D’espoir et de chiffon

Écrit par Justine Roux, incipit 2, en 1ère au Lycée Francs-Bourgeois à Paris (75). Publié en l’état.

28 mai 2014.
 

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.
Tout était noir, gris, sale autour d’elles. Leur marche avait duré tout le jour et déjà le ciel s’assombrissait. Dans ses bras devenus douloureux, la petite fille s’était endormie. Elle était si frêle et légère. Un mince sourire se dessinait sur ses lèvres dans son sommeil. La femme aurait voulu imprimer ce sourire à tout jamais sur le doux visage de son enfant mais le chaos qui régnait autour d’elle l’empêchait de croire cela possible. Quand cela prendrait-il fin ? Elle trébucha sur ce qu’elle pensa être une pierre. Un visage tuméfié, un cri de rage et de désespoir imprimé pour l’éternité sur cette pâle figure, deux grands yeux exorbités la regardaient. Elle se retint de hurler et éclata en sanglots. Jamais elle n’aurait cru possible une telle abomination. Le monde de la guerre était un univers obscène que nul n’aurait dû connaître, un concentré des pires cauchemars imaginés par l’inconscient humain.
Alors qu’elle avançait à bout de force dans cette nuit sans étoile, sur cette terre sanglante, elle aperçut tout près, une lumière. Elle voulut courir mais ses jambes ne pouvaient plus la porter et elle tomba sur le sol, misérable. L’enfant s’éveilla. - Où est-ce qu’on est ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Elle avait marché tout droit sans s’en soucier, pressée de s’éloigner de cette ville maudite. - Tu vois la lanterne qui brille là-bas ? C’est un abri pour cette nuit. Elle n’aimait pas mentir mais elle aurait tellement voulu croire à ses paroles. Après tant d’efforts il lui semblait si naturel de pouvoir trouver un peu de repos, qu’elle prit sa fille par la main et l’entraîna vers cet espoir insensé.
Lorsqu’elles s’approchèrent elles virent un feu. Autour, des femmes, des enfants et quelques barbons étaient assis. Pas un ne leva la tête à leur arrivée. Les visages étaient fermés, émaciés, ternes. Elles s’assirent avec eux sans rien dire. Une femme en face d’elles donnait le sein à son fils. Elle les apostropha. - Il a de la chance. - Qui ça ? Elle ne répondit pas tout de suite, les yeux dans le vague. - Mon bébé. Il a autant de lait qu’il le souhaite et il n’a besoin de rien d’autre. Mes autres enfants et moi n’avons rien mangé depuis le bombardement. Notre maison. Nous avons tout perdu. Elle se tut les larmes aux yeux. Les autres n’avaient pas réagi. Tous semblaient plongés dans de très sombres réflexions. La petite fille se resserra contre sa maman. - Dis. Quand est-ce qu’on rentre à la maison ? Il faut qu’on retrouve ma poupée. Elle a peur toute seule dans le noir. La femme prit l’enfant sur ses genoux et la berça. En face, celle qui tenait son bébé la désigna. - Comment s’appelle t-elle ? - Alice. Pas un mot de plus ne fut échangé. Peu à peu les corps s’affaissaient sur le sol humide, les yeux se fermaient. Le feu dansait doucement. Le vent était tombé. Il faisait froid. Sa fille se coucha contre son flanc. Elle se serrèrent toutes deux sous son manteau de laine, piteuse couverture. La femme essaya alors de faire le vide dans son esprit, de s’apaiser doucement, en vain. Chaque fois qu’elle s’enfonçait dans le sommeil les souvenirs violents de la matinée revenaient dans son esprit. Rouge, sang, cris, larmes, noir, mort, désespoir, gris, peur, obus. Rien. Ce mot encore et toujours résonnait dans sa tête et dans son cœur. Rien, il ne restait rien. Sa maison, sa ville, son pays, le monde n’étaient plus que ruines et malheurs. Alice, quant à elle, respirait paisiblement dans son sommeil enfantin. Alors, les battements de son cœur se calmèrent, les images s’estompèrent. Enfin, sur une dernière réminiscence d’un petit être de chiffon perdu dans les décombres, elle s’endormit.

