Enfer paradisiaque

Ecrit par Morgane Marcot (3ème, Collège Belledonne de Villard-Bonnot), sujet 1. Publié en l’état.

10 juin 2015.
 

Quand cette clarté aveuglante se fut dissipée et qu’Alicia recouvrit enfin la vue, un bourdonnement atroce emplissait ses oreilles. Elle cligna des yeux une première fois pour recouvrer ses esprits. Puis une deuxième pour affronter avec effarement le panorama qui s’offrait à elle. Le paysage créé pour Edena 2 était spectaculaire, et loin de tout ce qu’Alicia avait imaginé. La flore était reine dans ce lieu paradisiaque et le chant harmonieux d’oiseaux chimériques comblait le silence stupéfait des six filles. L’une d’entre elles, une grande rousse sulfureuse, finit par briser cette féerie déconcertante.

« Magnifique, ironisa-t-elle. Maintenant que vous avez fini de profiter de la vue, ce serait pas mal qu’on se bouge. A mon avis, ça ne va pas avancer les choses de rester planté là. »

Elle secoua sa crinière incandescente puis toisa Alicia de son regard incendiaire.

« Qu’est-ce que t’attends ? ».

Evidemment. Alicia avait failli oublier que c’était à elle de guider le groupe. Elle inhala longuement l’air parfumé de senteurs exotiques. Sois une autre. Alicia fit face à la jungle. Et s’engagea parmi les arbres.

Malgré la densité de la végétation, elles ne tardèrent étonnamment pas à trouver le vaisseau. Le monstre mécanique rendait un contraste singulier avec la verdure environnante. Alicia trouva cette immersion virtuelle d’une réalité angoissante. Le décor aurait tout aussi bien pu être véritable, que ça n’aurait pas fait grande différence.

En s’approchant de la navette, Alicia remarqua des pans d’herbes écrasés à intervalles régulières. Elle laissa la rousse (elle avait découvert que son nom était Lavinia Martin, qu’elle enrageait de ne pas avoir eu le rôle principal et qu’on la surnommait Renarde) prendre les devants du groupe et alla s’accroupir près des empreintes. Elle eut un mouvement de recul quand elle vit des traces sanglantes. Elle détenait définitivement une piste.

Alicia s’aventura plus loin, suivant progressivement la piste que formaient les empreintes. Elle ne tarda cependant pas à les perdre de vue. La flore avait fini par les engloutir complètement. Quand elle revint vers le vaisseau, perturbée, elle tomba nez à nez avec Renarde. Elle se prépara à recevoir une remarque cinglante, mais elle ne vit qu’une expression bouleversée sur le beau visage de la rousse.

« Il faut que tu viennes voir ça. », dit celle-ci dans un murmure.

Un mauvais pressentiment compressa la poitrine d’Alicia. Elle fonça vers la navette sans attendre Renarde, puis grimpa la passerelle, ses pieds martelant le métal. Quand elle pénétra dans la salle de commande du vaisseau, une odeur putride l’étreignit. Quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité ambiante et qu’elle put voir l’origine de cette émanation, Alicia s’effondra à genoux, les mains sur l’estomac.

Quand la Nature prédominait au-dehors, c’était ici la Mort qui avait pris possession des lieux. Le sol avait revêtu l’apparence d’un lac de sang, sur lequel flottaient des cadavres. Alicia sortit en titubant. Une nausée la tenaillait, qu’elle n’arrivait pas à contrer. Elle prit le temps de reprendre ses esprits pour rejoindre son groupe. Les filles s’étaient assises sur le sol, le regard dans le vague. Aucune d’entre elles n’arrivait à en revenir. Elles n’avaient pas signé pour ça. Il était dur de se dire que tout ça était factice. Pourtant, Alicia devait les en convaincre. Ce lieu n’était fait que de pixels, n’est-ce pas ?

La troupe choisit de passer la nuit devant ce vaisseau, mais le plus loin possible. Des images morbides hantaient l’esprit des jeunes filles.
Quand toutes finissaient par tomber de sommeil, Alicia pensait. Elle pensait à ce qu’elle avait vu. Pas seulement aux corps. Elle revoyait les traces de sang et les empreintes, à quelques mètres de là. Aucun doute que tout était lié. Elle avait le choix : attendre les autres jusqu’au lendemain et avoir la certitude de ne pas être seule. Ou partir de son côté. Elle avait l’intime conviction que c’était ce que son rôle exigeait. Sois une autre. Fais face.

Résolue, Alicia se redressa et s’éloigna en silence. Elle retourna à l’endroit où la piste s’arrêtait. Il devait forcément il y avoir autre chose. Pourtant, plus la nuit avançait, plus Alicia avait la conviction qu’il ne servait à rien de chercher.

« Toute chose vient à point à qui sait attendre, grommela-t-elle en se laissant choir à terre. Ce dicton existe bien pour quelque chose. »

Elle n’eut néanmoins pas besoin de patienter. A peine avait-elle prononcé ces paroles qu’une ombre furtive passa devant elle. Un frisson courut dans le dos d’Alicia ; ce spectre avait fui vers le campement du groupe. La jeune fille se leva le plus lentement possible et revint sur ses pas. Elle s’arrêta net quand elle vit une silhouette se mouvoir parmi ses camarades endormies. Ses mains se mirent à trembler de manière incontrôlable.

