Bête sauvage

Ecrit par Emma Brenza (2nde, Lycée Alphonse Daudet de Nîmes), sujet 1. Publié en l’état.

11 juin 2015.
 

To be or not to be ? Cette fois, la bonne formule serait plutôt : Sois une autre. Et fais face. Une seconde plus tard, une vive lumière l’éblouit.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle se trouvait au milieu de palmiers, baobabs et autres arbres aussi luxuriants qu’imposants. Elle se sentait un peu sonnée et complètement perdue. Personne ne lui avait précisé que pour ce bout d’essai, ils allaient avoir recourt à cette technologie de pointe, mise au point que très récemment à partir de recherches révolutionnaires. Elle faisait fureur dans le monde du jeu vidéo et l’industrie du cinéma commençait à peine à s’intéresser aux casques à réalité virtuelle. Alicia n’en avait jamais vu, et encore moins porté. Une pointe d’anxiété grandissait au creux de son estomac. Comment réussir ce casting et décrocher ce rôle si important pour elle si elle devait jouer dans un monde imaginaire pour la première fois de sa vie ?

Elle se força à se concentrer et à chasser son angoisse. Après tout, elle était une actrice, et, bien que peu expérimentée, elle restait une actrice. Son métier, c’était d’abandonner tous ses sentiments, toutes ses peurs dans la peau d’une autre.
Elle imagina alors comment réagirait une enquêtrice galactique chevronnée perdue au milieu d’une jungle touffue. Tout d’abord elle sortirait son arme. Elle porta donc la main à sa ceinture, et ne fut que peu surprise d’y découvrir un pistolet laser bleu et gris foncé, qui affichait fièrement « AL336 » sur le bord de la crosse. Ensuite, elle partirait à la recherche du vaisseau.

Alors elle se mit en route, farouchement déterminée et son arme à la main. L’épaisse semelle de ses grosses chaussures kaki s’enfonçait dans la mousse fraîche et humide qui recouvrait le sol accidenté. Tout à coup, elle entendit un bruit, s’arrêta et brandit son revolver droit devant elle, les bras tendus. Elle respira profondément et écouta, transie de peur.

Ce n’était que le vent soufflant dans les délicates feuilles rouges des plantes tropicales, et elle se sentit stupide. Une enquêtrice galactique paranoïaque n’était pas une enquêtrice galactique efficace. Désespérée par son propre comportement qu’elle jugeait ridicule, elle rangea son arme dans son fourreau. Elle s’apprêtait à reprendre sa route lorsqu’un détail attira son attention.

Ce n’était rien, rien que quelques morceaux de fer roussi gisant au pied d’un arbre gigantesque aux feuilles tirant sur le cyan. Soudain intriguée par ces fragments de métal perdus au plus profond d’une jungle intense et sauvage, Alicia s’approcha. Elle identifia immédiatement des débris, provenant certainement d’un fuselage d’avion. Elle décida alors de se diriger dans cette direction.

De sa main gauche, elle écartait les nombreux branchages qui se trouvaient en travers de son chemin, tandis que de l’autre elle suivait le subtil chemin formé par les éclats de carlingue, tout d’abord si infiniment petits qu’elle ne les apercevait qu’au prix de multiples efforts, puis peu à peu ils grandissaient, jusqu’à atteindre la taille d’une valise, tous luisants sous les rayons étouffants du soleil tropical, tous d’une sanglante couleur bordeaux, brûlés sous l’effet d’une chaleur intense. Ses pas la conduisirent à une clairière étroite d’où s’échappait des volutes de fumée. Tout autour, ce n’était qu’un amas de branches, de troncs et d’arbres arrachés.

Levant les yeux, elle la vit. Cramoisie, rongée par les flammes mourantes, défoncée et percée de toutes parts sous l’effet du choc, l’épave qui gisait devant elle avait dû être autrefois un superbe vaisseau. Il ne lui restait qu’une aile, l’autre dispersée de part en part aux quatre points cardinaux. Alicia hoqueta. Elle ferma les yeux pour tenter d’oublier cette vision d’horreur. Son souffle devint court, elle lâcha son pistolet et tomba à genoux. Elle pensa à la catastrophe, au drame qui venait de se produire, et dont le résultat final se tenait là, devant ses yeux…

Puis une petite voix lui souffla que ce n’était peut-être pas la réalité, et Alicia se souvint de deux choses : l’une, la première, que tout ce qu’elle voyait à travers ce casque n’était pas réel, le fruit virtuel de l’imagination de quelques scénaristes, l’autre, la seconde et probablement la plus importante, c’était qu’elle était une actrice en quête d’un rôle, celui d’une enquêtrice galactique sans peur et sans reproche. Lara Croft, par exemple.

