Quadrille de guerre à tempo variable

Écrit par Chloé Raïd, incipit 2, en 1ère au Lycée Jean Macé à Brest (29). Publié en l’état.

28 mai 2014.
 

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.

Contre mon dos, la terre sèche. Dans un cri muet, déferlant d’énergie et de souffrance, elle me crie sa tourmente. Au dessus de moi, le Ciel, d’une terrible et douloureuse blancheur. Sombre, pourtant, si sombre qu’il me semble peser sur mes membres de tout son poids. C’est je crois sa façon d’exprimer à la Terre sa compassion, sa colère, son impuissance.
Je ne sens plus autour de moi l’enveloppe chaude des mains de l’enfant.

Tout l’enjeu était de ne pas paraître paniquée. Étouffer la peur. Et fuir.
« - Regarde, regarde bien, Louise, elle est peut-être par ici. »
Dans les bras de sa mère, l’enfant se tordait en tout sens, sondant du regard les anfractuosités des amas de pierres écroulées et les restes des bâtiments en ruine. Par endroits, des flammes voraces achevaient le funeste travail des obus.
« - Peut-être qu’elle est cachée sous des cailloux, Maman ! », remarqua la fillette tout en fouillant du regard les nombreux éboulis, « Il faudrait les soulever, pour voir...

Grondements proches des bâtiments s’écroulant sous les obus, et vibrations des impacts. Les sifflements d’une respiration singulière se détachent soudain de ceux du fer qui entaille le ciel. Un souffle chaud précède l’arrivé d’un museau humide sur ma tête ; et le regard curieux d’un chien brun aux petites oreilles tombantes se plante dans le mien.
Délicatement, je suis soulevée de terre ; et le paysage se met à défiler en tressautant, au rythme de la démarche élastique du chien dont je sens les crocs s’enfoncer un peu dans mon dos.

« Un chien ! » s’exclama la fillette en pointant du doigt le bout de la ruelle, d’où le chien en question avait déjà disparu. « Maman, j’ai vu un chien ! »
Le femme acquiesça. « Oui, il y en a quelques-uns par-ici... » prononça-t-elle distraitement.
« Oui, mais celui-là, il avait quelque chose dans la bouche ! »
Elle ne répondit pas, trop accaparée par ses pensées. De son poste ombragé, embouchure d’une ruelle rejoignant la Grand-Rue, la jeune femme scrutait tantôt le ciel, où les avions commençaient à se raréfier, tantôt la route.
La Grand-Rue était le moyen le plus direct pour sortir de la ville ; le plus exposé, aussi. Emprunter des ruelles étroites, toutefois, s’avérait plus risqué encore : le chemin serait beaucoup plus long, et l’écroulement d’un bâtiment ne leur laisserait aucune chance.
La Grand-Rue était la seule voie envisageable. Mais cette route... cette route glaçait le sang.
Très large, très droite, effroyablement et inéluctablement droite.
Des carcasses d’automobiles – millitaires sans doute – dont s’échappaient encore quelques flammes, gisaient carbonisées au milieu des éboulis de pierre, de métal et de bois qui jonchaient le sol terreux. Une terre comme vérolée par les immenses fosses qu’avait creusé chaque impact d’obus.
Un corps désarticulé reposait au milieu de la chaussée auprès d’un de ces cratères, sans doute soufflé par un obus.
La scène baignait dans une curieuse blancheur, lourde, et bien que la rue fût bordée sur tout son long de bâtiments en ruines, aucune ombre ne venait tracer au sol leurs contours déchiquetés, laissant planer sur la route une atmosphère fantastique.
Un chemin tel qu’on n’eût pu imaginer au bout que des portes ouvertes sur l’Enfer.
Oui, tout l’enjeu était de ne laisser paraître aucune peur. Que le danger et la guerre restent pour l’enfant des notions floues ; on perçoit le monde si différemment à cet âge...
« On fait quoi, Maman ? , interrogea la fillette inquiètée par le silence de sa mère.

« Maman, il est où Mau’ ?

La pierre et la poussière défilent sous mes yeux. Un éclat métallique dans le gris du ciel signale la présence d’un bombardier au dessus de nous ; et au son de son funèbre hurlement, le chien hâte le pas. Un obus lance un long mugissement avant de venir s’abattre avec une force infernale sur un bâtiment voisin. L’animal laisse s’échapper un couinement de terreur et accélère encore.
Le fracas des avions s’aménuise au fur et à mesure que la course haletante du chien nous en éloigne.
Je sens la bête ralentir, et s’arrêter. Sa gueule humide s’ouvre et je tombe sur le sol.
« Mau’ ! Maman, Maurice est revenu ! »
Un enfant crie d’une voix enrouée, mais cette voix m’est étrangère. Des bras se détachent sur le fond grisâtre du ciel, et viennent enlacer le chien avec soulagement.
« Oh, Mau’, tu as rapporté quelque chose ? »
Une tête ronde enfantine se penche sur moi : cheveux noirs ; yeux brillants d’une eau débordante qui semble hésiter au bord du vide, et vient s’écraser dans mon œil – je la sens poursuivre sa course jusqu’à la terre où elle va abreuver la poussière assoiffée. Le garçon fronce les sourcils, s’essuie les yeux du revers de la manche, renifle, me soulève de terre.
« Maman, c’est une poupée !
- Laisse, Michel, viens m’aider, dépèche-toi ! »
La poupée à la main, le garçonnet se précipita vers sa mère pour la soulager d’un imposant paquet de couvertures, qu’il alla installer tant bien que mal dans la charrette. À l’avant, avait été harnaché un massif cheval de traît qui, nerveux, ne cessait de râcler furieusement le sol.
« Les avions sont partis, je crois... » murmura l’enfant en scrutant le ciel, à l’intention de sa mère qui achevait de transporter les derniers bagages.
« Alors il est plus que temps. » déclara cette dernière en tournant à son tour le visage vers le ciel. « Quand ils reviendront, il sera trop tard. »
Le femme hissa le garçon à l’arrière de la charrette, et courut s’installer aux rênes.
La charrette s’ébranla sous l’impression du cheval qui partit d’un trot vif.

