Double jeu

Ecrit par Anne Joseph (Terminale, Lycée Charles Coeffin de Baie-Mahault), sujet 2. Publié en l’état.

11 juin 2015.
 

Ce que comprenait surtout Rémi, c’est qu’il allait devoir enfiler l’un de ces maudits casques. Et aucun stage de la police ne l’avait entraîné à enquêter dans un monde virtuel…

***

« L’initialisation du jeu prend généralement entre trois et quatre minutes, le prévint Fred. Détendez-vous et suivez les instructions... »
Lesquelles ? maugréa intérieurement Rémi. Et comment peut-il s’attendre à ce que je me détende ?
Les yeux masqués par la visière teintée de son casque, il s’évertua à respirer aussi régulièrement que possible tout en se calant dans son siège - celui occupé par Lucie, moins d’une heure plus tôt. Autour de lui, quelques membres du personnel de Video Game Online s’affairaient rapidement, branchant des câbles, resserrant des lanières et pianotant rapidement sur le clavier de l’ordinateur pyramidal au centre de la table. Il était question de programmes, de téléchargement et de débit - un jargon informatique qui échappait totalement à l’enquêteur. Dans quelques minutes à peine, il serait immergé dans le monde virtuel de New Graal, cette information lui suffisait amplement.
Pourtant en éternel pragmatique, il avait cru au départ que se concentrer sur les faits réels - et non virtuels - lui permettrait d’en venir rapidement à bout du mystère de la disparition de Lucie. Toutefois, les explications déconcertantes que les cinq témoins de la scène lui avaient livrées d’un même air effaré avaient tôt fait de le déchanter : complètement invraisemblables, elles n’avaient réussi qu’à susciter une immense frustration chez le lieutenant.
« Elle s’est comme... volatilisée, lui avait bégayé l’un des joueurs, les yeux écarquillés. Elle était là avec nous et la seconde d’après... Plus rien... »
Absurde ! Pesta intérieurement Rémi.
Il ne pouvait se permettre d’accorder un quelconque crédit à de tels propos. Ces jeunes gens passaient des heures, les yeux rivés sur des écrans ; ces élucubrations résultaient très certainement du choc, de la fatigue ou même d’une éventuelle surconsommation de caféine. Personne ne disparaissait jamais "comme par magie".

« Tout est prêt, lui annonça subitement un collègue de Fred, interrompant le fil de ses pensées. Plus que quelques secondes... »

Rémi acquiesça d’un bref signe de tête. Inhalant un grand bol d’air, il tritura machinalement la plaque de police accrochée à sa ceinture, lançant mentalement le compte à rebours au terme duquel un écran blanc se matérialisa devant ses yeux. Il regarda le logo de Video Game Online s’afficher en trois dimensions dans la visière du casque, immédiatement suivi du titre du jeu en lettres dorées : "New Graal : la quête sacrée".

Subjugué par la qualité et le réalisme du graphisme, le lieutenant cligna rapidement des yeux et délaissa la plaque de police à laquelle il s’accrochait fermement. Alors que le paysage médiéval du jeu vidéo prenait vie son visage se détendit et d’un ton épaté, il murmura un faible « ça commence... ».
Sa partie fut cependant on ne peut plus brève. Moins de deux minutes après le chargement du menu principal, une fenêtre d’erreur s’ouvrit, bloquant tout accès au jeu. Surpris, Rémi ôta son casque et plissa les yeux pour se réhabituer à la faible luminosité de la salle.

« Je crois qu’il y a un problème... dit-il à Fred, debout à quelques pas.

- Un problème ? répéta ce dernier en fronçant les sourcils. »

En quelques secondes à peine, tous les développeurs du jeu présents dans le planétarium se réunirent autour de lui et de l’ordinateur central.

« Il y avait un message d’erreur, leur précisa-t-il rapidement. Un code bizarre affiché sur l’écran... »

L’un des informaticiens pianotait rapidement sur le clavier, un pli soucieux barrant son front. Fred, complètement paniqué lui tournait autour, beuglant des directives et exigeant des explications à toute son équipe. Le problème n’avait rien d’anodin, Rémi le sentait ; le P.D.G. de Video Game Online semblait perdre tous ses moyens à mesure que le temps défilait.
Ayant cédé sa place, il alla discrètement s’enquérir de la gravité de la situation auprès d’une fille un peu en retrait dont le visage exprimait une vive inquiétude.

« A ce stade, lui expliqua-t-elle, il semble que la totalité des bases de données de New Graal ait été effacée.

- Et ça veut dire quoi ?

- Qu’on n’a plus rien, lança-t-elle de but en blanc devant l’expression hébétée du visage de Rémi. Tout notre travail, les mises à jour, les recherches, les financements des collaborateurs... Tout est perdu. »

***

L’affaire prenait une toute autre tournure. Désormais, Rémi n’était plus à la recherche d’une simple disparue ; il traquait une éventuelle criminelle. Que cette Lucie se "volatilise" en même temps que tous les dossiers de Video Game Online lui paraissait beaucoup trop suspect ; il ne croyait pas aux coïncidences. D’une manière ou d’une autre, cette jeune fille était liée à la disparition de ces fameuses données, il en était persuadé. Fred lui aussi semblait entretenir les mêmes soupçons.