« C’est une simulation, souffla-t-elle pour se rassurer. Rien de tout cela n’est vrai. Il ne va rien t’arriver. »

Alicia chercha à tâtons une branche. Le morceau de bois dans son poing brandit, elle s’avança à lentes enjambées vers l’intrus. En se rapprochant, elle reconnut ce qui semblait être une forme humanoïde. Puis elle ne put contrôler un soupir de soulagement quand elle constata qu’il s’agissait simplement d’une adolescente squelettique. Cette dernière, qui était visiblement en train de fouiller à la recherche de quelque chose, se retourna vivement quand elle entendit Alicia. Ce mouvement eut pour effet de réveiller l’une des filles du groupe, qui poussa un cri en découvrant l’importune. Bientôt, tout le monde fut réveillé, alerté par le hurlement.

Lavinia fut évidemment la première à intervenir, au grand dam d’Alicia.

« C’est quoi, cette chose ? demanda-t-elle avec une moue écœurée en voyant le sang et la crasse qui maculaient l’intruse. Qu’est-ce qu’elle fout ici ? »

La rousse lança un regard suspect à Alicia.

« C’est toi qui l’a amenée ici ? gronda-t-elle.

"- Bien sûr que non, et tu le sais, protesta Alicia non sans pouvoir s’empêcher de reculer.

"- Alors pourquoi t’étais debout ? Qu’est-ce que tu trafiquais de ton côté ? »

Lavinia et Alicia se retournèrent dans un même mouvement quand elles entendirent l’inconnue gémir. Alicia s’agenouilla près de celle-ci, sans plus prêter attention à sa rivale.

« Eh, lança-t-elle doucement. C’est quoi, ton nom ?

- Ayanna, fit la fille dans un sanglot. S’il-vous-plaît, laissez-moi m’en aller. J’en ai assez, j’ai faim, je ne veux plus rester ici. »

Alicia échangea un regard perplexe avec une fille derrière elle. Depuis combien de temps cette Ayanna était-elle dans cette simulation ?

« Ecoute, reprit Alicia. On ne sait pas ce que tu fais là, on ne nous a pas prévenues que tu étais au casting, alors...

- Arrête ça, la coupa Renarde. T’es complètement idiote ou quoi ? On ne nous a pas dit qu’elle était là, pour rendre notre jeu d’actrices plus réel ! C’est elle la coupable, voilà tout. Tu ne vois pas le sang sur ses mains ? Alors maintenant, on va jouer le jeu, faire un interrogatoire dans les règles, puis on dégage d’ici. Cet endroit devient trop effrayant, j’ai juste envie de me tirer. »

Alicia devait avouer que Renarde n’avait pas tort. Pour autant, Ayanna l’inquiétait. La peur qui transparaissait sur son visage crasseux semblait bien réelle. Qu’avait-elle vécu dans ce lieu ? Ce prétendu film commençait à inquiéter Alicia. Il paraissait évident qu’Ayanna n’en était pas à son premier jour dans ce monde virtuel. Alicia ne pouvait pas tolérer cela, même pour rendre le scénario plus réaliste, comme le disait Renarde.

Mais le souvenir des macchabées dans la navette s’imposa de nouveau à elle. Alicia non plus ne désirait pas rester plus longtemps là. Oui, la seule solution était de faire ce que l’équipe de tournage désirait. Même si cela donnait la désagréable impression à Alicia d’être une vulgaire marionnette.

« Ok, souffla-t-elle, résignée. Mais attendons l’aube. Je crois que nous sommes toutes fatiguées. »

Le groupe y consentit, à la condition d’attacher Ayanna. Alicia le fit à contrecœur et malgré le regard implorant de la prisonnière. Puis elle s’endormit, l’esprit habité par des visions cauchemardesques.

Il ne faisait pas encore jour quand Alicia se réveilla. Une main nerveuse agitait son bras engourdi. Quand elle finit par ouvrir les yeux, elle découvrit des traits sales et creusés par la fatigue. Une paume se posa sur sa bouche alors qu’elle récriait un hurlement de terreur.

« Chut ! », chuchota Ayanna.

Elle semblait au bord de l’hystérie, avec ses yeux exorbités et le nid d’oiseau qui lui faisait office de chevelure. Cela ne fit que renforcer l’angoisse d’Alicia. Elle se demanda également comment elle avait pu se détacher.

« Si je retire ma main, tu promets de ne pas crier ? »

Fais face, fais face, fais face, fais face. Alicia hocha la tête et Ayanna s’exécuta. Elle se mit à tripoter fébrilement la bas de son t-shirt tâché de sang séché. Puis, soudainement, elle attrapa le bras d’Alicia avec une force surprenante.

