Planète piégée

Ecrit par Louise Le Bellu (1ère, Lycée Lapérouse-Kerichen de Brest), sujet 1. Publié en l’état.

11 juin 2015.
 

To be or not to be ?
Cette fois, la bonne formule serait plutôt : Sois une autre. Et fais face.
Une seconde plus tard, une vive lumière l’éblouit.

Alicia n’était pas à proprement parler une « habituée du plateau », mais elle avait un don pour faire abstraction de ce qui l’entourait et se jeter corps et âme dans son personnage, jusqu’à en oublier sa propre personnalité. Mais aujourd’hui, c’était un peu soudain. Un peu précipité.
Elle avança de quelques pas et se sentit tituber. Devant elle s’était élevé un décor somptueux et tout à fait original : La planète Edena 2 était uniquement composée d’eau. Elle frissonna, elle n’aurait pu tomber plus mal. Ainsi son costume n’avait pas été pensé pour ressembler à une combinaison de plongée mais pour être une combinaison de plongée.
Au bout de quelques secondes, elle sentit son corps s’enfoncer dans l’eau et se mit à nager. Elle était mal à l’aise, troublée. On ne l’avait pas prévenue qu’Edena 2 était une planète constituée d’eau. Bien sûr le scénario était top secret…
Mais qu’était-elle censée faire ? Les mots de de Lucas Meron résonnèrent dans sa tête : « Vous devez retrouver l’équipage du vaisseau qui a atterri sur Edena 2, cette planète que les hommes veulent coloniser ». « Pour le retrouver, il faut d’abord le chercher » pensa Alicia, mais elle resta de marbre face à cette mer grise et plate qui ne pouvait rien cacher d’autre que l’horizon.

Soudain, elle se sentit entraînée vers le fond.

Sa première pensée fut de se demander comment c’était possible d’avoir un décor aussi complet. Une piscine intérieure assez profonde pour représenter des fonds marins devait représenter une somme incroyable ! Mais Alicia se souvint que le film était de Lucas Meron. Et Lucas Meron n’était pas n’importe qui. C’était un réalisateur très à la mode dont les films tous plus étranges et originaux les uns que les autres ravissaient un public toujours plus nombreux. Il n’était pas connu pour être sympathique, ni humble, ni charmant. On le caractérisait plutôt par sa folie, par ses extravagances, par son audace et par son génie.

Alicia sortit de sa rêverie, elle ne devait pas se laisser aller comme si tout était normal ! Elle devait improviser, se démarquer des autres par ses idées, et surtout oublier qu’elle était dans un tournage. Plus elle se sentirait dans une situation réelle plus ses émotions seraient naturelles, bien évidemment. Ce n’était pas un décor mais bel et bien un océan. Ce n’étaient pas des caméras autour d’elle mais une multitude de poissons. Il fallait arrêter de se poser des questions.
Alors elle se rendit compte que ce n’était pas chose courante de se sentir couler sans réagir. Elle commença par se démener pour nager vers la lumière, sans pour autant obtenir de résultat. Et puis, qu’est-ce qui la tirait vers le fond avec une force aussi puissante ? Son casque bien sanglé qui lui permettait de respirer lui coupait en partie la vue, mais d’après ce qu’elle sentait c’était son propre poids qui la menait dans les profondeurs. Elle réfléchit. De toutes manières, elle ne réussissait pas à remonter. Et puis à la surface, il n’y avait aucun moyen de se cacher, l’équipage devait donc avoir établi ses quartiers dans les fonds marins. Elle se laissa sombrer.
Après ce qui lui parut être une éternité, Alicia sentit ses pieds nus toucher le sol. Dur, carrelé de blanc, il contrastait fortement avec l’image de plage idyllique que l’on pouvait s’être imaginé du dessus. Elle ne voyait pas une trace de sable, aucun rocher, pas l’ombre d’une algue. Décidément cette planète était vraiment singulière. Alicia remarqua alors qu’elle avait complètement abandonné son rôle d’enquêtrice pour se changer en touriste un peu stupide. Il fallait se ressaisir.

Elle avança de quelques pas, tenta sans succès de faire remarquer sa présence aux inconnus sans doute cachés dans la pénombre des fonds marins. Elle savait que son jeu était médiocre, mais elle n’avait aucune volonté. Pour la première fois elle n’arrivait pas à se concentrer.
Tout en avançant à l’aveuglette, Alicia commençait à penser qu’elle n’était de toute manière pas du tout faite pour le rôle. Si elle ne se voyait pas trop en tant qu’enquêtrice galactique, elle aurait simplement refusé la proposition de Lucas Meron si elle avait su qu’elle allait jouer une plongeuse. De toute manière, elle n’espérait plus rien de ce casting, sachant pertinemment qu’elle avait été mauvaise. Elle se demandait d’ailleurs pourquoi Lucas Meron ne l’avait pas déjà fait sortir de l’eau. L’eau. Pourquoi avoir choisi un décor aussi déstabilisant ?

Elle avait toujours eu peur de l’eau. Enfin presque toujours. La mer lui avait ravi ses parents à l’âge de six ans. Ce n’était pas quelque chose que l’on pardonnait facilement. Pendant longtemps, Alicia s’était renfermée sur elle-même, elle ne parlait pas, ne riait pas, ne pleurait pas non plus. Et puis elle avait découvert le théâtre, et sa passion pour le cinéma était née. Ça avait été une renaissance, elle avait appris à exprimer ses émotions et à sortir de son mutisme. Mais ce qu’elle préférait, c’était se plonger dans un rôle si profondément qu’elle se persuadait d’avoir une vie plus douce. Elle était talentueuse. En effet, c’était une des rares actrices à avoir le profond désir d’être son personnage.