« Je veux qu’on me retrouve cette garce ! avait-il vociféré à la minute où un ingénieur en informatique lui avait certifié que le système ne gardait aucune trace de New Graal. J’exige qu’elle soit arrêtée ! »

Rémi avait à peine bronché face à ce brusque accès d’agressivité. Il comprenait l’indignation du jeune P.D.G., totalement légitime à ses yeux. D’après les rapides recherches effectuées sur son Smartphone entre deux interrogatoires, la nouvelle version du jeu vidéo résultait de plusieurs années de labeur, de tactiques commerciales risquées et de collaborations audacieuses. S’il ne la résolvait pas au plus vite, cette affaire aurait de terribles répercussions sur la compagnie - nul besoin d’être un expert en business pour le comprendre.
Cette prise de conscience l’avait poussé à accélérer le rythme de l’enquête. Sous ses ordres, un bataillon d’officiers de police avait investi les locaux de l’entreprise et l’ensemble du personnel de VGO avait été interrogé.
Au bout de deux heures, Rémi avait prié ces derniers - hormis ses cinq précieux rescapés - de quitter les lieux de façon à optimiser le déroulement de l’investigation.

« Ca avance ? »

Scrutant l’écran de l’ordinateur portable de son collègue, Rémi se pencha pour être à la hauteur de ce dernier, espérant silencieusement l’annonce d’une bonne nouvelle.

« Mouais, lui répondit-il. Je suis en train de remonter les enregistrements des caméras jusqu’aux heures indiquées par les témoins, afin d’obtenir une image de Lucie.

- D’accord, acquiesça le lieutenant. Préviens-moi s’il y a du nouveau. »

Trois ingénieurs de la police occupaient le planétarium. Ayant coopéré à maintes reprises avec eux, Rémi ne doutait plus de l’efficacité de leur travail. Si le système informatique de Video Game Online recelait le moindre indice, ce ne serait plus qu’une question de temps avant qu’ils n’en prennent connaissance.
Comme pour confirmer les certitudes du lieutenant, moins de deux heures plus tard, ses collègues informaticiens le rejoignirent au fast-food de la rue voisine du planétarium, où il sirotait un coca, les yeux rivés sur sa montre.

« Vous avez trouvé quelque chose ! Devina-t-il en observant l’expression victorieuse qu’arboraient leurs deux visages.

- Bingo ! Et c’est complètement dingue ! Vous n’y croirez jamais... »
Prenant place dans le box de leur supérieur, les deux officiers entreprirent de relater précisément la nature de leurs mystérieuses trouvailles.

***

« Je vous en prie, prenez place » proposa Rémi au petit groupe qui lui faisait face.
Fred et les quatre joueurs, s’étaient de nouveau réunis dans le vaste planétarium à sa demande. Ils avaient tous passé les dernières heures, affalés sur les fauteuils de la salle d’accueil, à se ronger les sangs et à tenter de soutirer les dernières nouvelles aux officiers en charge de l’enquête. Des cernes creusaient leurs visages où se lisait une inquiétude grandissante et pendant un court instant, le lieutenant ne put réprimer un accès de compassion. Il savait que les choses n’iraient pas en s’arrangeant pour eux, bien au contraire.

Pauvres gosses... les plaignit-il intérieurement en les regardant s’asseoir.

D’interminables heures de recherches et d’analyse informatique lui avaient permis d’entrevoir l’improbable explication de son enquête. Lui même avait encore du mal à y croire ! Néanmoins, toutes les preuves étaient là, sous ses yeux. Les comportements des cinq rescapés étaient les plus flagrantes d’entre toutes ; il aurait dû se douter de quelque chose...
Imitant les jeunes gens, il prit place sur l’un des sièges autour de la table et joignit calmement ses mains sous son menton.

« Vous ne le voyez pas, le problème ? » leur demanda-t-il au bout de quelques secondes d’un silence pesant.

A sa gauche, il vit Fred froncer sévèrement les sourcils, signe de son évidente impatience. Jouer avec les nerfs d’un homme sur le point de tout perdre était loin d’être la meilleure décision. Néanmoins, dans le cas présent, elle s’avérait nécessaire selon Rémi ; il voulait amener les cinq victimes - car c’était bien ce qu’ils étaient - à comprendre la situation par eux-mêmes.

« L’informatique c’est votre domaine, poursuivit-il en pesant chacun de ses mots. Vous côtoyez la technologie nuit et jour ; je n’ai pas besoin de vous connaître pour affirmer que pas un seul instant, vous n’oubliez de vous trimballer l’un de vos précieux gadgets. Je me trompe ?

- Où voulez-vous en venir ? répliqua abruptement Fred en dardant sur lui un regard peu amène.