Une balle siffla près de son oreille. Il roula sur le côté. Le sang battait à ses tempes. Il resserra l’étreinte sur son arme. Sa vue était brouillée par la poussière et la sueur. Seule l’adrénaline le guidait. Sur sa gauche, le colonel gueulait ses ordres. Il obéit, comme toujours. Après tout il n’était que chair à canon.
De nouveaux coups de feu éclatèrent. Quelle heure pouvait-il bien être ?

1
Un bruit sourd retentit. Ils bombardaient la ville. Dans un premier temps un sentiment de victoire l’envahit, un sentiment de soldat à bout de force. Et puis il pensa à ces familles innocentes, à ces maisons devenues poussière sous leurs coups. Un sentiment diffus de culpabilité s’empara de lui. Il sentit qu’on le poussait sur la droite. - Bewegung ! Il avança mécaniquement.
Cette guerre avait fait de lui un instrument, une machine destinée à tuer, à détruire. Chacun de ces gestes étaient coupables, sa présence même était coupable. Défendre sa patrie, soutenir la guerre, être un héros c’était du vent, des paroles vides. Qu’y avait-il d’héroïque à massacrer des innocents, des civils ?
Une fumée noire et épaisse envahit le ciel. Des hurlements résonnaient au loin. Ils lui fendirent le cœur. Ses jambes tremblaient. Il tomba dans la boue. Un nouvel obus s’écrasa sur la ville. Il surprit une larme sur sa joue. Des bruits de bottes résonnaient autour de lui. Il essaya de se relever en vain. Le sol était trop glissant et chaque fois il se faisait bousculer. - Hilfe ! Sa voix s’étrangla. Personne ne pouvait l’entendre dans ce chaos, personne ne pouvait l’aider dans ce chaos. Il était seul. Vivant s’il réussissait à se relever, mort s’il n’y parvenait pas. Il essaya encore mais son corps était trop lourd. Les soldats s’agitaient en tous sens autour de lui, les mitrailleuses n’arrêtaient pas, les obus tombaient en masse. - Französisch ! Les français s’attaquaient à la tranchée. Ses compagnons se mirent en ordre. Lui ne pouvait toujours pas bouger. C’était sûr, il allait mourir dans cette boue puante loin de tout, loin de sa famille, loin de sa femme et loin de Madga. Sa précieuse petite fleur, il ne lui avait même pas dit adieu. Des hommes tombèrent à côté de lui sous le feu des soldats français qui commençaient à envahir la tranchée. Un corps lui tomba sur les jambes. Il rampa pour se dégager et s’abrita à grand peine derrière une caisse de munitions. Il était mort de faim, de froid, de fatigue et surtout de peur. Tout lui semblait ennemi, danger. Les uniformes se confondaient, les corps s’entassaient, des cris résonnaient. Un français s’écroula tout près de lui les yeux grands ouverts, pleins d’effroi et fixés dans le vague. Sa tête baignait dans une mare de sang. Encore un mort. Il lui ferma les yeux, la main tremblante et la vue brouillée de larmes.
Il s’allongea sur le sol glacé dans le sang du français. Être mort était sa seule chance de survie. Il ne bougea plus, ferma les yeux à s’en fendre les paupières, ralentit doucement sa respiration et pensa fort à sa fille qui l’attendait bien loin d’ici à l’abri. C’est pour elle que tu te bats, pour qu’elle ne soit pas orpheline, tu ne dois pas l’abandonner, tu dois survivre se répéta t-il comme une prière.
Le combat autour de lui était violent. Les bruit, les cris, les obus étaient assourdissants. Les morts et les blessés s’amoncelaient dans la tranchée et lui s’accrochait à la vie, se répétant sans cesse de ne surtout pas bouger.
Il avait dû finir par s’endormir car quand il ouvrit les yeux il faisait sombre. Il entendit au loin le faible crépitement de Verdun qui achevait de brûler mais plus de coups de feu, plus d’obus, plus de cris de rage. Il se releva doucement. Plus rien ne bougeait. Des cadavres jonchaient le sol humide de la tranchée, mais personne pour les ramasser, il était seul. Il avança entre les corps à la recherche de survivants. Finalement, il se risqua à regarder au dehors. Là encore il n’y avait que des morts. Un peu plus au loin il aperçut les ruines de Verdun. C’était sa seule chance. En s’abritant sous les arbres épargnés par les bombardements, il pouvait y arriver avant l’aube. Des pas s’approchaient. Effrayé, il se coucha à nouveau comme mort parmi les autres. Deux soldats français passèrent, à la recherche de leurs compagnons. Ils ne lui prêtèrent aucune attention et continuèrent leur inspection. Quand ils se furent suffisamment éloignés, il se releva, trouva le corps d’un français, se déshabilla et revêtit l’uniforme bleu. De cette façon il atteindrait plus facilement la ville ou du moins ce qu’il en restait. Il remonta la tranchée et s’enfuit sous le couvert des arbres.
Dévastée, abandonnée, Verdun n’était plus que cendres, poussière et ruines. Il avançait, las, impressionné par l’ampleur des dégâts. Et si c’était sa ville plutôt que Verdun, comment réagirait-il ? Et si sa femme et sa fille se trouvaient sous les bombardements, que ferait-il ? Il serait impuissant.