Elle ramassa son revolver, se releva dignement et souffla un bon coup, comme pour chasser ses pensées ; puis elle s’approcha de la carcasse du vaisseau, et l’observa de plus près, d’un œil nouveau et presque frais. L’appareil s’était écrasé sur le côté droit, et, sous l’effet de l’impact, l’aile gauche avait été arrachée, mais la partie centrale, la partie principale, avait survécu, et elle était quasiment intacte à l’exception d’un énorme trou béant sur la moitié du toit.

Elle fit le tour de l’habitacle à la recherche d’une entrée praticable. Il était en effet possible que des membres de l’équipage aient survécu au crash, et sa mission, c’était d’aller les secourir. Alors que ses yeux se posaient sur ce qui lui semblait être une porte blindée, Alicia sursauta.

Quatre longues et fines lacérations avaient éraflé le cockpit de métal. Une trace de griffure suspecte qui se propageait sur plus d’un mètre, partant du toit jusque sur la porte. Ce n’était clairement pas une conséquence de la chute, c’était beaucoup trop franc, trop net. Elle pensa aussitôt à une bête sauvage. Edena 2 était, après tout, une planète sauvage et hostile sur laquelle vivaient des créatures terrifiantes. Un animal intrigué par l’explosion, la fumée ou encore, pour ceux dotés d’odorat surdéveloppé, la présence de chair fraîche, rôdant parmi les décombres du vaisseau, était l’explication la plus logique. Un prédateur aux griffes acérées, capable de déchiqueter du métal.

Elle rassembla tout son courage et empoigna son arme. Si l’animal avait réussi à pénétrer dans l’habitacle, l’équipage était en grand danger. Et si au contraire, il rôdait encore dans la jungle tout autour de la clairière, plus vite elle serait à l’intérieur, plus vite elle serait en sécurité… Elle asséna de violents coups de pied dans la porte qui céda finalement dans un craquement terrible.

L’intérieur du vaisseau était sombre et lugubre. Un silence pesant régnait dans l’étroit couloir. Alicia y pénétra, le canon du revolver pointé vers l’avant. La peur avait envahi son corps, lui étouffait la poitrine et lui broyait les tripes. Ses jambes tremblaient au fur et à mesure qu’elle avançait, un pas après l’autre. Rapidement la lumière qui lui parvenait de l’ouverture disparut.

Elle alluma alors la lampe torche trouvée à sa ceinture. Simplement guidée par le faible halo lumineux, elle atteignit finalement le bout du couloir, qui se divisait en deux. Où devait-elle aller à présent ?

Elle choisit au hasard le passage de droite et s’y engouffra. Quelques mètres plus loin, elle découvrit une trappe dans le plafond, à laquelle on accédait par le biais d’une échelle qui n’avait pas résisté au choc et qui gisait au sol, brisée en trois morceaux. Derrière, un mur. Une impasse. Elle fit donc demi-tour, tremblante. L’atmosphère devenait oppressante.

Tandis qu’elle revenait sur ses traces et qu’elle empruntait le passage de gauche, Alicia tentait de lutter contre l’envie de tout lâcher, arme et lampe, et de partir en courant, de tout plaquer, vaisseau, équipage, casque, casting et rôle. Enfant, elle avait eu peur du noir, une peur forte et âcre. Revivre sa phobie, et surtout dans ces conditions, était pour elle un véritable supplice. Savoir qu’elle était probablement enfermée dans l’obscurité avec un monstre sauvage assoiffé de sang commençait à lui donner des vertiges.

Un soulagement presque intense l’envahit lorsqu’elle arriva à l’extrémité de l’interminable corridor. Une pièce de taille moyenne l’accueillit, éclairée par des néons bleus. Ils semblaient reliés au générateur qui trônait au centre de la salle et qui était dans un état remarquable, quasi-intact. Elle attrapa un tube fluorescent, le débrancha : il ne s’éteignait pas. Parfait.

