geste face à l’absurdité de la mort, il pose sa main sur l’épaule de son compagnon. Ce geste lui rappelle Alik, lorsque ce dernier lui avait donné la couverture. Letcha se retourne ; les yeux de Kasim aussi sont pleins de larmes. Ils se regardent ainsi un long moment, chacun trouvant un étrange réconfort dans les yeux de l’autre qui semblent exprimer tout ce que les mots ne peuvent pas dire.

Puis ils continuent à ramer. Que peuvent-ils faire d’autre ? Il faut continuer à vivre, toujours. Ne pas s’arrêter trop longtemps pour pleurer ou pour penser. Les gardes frontières et les policiers ne sont jamais loin, et plus perfides encore sont les démons du passé.

Lorsqu’on commence à penser à sa famille, à ses amis, à sa vie laissée en arrière, on prend le risque d’être enseveli. Les souvenirs déferlent comme un torrent et dés lors que le barrage a cédé, on ne peut plus le reconstruire... Alors Kasim ne pense pas aux mots d’amour de sa mère, au rire de sa petite sœur, il oublie les heures passées avec ses amis, l’odeur de son enfance et les bras réconfortants de son père, ce père qui avait le même sourire qu’Alik lui tendant sa couverture...

Il ne pense pas à leurs vies déchirées par les bombes, à l’école qui a fermé, à la faim qui leur serrait le ventre, à la peur qui les paralysait au moindre bruit, aux larmes de sa mère lorsqu’il est parti, au visage de son père lorsque le rire de sa petite sœur s’est éteint pour toujours...

Il ne pense pas, parce qu’il veut vivre, Kasim, et qu’il a appris que sa vie dépendait de sa capacité à oublier. Il ne pense pas parce qu’il sait qu’il existe, ailleurs, des pays où il aurait pu penser, où il n’aurait pas eu faim, pas eu peur, où sa petite sœur aurait pu vivre pour enchanter la vie de bien des personnes, où il aurait pu rester avec sa famille, et parce que de telles idées lui donneraient envie de hurler et de se frapper la tête contre un mur jusqu’à se perdre dans le néant.

Alors il rame, Kasim, il rame, il donne des coups au fleuve, il le frappe, il le cogne, il lui faut l’emporter sur le fleuve pour ne pas laisser le fleuve de ses souvenirs l’emporter.

Le vent semble se calmer. Désormais il souffle dans la bonne direction, et il pousse le bateau plutôt que de le ralentir. Les migrants reprennent espoir. La berge semble se rapprocher... Elle n’est plus qu’à quelques mètres à présent. Ils rament de toutes leurs forces. Enfin, ils y sont. L’Europe.

Ils sont en Europe.

Ils sont en Europe.

Ils sont en Europe.

C’est si incroyable qu’ils ne peuvent que se le répéter ainsi, encore et encore.
"Nous sommes en Europe. Nous sommes en Europe. Nous sommes en Europe. Nous sommes en Europe..."

Ils sont en Europe. Ils sont l’Europe, eux aussi. Ils sont nos parents, nos grands-parents, nos amis ou nos voisins. Parfois ils sont l’Autre, l’ennemi. Mais toujours, ils sont un morceau de nous-mêmes.