2
Personne ne pouvait rien y faire. Épuisé, chancelant il dut s’asseoir un instant. Son bataillon avait déjà dû envoyer un avis de disparition à sa famille ou pire, un avis de décès. De toutes façons si on le retrouvait c’est ce qui arriverait. Accusé de désertion, il serait fusillé. Il regarda autour de lui. Dans la cendre, la présence d’un petit objet froissé l’interpella. Il l’attrapa. C’était une petite poupée de chiffon rose. Il fut pris d’un doute. La petite fille à qui elle appartenait s’était elle enfuie ou... Non il y aurait encore son corps. Il devait retrouver sa famille pour la protéger. Il rangea la poupée dans la poche intérieure de sa veste, contre son cœur, songeant au sourire de Magda lorsqu’il la lui offrirait. Enfin, il se releva et partit.

Alléluia ! La clameur s’étendait dans la foule, dans toutes les maisons, dans toutes les rues, dans toutes les villes, la clameur s’étendait. Alléluia ! La guerre est finie ! Alléluia !
Toutes les cloches de la ville chantaient, toutes les voix s’unissaient pour annoncer la nouvelle à tout Paris.
Elle se faufilait comme elle le pouvait au milieu de la cohue, sa fille collée contre ses jambes. Souvent, elle écrasait des pieds, bousculait des dos, des bustes, des épaules, chaque fois elle s’excusait discrètement mais personne ne prêtait attention à elle. Tous ces individus sans visage couraient de toutes parts dans les rues de Paris, tous ces rires sans nom fêtaient la libération car c’était vrai, la guerre était finie.

Lui aussi riait avec les parisiens. La guerre était finie et il tenait dans ses mains la promesse d’un nouveau départ. La guerre les avait séparés, la paix allait les réunir. Après deux ans de vagabondage, de misère et de travaux à la journée, cette lettre d’Allemagne lui entrouvrait la porte d’un avenir meilleur.

Le maréchal Foch souriait. Il franchit les quelques marches du wagon et s’installa. Le suivirent son chef d’état-major, le général Maxime Weygand, le torse bombé, fier d’avoir l’honneur de signer la victoire, puis l’amiral Rosslyn Wemyss venu d’Angleterre, digne représentant de l’empire britannique. Tout était en place pour l’arrivée des allemands.

Réunis ! Il avait envie de le hurler au monde entier. Dans peu de temps il serrerait sa femme et sa fille dans ses bras comme avant. La fin de la guerre sonnait et pour lui, elle rimait avec délivrance. Il allait enfin avoir le droit d’être heureux ! Il serra contre lui la lettre bénie. Dans, sa poche, il sentit la poupée de chiffon. Elle l’avait accompagnée tout au long de ces deux années dans l’espoir de voir arriver ce jour où il pourrait enfin l’offrir à Magda. Aujourd’hui, ce jour était venu.