Elle en prit deux de plus, qu’elle répartit dans les grosses élastiques qui lui entouraient les mollets. Les pieds ainsi éclairés, elle contourna le générateur et s’élança vers l’autre bout de la salle, franchit l’ouverture et continua son exploration, ragaillardie.

Elle pénétra dans une autre pièce, petite et remplie de machines toutes éteintes. Elle ne s’y attarda pas. La suivante était bien plus grande et circulaire. Elle était, mis à part quelques caisses abandonnées et éventrées, vide. En revanche, quatre portes s’alignaient en rang d’oignon dans le mur du fond.

Alicia, ne sachant laquelle choisir, s’avança vers la première, la plus à gauche, et tira de toutes ses forces, mais rien à faire, elle était fermée. Elle essaya les trois autres, sans résultat. Elle chercha un bouton d’ouverture d’urgence mais n’en trouva pas.

Elle se sentait un peu comme Alice tombée dans le terrier du lapin, face à des portes closes qui refusaient de s’ouvrir, seule dans l’obscurité. L’appréhension recommençait à lui tirailler le ventre. Elle promena son regard dans la pièce et soudainement la solution lui apparut.

Elle souleva, non sans mal, la moins amochée des caisses. Titubant, elle s’approcha de la première porte. Elle lança de toutes ses forces son projectile qui percuta le métal dans un terrible fracas. Elle réitéra l’expérience jusqu’à ce que la porte semble prête à céder. Elle l’enfonça de tout son poids et réussit finalement à l’ouvrir. Essoufflée, elle fit un pas à l’intérieur de la pièce. C’était un étroit placard à balais.

Alicia fut prise de haut-le-cœur convulsifs. Elle détourna le regard, et il s’en fallut de peu qu’elle ne vomisse son déjeuner. Elle haleta, inspira, expira, les yeux rivés au plafond pour tenter de se calmer.

Le cadavre devait être là depuis plusieurs jours. La commissure de ses lèvres, le tour de ses yeux ainsi que le bout de ses doigts avaient verdi. Une mare de sang caillé l’entourait.

Lorsqu’elle reprit le contrôle d’elle-même, Alicia s’autorisa un regard. Elle réprima une énième convulsion. Elle se força à examiner le corps.
Le malheureux avait le ventre en bouillie. Un trou béant faisait place à son estomac, et ses intestins déchiquetés gisaient au sol, près de ses pieds. Quatre traces de griffure sur sa joue. Il avait été attaqué par l’animal sauvage.

Alicia sentit monter en elle une force surnaturelle, une espèce d’envie de vengeance presque bestiale. À partir de ce moment-là, elle n’eut plus peur. Elle allait retrouver cet animal et le tuer.

Elle remarqua, dans la poche du cadavre, une carte métallisée. Elle la prit, puis, jetant un dernier regard au mort, elle sortit du placard à balais.

La carte ouvrit les trois autres portes. L’arme braquée devant elle, à l’affût, Alicia s’engagea dans le couloir du milieu. Elle traversa plusieurs pièces et corridors, tous sans intérêt. La peur ne l’avait pas quittée, mais la jeune femme n’y prêtait presque plus attention. Elle avait juste envie de retrouver le monstre, le tuer, et en finir avec cette aventure harassante et dans un sens, grotesque.

Finalement elle arriva dans les quartiers de l’équipage. Un immense dortoir, empli de lits vides. Personne. Mais où étaient-ils tous passés ? Elle traversa la pièce, emprunta deux autres couloirs, puis déboucha dans ce qui semblait être une salle de soins. Arrivée là, elle se rendit compte qu’elle n’avait absolument aucune idée de l’endroit où elle se trouvait par rapport à l’entrée du vaisseau. Tant pis, se dit-elle, soudain fatiguée.

Au fond de cette pièce qui ressemblait à une grande chambre d’hôpital, elle trouva une porte, qu’elle ouvrit, décidée à tout explorer. C’était une mini-salle d’opération. Elle paraissait avoir servi récemment. Une multitude de scalpels, de ciseaux et de rouleaux de fil était étalée sur la table en acier luisant. Mais un détail chiffonnait Alicia, qui observa plus attentivement. Le sang sur la table n’avait pas été nettoyé, il avait séché, et il semblait vieux de plusieurs jours.

