Aux frontières de l’Europe

Hoëbeke

17 janvier 2014.
 

« Une vraie frontière, avec des barreaux, des barbelés, la police qui fouille tes bagages et contrôle tes papiers avec suspicion : à l’heure où les frontières tombent, où les rideaux de fer se désagrègent et où le "global" atténue le sens de l’ailleurs, j’ai cherché la limite de l’Europe, les confins de l’Union dans la terre des fleuves, des forêts et des lacs, où nombre de peuples ont été balayés et où affleurent encore les ruines des grands empires. J’ai fait un voyage "vertical" de l’Arctique à la Méditerranée, des pâles terres du Nord aux contrées brûlantes du Minotaure. Un voyage dans l’autre Europe. Un voyage en sac à dos et transports en commun - des cars aux fabuleux trains russes. Un voyage avec et parmi les petites gens, le long d’une route qui s’est tracée d’elle-même de rencontre en rencontre ».
L’esprit, l’âme d’un pays, a fortiori d’un ensemble de pays se choisissant un destin commun ne se donnent jamais mieux à lire que dans les marges, sur les frontières — par ce à quoi ils s’opposent, ou ce dont ils se distinguent. Fort de cette conviction, Paolo Rumiz a entrepris en 2008 un voyage de 7 000 kilomètres, de l’Océan Arctique à la mer Noire par tous les moyens populaires de déplacement, passant d’un bord à l’autre, depuis Rovaniemi, en Laponie finlandaise jusqu’à Odessa.
Il traverse des postes de douanes, des grillages, des barrières avec des miradors et des projecteurs, il vit des confiscations de marchandises, des attentes interminables, des arrestations, des rackets, des règlements de compte entre mafieux, des contrôles de visas, mais aussi la générosité des simples gens.
D’Odessa, il prend un improbable ferry pour Constantinople, où il débarque dit-il, non sans mélancolie, avec « comme des barbelés à l’intérieur de moi-même ».
Un livre saisissant, lucide et généreux, mêlant le cocasse et le tragique, d’une superbe écriture, hantée par la mélancolie d’une Europe dévastée par trop de guerres. On pense à Magris pour son art de distiller à travers gens et paysages, mais toujours en situation, la mémoire des lieux, à Patrick Leigh Fermor aussi, de ce chef d’œuvre qu’est Le temps des offrandes, qui juste avant la Seconde Guerre mondiale, tandis que montait le nazisme, entreprit un voyage à travers l’Europe qui le conduisit, lui aussi, à Constantinople.

 

DERNIER OUVRAGE

 

Le phare : Voyage immobile

Hoëbeke - 2015

Paolo Rumiz pour son nouveau livre a fait un voyage auquel même lui sans doute ne s’attendait pas. Lui qui a longé les 6 000 kilomètres des frontières de l’Europe du nord au sud, traversé les Balkans, franchi les montages à la recherche d’Hannibal, ramé tout au long du fleuve le Pô, lui, le grand voyageur italien, décide de vivre et de nous faire vivre son premier voyage immobile dans un phare perdu au milieu de la Méditerranée, loin de tout et de tous, hormis les gardiens.
Soudain libéré de tout contact avec le monde extérieur – il n’a ni radio, ni télé, ni internet, ni même un téléphone – il se consacre, quand le temps le permet, à l’exploration de son environnement plutôt réduit puisque le phare est perché sur un récif où il n’y a aucune autre habitation. Il nous présente donc tour à tour la nature, la faune domestique (il y a quand même un âne et une poule) et la faune sauvage (dominée par les innombrables oiseaux), les poissons, le bâtiment où il loge, ceux qui l’habitent ou qui l’ont habité jadis, sans oublier d’autres occupants de phares qu’il a connus dans son enfance, il nous parle du temps qu’il fait, des vents, des bateaux qui passent, de ses pensées, de ce qu’il mange et de bien d’autres choses encore. Bref, il nous dit tout, sauf le nom de cet archipel mystérieux, qu’il tient à cacher, de peur d’y voir déferler des hordes béotiennes. Il livre certes quelques indices, mais ceux-ci amènent le lecteur à se demander si la vérité ne serait pas plus compliquée qu’il n’y paraît et à conclure que le phare du récit pourrait bien être, en réalité, un savant amalgame d’expériences diverses. En tout cas, le récit est prenant, et inoubliable. C’est avec une indéniable volupté que ceux qui rêvent d’une tour d’ivoire se laisseront entraîner jusqu’à ce lieu austère, à l’écart du monde, même s’il faut en repartir.