Rien de pire

Écrit par Clarhà Bourel, incipit 2, en Première au Lycée Murat à Issoire (63). Publié en l’état.

28 mai 2014.
 

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.
Elles longèrent la petite route défoncée.
La femme avait entendu dire qu’au front, près de vingt millions d’obus avaient déjà été envoyés. Son mari était mort au tout début des combats, et la douleur de sa perte l’aurait submergée si elle n’avait pas eu son enfant pour la maintenir en vie et lui redonner espoir en l’avenir.

Elle s’interrompit un instant, laissant les mots lui venir naturellement aux lèvres pour continuer son histoire. Les images qu’elle voulait exprimer étaient floues, imprécises, comme si elle les voyait à travers un voile opaque et sombre. Mais déjà son fils s’impatientait :

Elles erraient depuis des heures, quand enfin la mère se ressaisit. Elle prit son enfant dans ses bras ; elles retournèrent dans leur ancienne maison. Toute une aile avait été dévorée par les flammes, mais l’autre avait été assez épargnée pour tenir encore debout, fière malgré ses blessures, comme un soldat ayant survécu à l’enfer des tranchées. La femme ouvrit la porte de sa chambre. Les murs étaient noircis, l’odeur de fumée était abominable, mais le lit était encore là. Elle y vit un signe ; elle coucha sa fille, et une fois qu’elle la crut endormie, elle s’effondra en pleurant.

Ensuite, la femme réussit à fuir Verdun avec sa fille. Elles empruntèrent la Voie Sacrée, une nuit. La mère elle-même avait gardé dans les premiers temps un souvenir très flou de cet épisode de sa vie, avant de l’oublier totalement ; ce fut une épreuve terrifiante et traumatisante. Elle avait réussi à convaincre le conducteur d’un camion de ravitaillement qui quittait le front de les emmener, elle et sa petite. Le véhicule était vide, et elles ne prenaient pas de place. L’homme s’était laissé attendrir, et elles avaient quitté leur vie en ruine pour le néant. La mère savait qu’il leur faudrait tout recommencer, tout reconstruire, tout réapprendre, mais rien ne pourrait être pire que cette ville en pleine apocalypse. Elles s’étaient réfugiées chez un oncle éloigné, à Paris. La guerre s’était achevée alors que la petite fille avait huit ans. Elle avait grandi, puis rencontré un jeune médecin et ils s’étaient mariés ; ils avaient eu un fils. Sa mère avait perdu en partie la mémoire ; elle était incapable de se rappeler l’enfer vécu à Verdun, et sans doute était-ce préférable. Mais sa fille, elle, s’en souvenait assez pour savoir quel goût avaient les larmes, des larmes comme un déluge souvent, mais aussi des larmes comme des clochettes d’argent parfois …

La femme s’interrompit. Son fils la regardait, bouche bée, l’air stupéfait.