Un ange parmi les monstres

Écrit par Nicolas Guérin, incipit 2, en 1ère au Lycée Julien Wittmer à Charolles (71). Publié en l’état.

28 mai 2014.
 

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.
Elle marchait, fixant loin devant elle ce virage devenu un but ultime. Il semblait facile de l’atteindre, presque inné, naturel. Les débris qui jonchaient le sol, la boue dans laquelle traînait sa robe, le brouillard ambiant, mélange de fumée, de poudre, de cendres, les corps éparts et éventrés, n’avaient plus aucune importance. Même le petit corps blottit entre ses bras ne pesait pas lourd. Déjà presque un petit ange.
Elle souriait et pleurait, un sourire d’espoir pour des larmes de désespoir. Se pouvait-il que la poupée soit là-bas ? Se pouvait-il que cette peluche, que ce bonheur ait échappé aux désastres de la guerre ?

Soudain, un nouvel obus éclata non loin d’elles dans un fracas assourdissant. Les deux femmes fermèrent les yeux dans un réflexe de protection. La mère se coucha sur le coté, protégeant de son corps celui de la petite fille. Une pluie de boue, de cailloux, de débris s’effondra sur elles. Longtemps. Elle sentait le souffle de la fillette sur sa joue, un souffle morbide. Elles étaient complètement ensevelies, enterrées vivantes sous une lourde masse de glaise froide. Cette couche de terre hermétique les empêchait de respirer. Près d’un mètre de terre les recouvrait. La fillette commença à paniquer, sa mère la calma en lui murmurant gentiment à l’oreille. Elles avaient peu d’air dans cette petite cavité que la boue avait formé autour de leur tête, juste de quoi tenir quelques minutes, quelques secondes même. Ca y est, c’est sûr, se dit la femme, la guerre nous emporte pour de bon. Elle sentit sa tête tourner, elle entendait de vagues bruits au-dessus d’elle, des bruits étouffés par la couche de terre, comme un rêve. Mais il lui sembla que les bruits devenaient de plus en plus audibles, elle regarda sa fille, elle respirait toujours. On marchait au-dessus d’elles, elle en était certaine, on parlait même, elle voulut crier, mais rien ne sortit de sa bouche, seulement un vague murmure inaudible, presque un souffle. Mais il lui semblait que le poids de la glaise était de moins en moins lourd sur leur dos.
- Dépêchez-vous, elles vont y rester !
Cette fois, c’était clairement une voix, elle eu le temps de reconnaître celle de sa voisine, avant de s’évanouir.

On dégagea les deux femmes de leur tombeau de boue en les tirant sur le sol mouillé. La fillette était toujours consciente, elle respirait à grande peine, semblait avoir longuement couru tellement elle était hors d’haleine, elle toussait, on lui tapa dans le dos, elle cracha, sa respiration devint plus calme et sereine. La mère était encore vivante. Les femmes la réveillèrent en lui aspergeant le visage d’eau boueuse et en lui tapotant les joues. Elle reprit enfin ses esprits, regarda autour d’elle, vit des connaissances, toutes des femmes, les hommes étaient au front, leurs mains étaient encore pleines de terre, les robes semblaient être faites de boue. Elles avaient creusé à mains nues le sol. Une des femmes les avait vu se faire ensevelir au moment de l’explosion et avait lancé l’alerte. La mère les remercia, en larme, la guerre les avait manqué de peu, elles avaient résisté. Mais pour combien de temps ?

Elle regarda sa fille, toujours couchée sur le sol, la fillette l’a regardait aussi. Ses yeux bleus, son petit visage blanc, ses cheveux blonds et sales ressortaient étonnamment sur ce sol sombre et triste, comme un rayon de soleil qui perce les nuages et le brouillard au milieu d’un assaut et qui donne envie de se battre, de continuer, de ne pas abandonner pour avoir la chance de la revoir un jour, ce soleil, ce visage. Elle avait la jambe en sang et ne pourrait sûrement jamais remarcher correctement.

La femme regarda autour d’elle, et ne vit que des flammes et des morts, là une vieille courait dans tous les sens ne sachant que faire, où aller, en pleurant et criant ; ici un couple enlacé pleurait devant leur maison en flamme, agenouillés à même le sol, là-bas, dans un horrible craquement, une maison s’écroulait, ravagée par les flammes et la guerre. Le ciel étincelait, des tirs allemands striaient le ciel de la ville depuis plusieurs jours, ils ressemblaient, dans le crépuscule, à une pluie d’étoiles filantes, meurtrières, ou encore à une nuée de vers luisants dévastateurs. Les Boches tentaient de faire craquer la population, de dévaster les alentours, espérant ainsi voir un drapeau blanc surgir des tranchées alliées. Ces tranchées, ce front, dont on voyait les lumières à l’horizon, les lumières des tirs, des obus éclatant, on entendait les soubresauts des explosions au loin, le martèlement intense des mitrailleuses. Parfois des cris, encourageant les hommes au moment d’un assaut, ou les décourageant au moment de compter les morts, surgissaient de cet enfer, de cette guerre. Cette guerre, qui n’en finissait plus de tuer, de ravager, de faire pleurer les hommes. Elle surpassait l’imagination des plus fous, toutes ces vies perdues, ces catastrophes, personne n’aurait pu les prédire. Elles dépassaient l’entendement. Et pourtant tout cela devenait si naturel presque habituel, et c’était ça le pire. Et si tous cela n’était pas vrai, pensa la femme, comme un cauchemar qui dure depuis des mois et dont on va se réveiller brusquement, en sueur. Et si tout cela n’était q’un coup de théâtre, on serait là, à attendre que le rideau tombe, enfin. Les maisons seraient en carton, les bombes ne blesseraient pas, les larmes seraient de joie, les cris seraient des rires. Si tout cela n’était pas vrai. Les tranchées ne pourraient être qu’une légende d’anciens pour faire peur aux petits, les obus, des ballons que l’on éclate, la Grande Guerre, un horrible roman dont les pages vous brûlent les doigts. Mais la mort est bien là, elle. Les vies envolées le sont pour toujours, ce goût amer des larmes glissant dans la bouche est bien réel. Ce n’est pas un rêve, ce n’est pas un spectacle. Qui seraient les spectateurs ? Qui viendraient voir ça ? Non, un tel désastre ne s’invente pas.