La petite fille de Verdun

Écrit par Marion Douzet, incipit 2, en Terminale au Lycée de la Plaine de l’Ain (01). Publié en l’état.

28 mai 2014.
 

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée de chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre. Le pas pressé, observant chaque détail autour d’elle, elle descendit la rue aussi vite qu’elle le put. Elle couvrit le visage de sa fille pour lui cacher l’horreur d’un cadavre dans la boue. Elle ne croisa personne. Ses voisins, terrorisés, s’étaient sans doute terrés dans leur refuge, une sorte de cavité creusée pour l’ensemble des habitants derrière une maison. Lorsqu’elle arriva à un croisement, un frisson de peur la parcourut à la vue d’un soldat allemand un peu plus loin sur sa droite. Néanmoins, espérant qu’il ne la verrait pas, elle se remit en marche et bifurqua sur sa gauche. Elle accéléra le pas, se retourna, vit la poupée au milieu de la rue, sale et hors du temps, du côté du soldat. Elle se figea. L’homme était à quelques centaines de mètres mais ses balles pouvaient les rattraper plus vite que lui. Le cri de l’allemand détonna et le sang de la mère ne fit qu’un tour. Elle s’enfuit à toutes jambes, serrant son plus précieux trésor contre son cœur qui battait la chamade. Dans la rue déserte et silencieuse, de lourdes bottes piétinaient le sol : les soldats les prenaient en chasse. Elle entendait des voix marteler son crâne dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Les pas et les mots tapaient contre ses tempes et ricochaient dans sa tête. La poupée gisait loin derrière elle, piétinée par les soldats en chasse. Des larmes se mirent à rouler sur le visage de la mère et tombèrent sur le petit être fragile qu’elle tentait de protéger entre ses bras. Rien ne pouvait mettre fin à la guerre, pas même la pureté et la simplicité d’un désir enfantin. La guerre déchiquète tout, comme une balle transperce la peau d’une femme, traverse ses organes, brise ses os, fait gicler le sang, broie la chair et se fige dans le cœur d’une mère aimante. Qui tombe.
Mon visage est mouillé et salé. Je dois pousser maman pour sortir d’en dessous d’elle. Un liquide rouge sort de son dos et j’en ai partout sur les mains. C’est comme du sang mais il y en a tellement que ça doit être autre chose. Maman ne répond pas quand je l’appelle. J’ai peur. Ses yeux sont tout ouverts et comme remplis d’inquiétude. Je ne l’ai jamais vue comme ça : elle a l’air de faire un cauchemar. Il y a une petite flaque rouge à côté d’elle maintenant, mais ça ne s’arrête pas de couler pour autant. J’aimerais mettre un pansement à maman comme elle le fait pour moi quand je m’égratigne genoux. J’aimerais qu’elle se relève et que tout aille bien. Je lui dis que je l’aime et que je ne veux plus qu’elle soit comme ça mais elle ne bouge pas. J’aimerais au moins avoir ma poupée. C’est bizarre parce que moi quand je cours et que je trébuche j’ai très mal. Maman, elle, n’a pas l’air d’avoir mal. Sa bouche est ouverte et toute molle. Il n’y a que ses yeux qui ont l’air de souffrir à cause de ce qu’elle voit. Ça me fait de la peine qu’elle soit triste, alors je pose mes doigts qui tremblent sur ses paupières pour les fermer. Comme ça peut-être que son cauchemar s’arrêtera et qu’elle fera un joli rêve.
« Marguerite dépêche-toi ou nous allons être en retard ! Le Seigneur n’a pas créé le dimanche pour que tu dormes plus longtemps mais pour que tu ailles à la messe ! »
