De cendres et de larmes

Écrit par Jeanne Bahain, incipit 2, en Terminale au Lycée Paul Claudel à Paris (75). Publié en l’état.

28 mai 2014.
 

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.
Un épais nuage noir et poisseux s’étendait déjà au-dessus de Verdun, rejoignant la couleur déjà sombre du ciel. Le village brûlait à petit feu et l’incendie commençait à se répandre tout autour de celui-ci, monstre sans corps à l’insatiable appétit. Tout n’était que désolation, la ville était devenue un brasier immense, contemplée peut-être par quelque Néron en train de chanter sa joie devant le désastreux spectacle. Le choc du bombardement, gravé dans le décor et sur le visage des habitants, alourdissait d’autant plus l’atmosphère. Personne ne semblait bouger, tous regardaient immobiles et impuissants le peu qui leur restait, ce que la guerre ne leur avait pas déjà pris, partir en cendres et en fumée. Seul mouvement dans ce paysage vallonné par les explosions, la jeune femme se dirigeait vers les bois, au virage de la route, ombre volatile dans la lumière rougeoyante des flammes.
La pluie d’obus semblait désormais terminée, mais l’écho de l’explosion résonnait encore dans la nature environnante. Le monde était en suspens, plongé dans l’attente du bouquet final d’un feu d’artifice malsain. Un pas devant l’autre, elle avançait doucement dans le calme merveilleux et traumatisant qui précède la tempête. Le crissement à peine audible des feuilles sous ses pas et le crépitement des flammes dévorant les habitations des alentours accompagnait la voyageuse tandis qu’elle progressait sur le chemin. Serrée dans les bras de sa mère, la petite fille balayait le chemin de son regard perçant. Une détermination sans borne avait fait place à la peur et aux larmes. Elle devait retrouver sa poupée, sa vie ne tenait plus qu’à cela, comme si le temps autour d’elle s’était arrêté. Dans ses yeux clairs dansaient des feux follets. Bien qu’elle n’ait que cinq ans, ses traits à cet instant lui donnaient un air presque adulte. La guerre avait brisé son enfance, aussi facilement que le feu brise le verre. Cette poupée était maintenant le dernier morceau, l’ultime fragment de cette enfance si proche et si lointaine. La guerre ne le lui volerait pas. On aurait dit qu’elle lisait dans le paysage aux alentours, étudiant chaque débris de bloc de pierre, chaque buisson fendu, chaque brin d’herbe arraché par la force des obus, partout où son jouet aurait pu atterrir. Le regard de sa mère était semblablement affûté pour retrouver la petite poupée disparue. Imperceptiblement, ses bras se resserraient autour de sa fille, pareils à une armure. Leurs cheveux volaient, se croisaient, s’emmêlaient, ceux de la femme d’un noir de jais traversés ça et là de mèches blanches et ceux de la fille d’un blond presque roux. La cendre et les flammes. Les premières gouttes d’une pluie amère commençaient à tomber autour des deux êtres qui arrivaient au tournant de la route. Mais aucune trace de la poupée. Rien, pas même une fibre de ses cheveux rouges en laine ou des petits boutons de bois de sa robe. Même en s’envolant comment une si petite poupée aurait-elle pu partir si loin ? Qui aurait pu croire que la guerre pouvait autant déboussoler la vie d’un jouet minuscule ?

Le voyage vers le virage touchait à sa fin. L’enfant commençant à perdre espoir, des larmes perlèrent à ses yeux et se perdirent immédiatement sur ses joues mouillées par la pluie glaçante. C’est alors qu’en scrutant le sol au loin, elles l’aperçurent. Sous une branche, à moitié enfoui dans la terre retournée, un bout de chiffon à carreaux apparaissait. Le souffle coupé d’excitation, la petite fille sauta des bras de sa mère et se mit à courir la récupérer, son visage illuminé par la joie de revoir son jouet. Au moment précis où sa main effleurait le tissu, l’explosion détona.
Le ciel sombre et lourd de pluie se fendit de rouge. L’obus fusait comme un éclair dans une lumière sanglante. Il retombait déjà sur Verdun, se dirigeant plus précisément sur le virage d’un chemin sur lequel se tenaient deux silhouettes. Le cœur de la mère s’arrêta, comprenant que cet obus leur était destiné. Elle se jeta sur sa fille, dans un hoquet presque animal, pour la protéger, idée désespérée, de la bombe qui s’approchait. Leurs cheveux se mélangèrent, cendres et flammes, l’enfant tenant sa poupée sur son cœur, sa mère la serrant dans ses bras. Toutes deux contre ce qu’elles avaient de plus précieux. Le missile avait atteint le sol. L’air se mit à brûler. L’atmosphère s’enflamma. Dans un ultime craquement, la lumière fusa sur les deux êtres.

Le bois craquait encore dans l’âtre de la cheminée. Les flammes semblaient danser et dévoraient les branches et les bûches. Un vieil homme, devant le feu, le regarde et l’observe. De lointains souvenirs d’un carnage lui reviennent. La grande guerre. Il y a participé et y a perdu sa femme et sa fille. Feu, cendres et larmes. Elles lui manquent toujours , il ne les a pas oubliées, bien que sa vie ait continuée. Il est peintre, et devant ses tableaux les tourments de sa vie ressortent de sa mémoire pour suivre et guider le mouvement de son pinceau. Il fait revivre des instants de joie, de douleur, des instants de vie et de guerre sur a toile. C’est ce qui le fait vivre, la volonté de prévenir, de montrer aux autres pour éviter le renouveau d’actes aussi terribles. Le feu, doucement, commence à baisser. Son crépitement s’amoindrit pour ne devenir plus qu’un murmure. Il fait nuit. Le vieil homme sort de la pièce, le plancher grince légèrement sous ses pas.
Un tableau est posé au-dessus de la cheminée. On y voit une maison dans l’arrière-plan, la dernière d’un village a l’orée de la forêt juste avant le virage d’une route. Le ciel est bleu, franc, pur et lumineux, comme les yeux d’une petite fille au premier plan. Elle est blonde, presque rousse et tient une petite poupée en chiffon aux cheveux rouges dans ses mains. Elle ri et son visage scintille de bonheur. Derrière elle, sa mère, aux cheveux noirs parsemés de mèches blanches, souri doucement, heureuse. Enfin en paix.