Alice et sa mère tournèrent dans une rue plus calme pour échapper à la folle joie des parisiens. Là, elle se détendit enfin et ralentit le pas. Oui, la guerre était finie ! Elle huma l’air frais de ce matin de novembre. Bientôt, elles pourraient rentrer chez elle. Revoir leur ville, reconstruire leur maison plus belle encore, vivre. Oui, vivre à nouveau tranquillement ! Perdue dans ses pensées elle le bouscula.

Ils n’attendirent pas très longtemps. Les allemands arrivèrent peu après eux. Ils étaient cinq mais Foch n’en reconnut qu’un, Matthias Erzberger, représentant du gouvernement allemand. Ils se saluèrent sans trop de cérémonie et prirent place autour de la table. Alors, Foch, s’éclaircissant la gorge, commença à énoncer les clauses de l’armistice.

Elle s’excusa platement en ramassant ses affaires. Il fit de même et leurs mains se frôlèrent. - Je suis désolée, je suis vraiment trop étourdie. Il répliqua qu’il n’y avait pas de mal et à son accent elle devina qu’il était allemand. Elle fut tentée de rebrousser chemin mais le tintement des cloches au loin lui rappela que l’heure du cessez-le-feu avait sonné. Il se baissa pour ramasser un petit objet tombé de la poche de son veston. Elle frissonna.
3
Point final. Personne ne protesta. Un des allemands finit de traduire aux autres et un silence tendu s’installa. Foch n’osait rien dire, il observa Matthias Erzberger et vit dans ses yeux une profonde tristesse et étrangement il en fut peiné. La guerre n’avait pas blessé que les perdants et tous, dans ce wagon, avaient perdu quelqu’un. Dans chacun de ces cœurs, quatre années de déchirures, de haine, de violence et de mort étaient gravées à jamais. Maxime, à ses côtés, tremblant, tendit à Matthias Erzberger une plume et l’accord de cessez-le-feu.

L’homme se releva, un petit corps de chiffon dans les mains. - Eh ! Mais c’est ma poupée ! s’écria la petite fille désignant l’objet. - Elle est à moi ! Sa mère se tourna vers l’homme qui regardait la poupée de chiffon, interloqué. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-il avoir la poupée d’Alice ? Celle-là même qu’elle avait cousue de ses mains pour son anniversaire. Il y avait si longtemps qu’elle l’avait perdue, abandonnée dans les cendres de sa maison, et Verdun était si loin.

Il s’accroupit face à l’enfant et lui expliqua dans un français maladroit. - J’ai trouvé ce poupée dans une ville détruite par guerre, deux ans maintenant. J’ai gardé pour protéger. Je pensais ma fille Magda pourrait s’en occuper. C’est ce poupée qui rendu espoir, grâce amour que tu as donné à elle. Prends-le, il est à toi.
Il lui tendit la poupée.

Alice l’attrapa prestement. - Tu vois maman je t’avais dit qu’on la retrouverait.
Elle avait du mal à y croire. Des larmes de joie, de soulagement, de confusion perlaient au coin de ses yeux. L’homme s’approcha d’elle. - Entschuldigung ... Je voulais pas blesser. Elle voulut le rassurer mais aucune réponse ne lui vint.

Personne ne disait mot. Matthias Erzberger relisait les clauses de la paix à l’aide de l’interprète. Quand il eut finit il approcha calmement la plume du papier.

Il était confus de voir la femme pleurer jusqu’à ce qu’elle se mette à rire. - Merci ! Mille mercis ! Elle l’embrassa chaudement sur la joue, prit sa fille dans ses bras et s’en alla.
Tandis, qu’elles s’éloignaient, il songea au doux baiser de sa femme. Il allait retrouver sa famille, ce n’était pas un rêve.
Tout semblait reprendre un cours normal à présent, tout rentrait dans l’ordre.

D’un geste vif il signa.

De loin, la petite fille agita la poupée.

Les combats étaient finis.