Elle se pencha. Sous la table, elle trouva un bout de papier froissé. Elle le prit et le déplia. C’était un dessin, une sorte de schéma grossièrement réalisé au crayon. Elle mit un long moment pour comprendre ce qu’il représentait.

C’était une main humaine, la droite. Une paire de ciseaux grossièrement dessinée pointait le bout des quatre doigts, index, majeur, annulaire et auriculaire. Juste au-dessus, quatre petits et étranges triangles accompagnés de flèches qui montraient la pointe des doigts, là où devait se trouver l’ongle.

Toute sa confiance abandonna Alicia. Elle était troublée. Qui avait pu imaginer ce dessin – et surtout, la vraie question : cette opération qui s’était déroulée là, était-ce l’application de ce schéma déroutant ? Elle mit un temps à identifier ce que pouvait représenter ces quatre petits triangles. Lorsqu’elle y parvint, elle poussa un hurlement d’horreur et se précipita hors de la pièce.

Elle courut comme une dératée, en cherchant la salle de commandement. Là-bas, si tout fonctionnait encore, elle pourrait visionner les vidéos des caméras de surveillance qu’elle avait remarquées dans les pièces qu’elle avait visitées. Et elle pourrait confirmer cette folle théorie qui venait de germer dans sa tête. Mais peut-être était-ce simplement un animal sauvage ? Elle ne savait plus quoi penser.
Elle la retrouva finalement, par un coup de chance, après une course effrénée. Une bonne partie des écrans des ordinateurs était fracassée ou éteinte, mais quelques-uns avaient miraculeusement survécu. Elle s’assit devant un petit, sur le côté, qui semblait intact. Il s’alluma lorsqu’elle appuya sur une touche.
Elle n’eut pas à fouiller dans la machine pour trouver les enregistrements qu’elle cherchait. Comme si la personne qui s’était assise là juste avant avait eu la même idée qu’elle. Fébrile, Alicia vit ce qu’il s’était produit, au vu de l’inscription sur la vidéo, un jour auparavant.

Une ombre à forme humaine leva sa main droite et frappa quelque chose, qui, à cause de l’angle réduit de la caméra, n’était pas dans le champ. Alicia sursauta.
Tout à coup, elle entendit un bruit.

Tac, tac.

Des bruits de bottes clinquantes sur le sol métallique. La panique envahit la jeune femme.

Tac, tac, tac.

Alicia tremblait lorsqu’elle se retourna, agrippant son arme de toute la force de ses deux poings.

Devant elle, une ombre gigantesque. Elle s’avança. C’était un homme colossal et recouvert de sang. Dans son regard brillait une lueur terrifiante, une lueur rouge, bestiale, cruelle, sadique, furieuse, macabre, en mot, une lueur de folie. De sa main droite sanguinolente partait quatre petites griffes d’ivoire.

-Miam, s’exclama-t-il d’une voix caverneuse et tonitruante en se pourléchant les babines. V’là qu’il m’en reste une à bouffer… J’pensais les avoir tous eus…
Alicia, les yeux exorbités, restait figée. Ce n’était donc pas un animal. Les traces de griffures, la disparition de l’équipage, le cadavre, et probablement le crash, c’était donc bien un humain. Un fou, un psychopathe, un détraqué, et il se tenait là devant elle. Malgré tout l’instinct de survie dont elle pouvait faire preuve, elle se sentait incapable de bouger. Mais tout se passa très vite. Il bondit sur elle, elle dégaina son arme et tira deux fois.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle était dans le hangar. Le hangar du casting de Planète Piégée. Assise par terre, comme si elle avait été victime d’une sorte de recul, comme après avoir tiré avec un pistolet. Quelqu’un lui retira le casque mais elle ne put se relever. Le producteur lui tendit la main.

-Pas mal, dit-il. Pas mal du tout. Alicia, c’est ça ?

Elle acquiesça péniblement.

-Vous pouvez aller vous changer. Après, revenez donc nous voir.

Elle tourna les talons, sans rien dire. C’était hors de question.
Lorsqu’elle passa devant Lucas Meron, elle le regarda, par pur réflexe. Leurs yeux se croisèrent.

Une lueur rouge et bestiale flottait dans ses prunelles noisette. Alicia baissa le regard. Quatre pansements ornaient les quatre bouts des doigts de la main droite de Lucas Meron.