« Les cadavres, fit-elle d’une voix empreinte de folie. Les cadavres sont réels. Ils sont réels, c’est vrai, c’est vrai ! Je l’ai vu tuer ces gens... C’étaient des personnes normales, elles n’avaient rien demander, pas vrai ? Eh bien quelqu’un les a assassinées. Et puis on m’a laissée, moi, et pourquoi moi ? Pour vous faire croire que je suis coupable, pas vrai ? »

Les pensées tourbillonnaient dans l’esprit d’Alicia. Ayanna avait mentionné les morts du vaisseau. Pas des mannequins en plastique. Des personnes de chair et d’os. Sacrifiées. Pour les besoins d’un... film ? Non, impossible.
Comme Alicia ne répondait rien, Ayanna renforça sa prise.

« Tu me crois, n’est-ce pas ? Hein ?
"- Qui était-ce, Ayanna ? Qui a tué ces innocents ? Qui t’a laissé ici ?
"- Je ne sais pas, murmura-t-elle. Mais... »

Ses sourcils se froncèrent et sa bouche se plissa sous la concentration.

« Si. Il y avait bien quelque chose. Des initiales. L.M. »

Alicia vacilla . L.M. Elle ne connaissait qu’une personne dont le nom commençait par ces lettres. Suffoquée, elle se releva, le cerveau vidé de toute pensée. Lentement, elle s’approcha de Renarde – de Lavinia Martin. – Brusquement, elle l’attrapa par le col de sa combinaison. Sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits, elle lui administra une gifle sonore.

« Bon sang ! grogna Renarde, enfin réveillée. Qu’est-ce que tu fous ?

- Comment as-tu osé ? siffla Alicia. Tu nous as toutes manipulées. C’était quoi, ton plan ? Obtenir le rôle principal à tout prix ?

- De quoi tu me parles ? s’écria la rousse.

- Tu es folle ! Tu es prête à tuer pour arriver à tes fins, espèce de démente ! Mais tu étais aidée, hein ? Sinon, quelqu’un se serait rendu compte qu’il s’agissait de vrais cadavres ? Alors qui, hein ? Peut-être une des filles, qui sait ? Peut-être même ce gros lard de Lucas Meron... »
A l’instant même, Alicia comprit son erreur. Renarde profita de cet instant pour se libérer. Elle décocha un coup de pied dans le ventre à Alicia, qui tituba, le souffle coupé.
« Là, ça va, t’es calmée ? fulmina la rousse. Maintenant, si tu veux bien m’expli... »
Elle se tut. Alicia, dont la douleur lui avait une nouvelle fois embrouillé les esprits, ne comprit qu’après la raison de son mutisme soudain. En levant la tête, elle crut que ce qu’elle voyait était une illusion. Disparue, la nature aux couleurs flamboyantes et à la densité invraisemblable. Disparu, le vaisseau aux tréfonds macabres. Les filles étaient de retour dans le immense hangar vide. Aucun bruit ne vint briser le silence sinistre qui régnait. Jusqu’à ce que des bruits de pas retentissent et que le producteur, Lucas Meron, apparaisse.

« Mesdemoiselles, susurra-t-il en croisant les mains devant lui. Vous vous êtes admirablement bien débrouillés. Pendant tout le temps de la simulation, nous vous avons observé à travers cet écran que voici.

- Vous, haleta Alicia. Pourquoi... Pourquoi avoir tué ces gens ? Dans quel dessein ? Pourquoi nous faire croire que nous étions là pour un tournage ?

- Vous êtes très perspicace, très chère, ricana Luca Meron. Je l’avoue, j’ai bel et bien ôté la vie à ces pauvres personnes. Mais pas par pur plaisir, je suis loin d’être un assassin, que vous le vouliez ou non. Nous avons organisé tout cela dans le but de vous observer. Oui, aussi simplement que cela. Connaître vos réactions face aux pires situations, connaître vos doutes, connaître vos peurs. Et je dois dire que vous avez été la plus convaincante, ma petite Alicia. Vous avez été largement à la hauteur de nos espérances.

- Mais pourquoi faire ça ? s’impatienta Alicia, à bout de nerfs. Je ne comprends pas vos intentions.

- Voyez-vous, je ne suis pas producteur. Pas plus que mes coéquipiers ont de compétences en terme de cinéma. La vérité, c’est que nous sommes en train d’élaborer une sorte de... virus. Fondé à partir des pires émotions humaines, il nous permettra d’endoctriner la population. Vous êtes surprises, hum ? Vous avez cru être les enquêtrices, les chasseuses, à la recherche de leur proie. Mais c’était tout le contraire. Vous étiez le gibier. Alors, maintenant, si vous voulez bien nous suivre. Nous allons, comment dire... Etudier votre cerveau et ses réactions. Et c’est à partir de ça que nous allons créer ce poison. Croyez-moi, mesdemoiselles, vous devriez être fières de vous ! Grâce à vous, le monde va changer. En revanche, en ce qui vous concerne, ça s’arrête là. C’est fini. », ajouta-il sur un ultime sourire perfide.

Non. Ce ne serait jamais fini. Tant qu’elle serait vivante, Alicia n’arrêterait jamais de se battre. Sois une autre. Fais face.