Les ombres de Sarajevo

Écrit par Julie Savaton, incipit 1, en 1ère au Lycée Jean Monnet à Joué-les-Tours (37). Publié en l’état.

28 mai 2014.
 

Les ombres de Sarajevo

Le jeune homme tremble. Son nom est Gavrilo Princip et dans sa poche, il tient un revolver…
Ses doigts fébriles et moites saisissent la crosse de son revolver. Un frisson le parcourt en remontant lentement le long de son échine quand sa paume entre en contact avec le métal froid. Pourtant, l’heure des doutes est révolue. Les yeux rivés sur le long convoi qui avance, il est bien trop tard pour reculer. Il clôt ses paupières. Le héros, c’est celui qui se sacrifie pour le bien commun, même si cela implique d’être haï par ceux que l’on sauve. Etre un héros, c’est avoir le courage de faire les actions, parfois peu glorieuses, qui sont nécessaires au bonheur des siens. Ces paroles, amer breuvage dont il se soule chaque fois que sa volonté chancèle, reviennent taquiner ses pensées. Il se revoit clairement les répéter à ses camarades ce matin-même. Tous avaient hoché la tête, tâchant avec une maladresse enfantine de cacher leurs mains tremblantes derrière leur dos. Puis était venu le moment où les acolytes s’évaporèrent dans les méandres de Sarajevo, alors même que la brume enveloppait encore la ville de son manteau blanc. Il répète sa doléance. Encore. Il faut qu’elle couvre le flot de pensées. Il faut qu’elle obstrue ses incertitudes. Une fureur, une haine sourde harcèlent son esprit quand il se remémore sa litanie. C’est son patriotisme qui ressurgit. Il sent au creux de son ventre une bouffée d’adrénaline enfler en lui. Sur ses lèvres s’érige un triste rictus quand, sortant enfin son revolver de sa poche, il s’entend murmurer :
« Je suis un héros et aujourd’hui, je vais venger mon peuple de toutes les souffrances que l’Autriche-Hongrie lui inflige. »
Il plaque l’arme contre sa cuisse pour éviter d’alerter la foule trop tôt et attend que le convoi arrive à sa hauteur pour enfin accomplir son devoir de citoyen. Il s’apprête à braquer l’arme sur l’archiduc François Ferdinand mais une main douce stoppe son mouvement. Le regard de Gavrilo remonte le long du bras translucide où saillent des veines bleu cobalt, puis enfin ses yeux aboutissent devant un visage androgyne à l’expression placide. Il -ou elle- est vêtu d’une modeste tunique en lin traînant sur le sol et révélant son absence manifeste de formes. L’androgyne remue la tête en signe de négation et Gavrilo lit dans ses grands yeux clairs ce « non » sans équivoque. A peine a-t-il le temps d’esquisser la moindre interrogation qu’une énorme détonation l’assourdit un instant, rapidement remplacée par les cris stridents et apeurés de la foule qui d’une masse dense devient un gigantesque fourmillement de pleutres. Balloté et emporté par le mouvement de panique collectif, il perd de vue l’androgyne ainsi que l’archiduc. Nedeljko a-t-il réussi à libérer son pays d’un lourd fardeau ? Le visage dépité de son camarade qui lui apparaît le temps d’une seconde suffit à Gavrilo pour savoir que sa tentative a échouée. Toujours dans cette seconde interminable, leurs regards entendus se croisent. Il sait ce qu’il lui reste à faire… Et inconsciemment, Gavrilo saisit sa propre pilule de cyanure enfouie au fond de sa poche.
Une ombre erre dans les venelles étroites de Sarajevo cherchant, en ce matin brumeux, une réponse à ses interrogations. Suis-je l’ombre ou suis-je l’homme qui la régit ? L’échec de l’assassinat contre l’archiduc a laissé Gavrilo dans un état latent, comateux et son esprit se peuple de doutes et d’incertitudes qui de nouveau viennent l’assaillir. Il se laisse glisser contre la paroi d’un mur rugueux et enfouit sa tête entre ses mains. Il serait incapable de déterminer combien de temps il est resté dans cette position avant qu’un inconnu ne le tire de sa torpeur. L’homme se dresse de toute son imposante carrure devant Gavrilo. Quoique d’épaules larges, l’espèce de finesse dans ses traits lui confère un air avenant pour quiconque. Ses épais cheveux ébène cascadent jusqu’au bas de sa nuque et l’iris de ses yeux diaphanes le frappent d’un regard espiègle. Bien que totalement étranger au jeune serbe, Gavrilo ne peut s’empêcher de lui vouer une admiration immédiate. Impossible à nier : cet homme est l’image même de l’homme slave.
« Je suis l’allégorie de la Serbie et aujourd’hui, tu dois me sauver. »
Gavrilo reste coi un long moment nageant en totale incompréhension. L’allégorie de la Serbie ? Mais qu’est-ce que ce fou me raconte ? Il se relève pesamment et dévisage l’individu. « Voulez-vous que je vous raccompagne chez vous ? » fut la seule chose qui lui vint à l’esprit. L’homme slave le saisit par les épaules avec fougue.
« Tu peux encore me sauver ! Il n’est pas trop tard, dans quelques minutes l’archiduc passera par le Pont Latin. Il est encore temps d’accomplir ton destin, Gavrilo. »
Et, en un clin d’œil, il avait disparu. Fou, c’est plutôt Gavrilo qui le devenait. Pourtant, cette hallucination a chassé ses scrupules : tuer l’archiduc François-Ferdinand est nécessaire. Symbole de l’oppression austro-hongroise il est, symbole de la révolte serbe il mourra.
Ses jambes le portent jusqu’aux abords de ce fameux Pont Latin. Son hallucination n’a pas menti, il est bien là. Le haut képi de l’archiduc se dresse au-dessus des innombrables crânes des badauds ainsi que la plume d’oie du chapeau de l’archiduchesse. Il n’a pas peur de se pavaner dans les rues alors qu’on vient d’attenter à sa vie, qu’il soit téméraire, ça, c’est quelque chose qu’on ne peut pas nier. Cette fois-ci, au fond de lui, Gavrilo sait qu’il ne manquera pas son tir. Il est positionné dans un angle parfait, tout ce qui lui reste à faire c’est attendre le bon moment et ne pas céder entre temps à la peur qui l’étreint. Le convoi avance à bon train. Bam, bam. Qu’est-ce donc que ces tambours ? Bam, bam, bam, bam. Les percussions accélèrent la cadence et la mélodie régulière prend un rythme effréné. Bam, bam, bam, bam, bam. Ou bien est-ce son cœur qui fait tout ce vacarme en cognant dans sa poitrine ? La voiture sera bientôt là maintenant.
« Vas-tu te décider à tirer ? »
L’individu qui vient de l’apostropher porte un masque blanc aux traits émaciés, et sur ses épaules repose une longue cape noire trouée. De ses manches s’échappent du taffetas sombre, et il arbore sur son buste un gilet en brocard de la même couleur que l’ensemble, mais relevé par les fils dorés. Gavrilo soupire à la vue de cet étonnant personnage. Que lui a-t-on administré ce matin pour qu’il délire à ce point ? La moustache prépondérante de François-Ferdinand pointe à l’horizon. Il se masse les tempes et décide d’éclipser cet individu perturbateur au plus vite.
« Allons bon ! A qui ai-je affaire cette fois ?