Iman

Écrit par BRASSIER Lucie (1ère, Lycée Murat d’Issoire), sujet 2. Publié en l’état.

31 mars 2016.
 

- Je ne sais pas, je sais seulement qu’ils fuient, comme nous.
Je serre les poings.
- Non.
C’est le seul mot qui réussit à sortir de ma bouche. Spontané. Un refus en guise d’appel à l’aide. Adil se retourne vers moi. Froid. Le visage figé.
- On n’a pas le choix, Iman.
J’aurais aimé lui affirmer que si, en tant que parfaite antagoniste, qu’on a toujours le choix. Que chaque chose ne dépend que de nous, quoi qu’il advienne. Mais à réfléchir, tout m’en empêche.
Le décor, pour commencer. Les murs de ma chambre, la poussière, le papier peint qui se décolle en lambeaux, les rideaux rouges qui traînent au sol. Mon lit, seul, au milieu de la pièce.
_ Il y a aussi les bruits dans la rue. Un chœur tourmenté, pleurant perpétuellement la perte d’un être cher. Les murmures, les messes basses. Les coups de feu, parfois. Leurs impacts sur les façades. Les bruits des sacs qu’on traîne au sol.
Il y a la faim, la peur.
Et surtout... Surtout, il y a son visage. Grave. Usé. Plein de crasse et dont la sueur creuse des sillons clairs sur ses joues. C’est comme si une ombre s’était soudainement abattue sur lui. J’hésite. Il me tourne le dos maintenant et regarde par la fenêtre, sur la cour.
- Ils vont tous partir d’un instant à l’autre. On doit y aller. Dépêche-toi.
J’appuie mon dos au mur et me laisse glisser au sol. J’enroule mes bras autour de mes genoux.
- Non. Pas sans Papa et Maman.
Adil fait volte face et s’empourpre. Il saisit mon petit sac en toile accroché à la tête du lit et dans la précipitation, y jette mon vieil ours en peluche, un pull et ma brosse à cheveux. Il ne trouve rien d’autre à y mettre. Ces mouvements son agités, décousus. L’espace d’un instant il me rappelle les lapins de Youssef, dans leurs clapiers. Je ne le reconnais pas. Je prends peur. Je resserre l’étreinte sur mes jambes et les serre contre ma poitrine, au moment même où une énième explosion se fait entendre aux abords de la ville. Deux kilomètres. Trois, peut être.
Par réflexe, j’enfonce mes ongles dans mes genoux et la douleur me fait oublier le monde extérieur. Je m’y concentre. J’inspire. J’expire.
- Arrête ça.
_ Il s’accroupit à ma hauteur et plante ses yeux au fond des miens. Je m’y accroche. Il pose ses mains sur mes genoux, comme pour les panser, et fredonne la même chanson que me chante maman pour m’endormir, les soirs où, au loin, on peut entendre des cris d’horreur et de détresse. Je ne sais pas combien de temps dure ce moment. Ce peut être une fraction de seconde comme une éternité. Une trêve au milieu du chaos.
- C’est pour ça qu’il faut qu’on s’en aille, Iman. Tu m’entends ?
J’acquiesce. Je sens les planches sous mes pieds nus, son souffle sur mon visage. Peu à peu je reviens.
- Mais c’est ici, ma maison, pas ailleurs.
Il inspire longuement. Au même moment, une petite voix vient me souffler à l’oreille ce que je ressens mais n’arrive pas à formuler. Je sais qu’il ne veut pas réellement partir lui non plus, parce qu’il sent au fond de lui que sa place est ici. Notre place. Parce que ces murs nous ont vu grandir, parce qu’on a fait nos premiers pas dans ces rues. C’est ici que nos parents se sont aimés. Ici qu’on était sensés aimer à notre tour. Et même si depuis longtemps déjà, les choses ont changé, même si le silence a remplacé les rires, même si la peur a remplacé la vie, je crois me souvenir d’un temps où il n’en était rien. Je me souviens du soleil qui se couche, rouge et calme derrière les toits, le chant de nos voisins les soirs d’étés, l’odeur de sucre et de miel qui sortait de chaque maison, de la douce euphorie des jours de marchés.