Je hurle à Mme Gronier que j’arrive et me dépêche de la rejoindre en me remémorant le jour où je lui avais demandé l’autorisation de ne plus me rendre à l’église. « Si Dieu existait il n’y aurait pas de guerre et ma maman serait vivante ! », avais-je argumenté. Ce à quoi Mme Gronier avait répondu par la plus grosse gifle qu’il m’eut été de recevoir. Je la rejoins donc en courant, comme tous les dimanches. Mme Gronier m’a recueillie après la guerre il y a dix ans. Elle me nourrit et m’emploie comme couturière. Je n’ai pas à me plaindre dans l‘ensemble : tous les orphelins n’ont pas eu cette chance. Mais je ne suis pas heureuse. Je n’oublierai jamais le visage de maman le jour de sa mort. J’entends encore la voix de l’allemand qui nous poursuivait et qui l’a tuée, je vois l’acier de ses yeux. Puis un coup de feu retentit, et le soldat s’effondre. Il le méritait de toute façon. Ensuite je ne me souviens pas. Mais je me rappelle suffisamment de choses pour le haïr, même mort. Je le hais encore, lui et tous les allemands. Je hais la guerre, toutes les guerres et tous les soldats. Toute l’atrocité du monde a laissé sa marque sur moi. J’ai tant de hargne à l’intérieur que cela me ronge. En moi brûle toute la colère d’une enfant sans parents, au cœur mutilé. Ce feu bout dans ma tête et ne s’éteindra jamais. Le fantôme de maman revient toujours me hanter. Je ne suis pas de ceux à qui on souhaite de faire de beaux rêves. Mes cris la nuit ont depuis longtemps dissuadé Mme Gronier de le faire. J’ai des cernes violets, et les yeux et le cœur secs comme des cendres de poupée. Je hais les poupées. On m’a tout volé ce jour-là, à Verdun. Depuis, mon âme calcinée pend en lambeaux. Je ne serai jamais heureuse.
J’aurai bientôt quarante ans. J’ai survécu à deux guerres mondiales. Quand les Homme apprendront-ils de leurs erreurs ? Quand cessera-t-on de tuer sur commande ? Quand se lassera-t-on de compter les morts ? Je suis fatiguée de ces questions sans réponses. Les Hommes m’épuisent. Je n’ai pas voulu me marier ni avoir d’enfants. Et j’en ai vu trop se faire rafler pour regretter de ne pas en avoir mis au monde. J’ai assisté, impuissante, à leur enlèvement. Je n’ai rien fait. Non pas que mon désir de vengeance se soit amenuisé avec le temps, c’est quelque chose qui ne disparaîtra jamais. Mais la peur s’insinue en vous. Elle vous bouffe et vous cloue au mur. L’horreur vous pétrifie et vous ne savez plus rien. L’enfer est là, sur Terre, et le monde n’est plus le vôtre. Je n’ai pas été plus courageuse que les autres. J’ai passé sept ans à coudre des uniformes de soldats, à contempler le monde s’écrouler, et je n’ai rien fait. Combien parmi eux sont-ils encore en vie aujourd’hui ? Trop de questions m’assaillent et me dévorent. Je suis de ceux qui ont contemplé la guerre comme d’une autre planète, sans comprendre, dans l’attente. Je fais partie de ceux qui se sont tus. J’ai honte, mais je suis en vie. Je suis lasse. Je me sens comme après des années dans le noir, isolée de tout. Je vois mais je ne regarde pas. J’ai fermé les yeux pour ne plus les ouvrir. Qu’y a-t-il à voir ? La guerre est finie depuis cinq ans mais j’entends toujours les obus voler et les balles siffler. Mes oreilles bourdonnent. Tout grésille. Le monde s’écaille et m’assomme un peu plus chaque jour tandis que mon sang se glace et que mon humanité glisse entre mes mains plus craquelées que la peau d’un reptile. Mais je reste là, dans l’attente de la mort. Qu’elle vienne me prendre. Puisque l’Homme vivant ne vaut rien, je ne pourrai qu’apprécier l’au-delà.
Mon cœur s’arrête. C’est moi. J’ai l’impression de me voir quarante ans plus tôt, lorsque cette enfant entre dans l’atelier. Elle est si petite qu’elle doit pousser la porte de tout son poids pour l’ouvrir et en lâche sa poupée. Ses joues rougissent de timidité tandis qu’elle la ramasse précipitamment et croise ses mains derrière son dos. « Bonjour, me dit-elle d’une voix cristalline, c’est ici pour les costumes ?