Le temps commençait à se faire long au fond de cette eau calme. Même si la jeune fille n’avait ni froid ni faim, et qu’elle respirait librement, elle se mit à s’impatienter. Elle pensa tout d’abord à remonter à la surface pour dire au producteur qu’elle abandonnait, observer la mine déçue de Lucas Meron qui avait placé de grands espoirs en elle, voir sur les visages des cinq autres finalistes un sourire jubilatoire. Surtout sur celui d’Emilie, sa concurrente la plus féroce. L’image du sourire carnassier de cette bimbo plus accrochée à la victoire qu’Alicia ne le serait jamais lui fit définitivement renoncer à cette porte de sortie. Par ailleurs comment serait-elle remontée ? Elle avait beau sauter avec toute l’énergie dont elle disposait, elle finissait toujours par retomber sur le carrelage. Elle avait fini par comprendre : sa combinaison était couverte d’aimants qui la ramenaient invariablement au sol.

Alicia rit. Quelles étaient les réactions là-haut ? Soit Lucas Meron s’affalait déconfit sur sa chaise soit il explosait d’un grand rire nerveux en voyant la pauvre plongeuse gesticuler dans tous les sens. Après tout, elle ne connaissait pas du tout le réalisateur, il pourrait tout aussi bien entrer dans une colère noire et envoyer valser son bloc note ou même se mettre à danser le cha cha cha.
Cette figure du cinéma était venue à sa rencontre dix jours plus tôt, lui demandant, tout miel, si elle lui ferait l’honneur de postuler pour le rôle principal de son prochain film. En effet il avait été impressionné par son interprétation d’Ophélie et pensait qu’elle serait « parfaitement à sa place » dans Planète Piégée. Lucas Meron était déstabilisant. C’était le genre d’homme qui en un coup d’œil vous catégorisait. Il ne paraissait pas bienveillant, seulement exigeant. Malgré cette mauvaise première impression, Alicia n’avait pas hésité, c’était une occasion à ne pas manquer. Puis elle avait cru qu’il s’était ravisé, ou avait simplement oublié car il ne lui avait plus donné de nouvelles jusqu’au matin même.

Alicia était maintenant assise au fond de la piscine sombre, laissant libre cours à ses pensées. En quoi serait-elle « parfaitement à sa place » dans un océan ? Lucas Meron ne mesurait pas ses mots. Enfin, il ne pouvait pas savoir. Mais comment avait-il pu établir un lien entre Ophélie, une adolescente hésitante au départ puis entreprenante qui découvre les jeux de l’amour, et son enquêtrice galactique ? Le seul point commun était que pour les deux personnages, l’actrice se devait d’être belle. Et Alicia était belle. Elle le savait car elle avait toujours été belle. Elle avait dû choisir entre la carrière d’actrice et celle de mannequin, son choix s’était fait rapidement.

Cela faisait bientôt un quart d’heure qu’elle se trouvait au fond de l’eau, et elle commençait à se demander si on ne l’avait pas oublié quand, à sa droite, elle vit se profiler une ombre.

- Alicia ? Mais tu es toujours là ? Qu’est-ce que tu fais ?

Emilie, vêtue de la même combinaison qu’Alicia s’avançait d’un pas assuré. Les deux jeunes filles s’observèrent en chien de faïence un instant, puis abandonnèrent leurs mines arrogantes. Elles étaient abasourdies. Depuis quand lors d’un casting, deux actrices qui postulaient pour le même rôle se rencontraient ? Alicia commençaient à douter sérieusement de l’organisation du casting. Tout d’abord, cette nonchalance quant à la précision des actes attendus. Ensuite, cette obligation de faire face à un énorme bassin, puis la rencontre seule à seule avec Emilie. Lucas Meron la détestait. Ou plutôt, elle détestait Lucas Meron.

Emilie entreprit tout d’abord de faire le tour des environs pour dénicher ce que sa concurrente n’avait pas trouvé. Alicia la suivit, en effet, elle n’avait pas beaucoup cherché, s’était contentée de se laisser aller au milieu de ses souvenirs. Après dix bonnes minutes de marche, les jeunes filles remarquèrent qu’elles tournaient en rond. Bien qu’étonnement grand, le décor avait des limites. Elles s’assirent, désemparées. Quel était le but de cette séquence de tournage ? Et en quoi ces plongeuses de piscine avaient un quelconque lien avec des enquêtrices galactiques ?

A leur droite, elles virent s’avancer une silhouette, ultime lueur d’espoir.

-Les filles ? Mais, je ne comprends pas, qu’est-ce que vous faites là ?

Malaurie, la plus gentille et chaleureuse des cinq concurrentes d’Alicia s’avançait à grands pas. Elancée, les sourcils relevés en une moue d’incompréhension, Malaurie était vraiment magnifique. Bien sûr, le film allait être un blockbuster, tous les acteurs, y compris le commis aux poubelles se devaient d’être beaux.

Lucas Meron observa un instant l’écran devant ses yeux : les actrices n’avaient pas encore réalisé. Elles se concertaient pour tenter de comprendre ce qui leur arrivait.

-Clara, c’est à vous ! lança le producteur, un sourire mesquin sur le visage.

« Six jolis poissons dans un même aquarium, la pêche est bonne… » Murmura-t-il pour lui-même.

Planète Piégée. Son génie l’étonna lui-même. Il n’aurait pas pu trouver un meilleur nom pour son film. Son film... Il rit intérieurement. Il pouvait dire ses films ! Bien sûr, il allait profiter : il avait à sa disposition six filles magnifiques, qui ne demandaient qu’à devenir des stars de cinéma. Après tout, il n’était pas obligé de préciser de quelle sorte de cinéma il s’agissait.