- C’est simple. Vous venez de subir un vol qui pourrait mettre toute votre compagnie sur la paille. Vous êtes un P.D.G., un homme d’affaires très talentueux, si j’en crois les tonnes d’articles à votre sujet. De combien de conseillers financiers disposez-vous ?

- Dieu du ciel ! Mais quel est le rapport ?

- Réfléchissez ! lui rétorqua vivement Rémi. Vous venez de subir un sale coup de ce genre et pas une seule fois - non, pas une seule ! - vous n’avez le réflexe d’appeler l’un de vos conseillers ? Vous ne le voyez pas, le problème ? »

L’ensemble du groupe se figea un moment.
Ils commencent à comprendre, se félicita Rémi.

« Où est mon portable ? s’étonna l’une des deux filles en fouillant les poches de son jean.

- Je ne trouve pas non plus le mien...

- Moi non plus.

- Nous les avons trouvés dans votre boîte aux lettres, leur apprit le lieutenant. Ils vous ont été dérobés puis restitués. Des experts les analysent en ce moment même en quête d’éventuelles empreintes.

- Mais je ne comprends pas... Pourquoi nous les voler pour nous les rendre par la suite ?

- On voulait vous isoler, mademoiselle. En prenant vos cellulaires, on voulait vous couper du monde extérieur.

- L’oeuvre de cette maudite Lucie, j’imagine ? cracha Fred avec verve.

- Je crains bien que non, soupira le lieutenant. »

Il était temps qu’ils l’apprennent. Ce malentendu ne pouvait plus s’éterniser.

« Cette Lucie, commença-t-il en scrutant successivement chacun des membres du groupe, l’un de vous pourrait-il me la décrire ?

- Bien sûr. Elle est grande, brune, yeux clairs...

- Un peu comme ça ? l’interrompit le lieutenant en lui glissant une capture imprimée d’une vidéo de surveillance. »

La jeune fille s’empara du cliché, qu’elle observa les sourcils froncés.

- Oui, concéda-t-elle d’une voix hésitante, mais... C’est étrange... Elle a l’air...

- Laisse-moi voir ça, la coupa Fred. »

A son tour, le jeune P.D.G. cligna rapidement des yeux tout en examinant
minutieusement le cliché.

« Mais... On dirait un personnage de New Graal... lança-t-il d’une voix blanche.

- Exactement ! »

Lentement, le lieutenant se leva de son siège, sous les regards éberlués des cinq jeunes gens. L’heure des explications avait sonné.

« Vingt minutes. C’est le temps que vous croyez avoir passé dans votre monde virtuel. Pourtant, fit-il à l’intention de Fred, quand j’ai appelé votre femme il y a un peu moins d’une demi-heure, elle m’a assurée ne pas vous avoir vu depuis trois jours. Vous l’auriez prévenu par SMS, semble-t-il, d’un départ hâtif en voyage d’affaires. Les explications de tous vos proches sont similaires, apprit-il aux quatre autres joueurs. Aucun de vous n’a donné de nouvelles depuis les dernières trente-six heures.

- Mais c’est impossible ! réfuta vivement Fred. J’étais chez moi, hier encore, je le sais !

- Nous aussi !

- Tout comme vous croyez avoir vu Lucie se volatiliser sous vos yeux, répliqua le lieutenant, imperturbable. Mais rien de tout cela ne s’est produit. Tout ce que vous pensez avoir vu, tout ce qui vous a poussé à recourir à l’aide de la police, tous vos souvenirs des trois derniers jours... Tout cela ne résulte que d’un piratage. L’ensemble de votre système informatique a été infiltré, ce qui explique la présence de Lucie sur les vidéos surveillance. En vérité, pendant exactement trois jours, vous avez été retenus en otage dans une version piratée de New Graal où elle n’était qu’un simple personnage non joueur. Tout cela n’était qu’une diversion. »
Le visage de Fred s’était décomposé au fil des explications du lieutenant. Désormais livide, il fixait sans le voir l’ordinateur pyramidal au centre de la table, les jointures de ses poings serrés blanchies par la pression.

« Nous étions retenus en otages ? répéta l’un des garçons en face de lui, l’air abasourdi.

- Ca semble dur à croire, mais oui, acquiesça Rémi. Pendant trois jours vous avez vécu dans la peau de vos personnages dans New Graal. Ce... kidnapping virtuel a permis aux pirates de s’attaquer librement à vos données.

- Mais... Ce n’est pas logique, s’exclama le jeune joueur d’une voix aigue. Si nous sommes restés bloqués ici pendant tout ce temps, on nous aurait prévenu ! Harry, le vigile, il nous aurait ... »

Marquant un temps d’arrêt, il échangea un long regard avec son employeur, avant d’écarquiller les yeux, d’un air effaré.

« Harry... murmura-t-il faiblement.

- Oui, Harry, répéta gravement l’enquêteur. C’est bien lui votre véritable Lucie. »