« - Dis, Maman, qu’est-ce qu’il y a, déjà, après trente-neuf ?

Installée sur les genoux du garçon dans une position assise mimétique des hommes, je vois défiler les bâtiments qui nous dépassent et s’éloignent en sens inverse.
Les oiseaux de fer sont réapparus et emplissent à nouveau le ciel de leur cri assourdissant. Le garçon s’agite, le chien assis juste à côté se tasse un peu plus sur le plancher de la charrette qui poursuit son avancée imperturbablement. On bifurque dans un rue très large, semée d’éboulis, dont la plupart des bâtiments se sont écroulés. Nous dépassons rapidement une automobile brûlée ; et malgré les forts cahots de la charrette, j’aperçois un corps humain de l’autre côté de la rue. Il a l’air mort. Soudain, nous dépassons une femme tenant un enfant dans ses bras.

« Les bombardiers... » murmura la femme d’une voix blanche, scrutant le ciel, alors que le bruit des avions venait à peine de reparaître.
Il est étonnant de voir à quel point un son, tout infime qu’il soit, peut frapper l’oreille au milieu d’un vacarme continu, par sa simple discontinuité sonore. Ainsi, au coeur vacarme des moteurs d’avions, un son se détacha du fond saturé de l’air : le bruit de sabots martelant le sol à vive allure.
« Une charrette ! » s’exclama la petite fille, qui, à ces bruits, vaincue par la curiosité, avait immédiatement ouvert les yeux, outrepassant les règles instaurées par sa mère.
Entendant le cri de sa fille, celle-ci se retourna, juste alors que la charrette les dépassait. Chargée de quantités de meubles et de bagages, le véhicule transportait également un enfant et un chien. Elle eût pu également les transporter elles-deux.
« Hé ! Attendez, arrêtez-vous ! »
La jeune femme se mit à courir, la fillette dans les bras. Mais sa voix se perdait dans le grondement des avions, et le fracas des obus – qui avaient repris leur pillonade – ; sans jamais atteindre, semblait-il l’oreille du conducteur.
Soudain, quelque chose s’échappa des mains du garçonnet et chut sur le sol accidenté. Alors l’enfant sauta de la charrette.

Des yeux équarquillés me décochent un regard aussi surpris qu’interdit. Un éclair de gratitude traverse les prunelles noires de la fillette, et la mimique étonnée de sa bouche disparaît pour laisser place à un sourire ravi.
Mais la charrette ne s’arrête pas, et chaque instant m’éloigne un peu plus de l’enfant. Son regard vif s’accroche à moi, comme pour me retenir ; l’arc joyeux de sa bouche s’estompe pour lancer un cri muet. Et je me rends compte que je n’y puis rien faire.
Un éclair blanc brouille un instant la scène.
L’image du visage défait de la fillette vient heurter violement ma conscience. Cette curieuse douleur, venue de l’intérieur, se mêle à une sensation neuve : une lucidité grisante.
Je réalise à présent quelle impuissance est la mienne, à quelle terrible barrière physique se heurte mon esprit : enclose dans un corps amorphe, je suis ballotée au gré du monde, sans autre choix que de subir l’inéluctable. Enclose, Amorphe, je ne puis que voir l’enfant s’éloigner.
Et pourtant j’ai conscience de la furieuse rébellion, de l’espoir acharné, du désespoir amer qui couvent en moi. Qui m’animent.
Le néant. Un néant qui étouffe toute perception durant un laps de temps flou.
Contre mon dos, la terre sèche. Dans un cri muet, déferlant d’énergie et de souffrance, elle me crie sa tourmente. Au dessus de moi, le Ciel, d’une terrible et douloureuse blancheur. Sombre, pourtant, si sombre qu’il me semble peser sur mes membres de tout son poids. C’est je crois sa façon d’exprimer à la Terre sa compassion, sa colère, son impuissance.
Je suis soulevée, et sens autour de moi l’enveloppe chaude des mains d’un enfant.

Lorsque l’enfant avait sauté de la charrette, pour ramasser la poupée tombée à terre, le chien assis à ses côtés s’était mis à aboyer.
Alertée par les jappements alarmés du chien, la mère du garçonnet tira sur les rênes. Le cheval, irrité d’avoir été stoppé dans son élan, lutta un instant contre la bride intransigeance, mais, devant l’inégalité du combat, se résolut finalement à s’arrêter, renaclant nerveusement.
« Michel ! cria la femme d’une voix angoissée. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pouquoi tu as sauté de la charrette ?

« Maman, je te jure que la poupée a sauté de la charrette toute seule ! » murmura le garçon à l’oreille de sa mère alors que l’équipage s’ébranlait à nouveau.
« Ça suffit, Michel ! » lui répondit celle-ci avec un accent excedé.
À l’arrière, en dépit du tumulte des avions et des tirs lointains d’obus, la fillette s’était endormie sur les genoux de sa mère, la poupée serrée contre son cœur.