Nulle part ailleurs, je le sais au plus profond de moi, je ne retrouverai la joie des jours passés chez moi.
- Tu sais, moi aussi j’ai peur.
Je le regarde sans comprendre.
- De rester ou de partir ?
- De rester.
Je passe ma main sur sa joue, comme pour mimer un geste de réconfort.
- Ils ont tué nos amis. On ne peut pas rester et attendre que ce soit notre tour. On a le droit de vivre, Iman. Tu as le droit à une vie merveilleuse, et je te promets que tu l’auras. Mais pour ça, il faut partir. C’est notre seule chance.
Il marque comme une césure et reprend.
- On m’a dit qu’on fuyait vers une terre d’or et d’espoir, que là bas, tout irait bien. Je veux y croire.
Je me lève d’un bond.
- Mais de ça, on n’en sait rien ! Ce n’est peut être que du vent, poudre aux yeux !
Il se redresse à son tour et se dirige du côté du jardin, puis vers le quatrième mur. Il semble fixer un point au loin. Tout son corps se tend sous la pression de l’instant. Il reste immobile.
Je n’ose pas bouger non plus. Je m’autorise seulement une aparté, un mot à moi même.
- Partir c’est renoncer.
Le temps s’étire. Des murmures montent de la rue. Les gens se rassemblent de plus en plus, la foule se fait plus dense. Les sacs jonchent le sol. Je le sais, parce que je les entends. Ils tombent un à un dans la poussière, leurs ventres remplis de vêtements et de babioles, vestiges d’une vie que l’on fuit.
Les épaules d’Adil tremblent. Il est agité de petites secousses. Je fais le tour du lit et me jette sur lui, en l’entourant de mes bras. La petite voix revient. Une fois. C’est le nombre de fois où je l’ai vu pleurer. Une seule fois. Il devait avoir dix ans et moi, moitié moins. C’était à l’époque où les chosent commençaient à s’assombrir, au tout début de la guerre. On avait abattu un de ses amis devant lui, alors qu’ils jouaient dans la rue. Une balle perdue. Un ami aussi. Il était rentré à la maison en larmes, les mains pleines de sang. La nouvelle avait traversée toute la ville. Je me souviens du visage des anciens, leurs traits de souffrance. Maintenant, ce sont des scènes de tous les jours, et pour lesquelles plus personne n’a de larme pour pleurer.
D’un revers de la main et d’un geste vif, il balaie sa peine.
- L’inconnu me fait peur, à moi aussi. J’ai peur de ce monde que je ne connais pas. _ De ces gens dont je ne connais rien et qui ne me connaissent pas non plus. J’ai peur, mais je veux vivre.
A nouveau je me suis laisse tomber au sol, et la petite voix, lucide et calme m’annonce mes pensées. Je comprends que je ne peux pas lutter et je me sens déjà loin. Je ne sais pas de quoi va être fait demain ni le jour d’après. Je ne sais rien du tout, au final. La seule chose dont je suis désormais certaine, c’est que la seule issue possible ici, c’est la mort. Et je ne suis qu’au début de ma vie.

Et puis, comme s’il savait déjà, Adil me tend la main. Je la prends comme on attrape un rêve, une promesse d’espoir.
Alors la pièce prend fin, les rideaux se ferment et je ne suis plus Iman mais Julie, Adil redevient Arnaud, non plus à Damas mais à Paris.
Quand les rideaux s’ouvrent, je me redresse à ses côtés, et me tourne vers la salle, face au quatrième mur.
Nous saluons, fiers de notre première représentation.
Alors, pour la première fois, je m’autorise un regard sur le théâtre. Je vois ces gens, ceux qui ont retenu quelque chose de notre travail, qui ont compris. Ceux qui espèrent comme nous que d’autres vont comprendre. Ceux qui ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre, que le message que nous voulions faire passer est fait de fraternité, de liberté, d’égalité. Et surtout d’espoir. L’espoir que toutes ces personnes assises dans leurs fauteuils et penchées au balcon, applaudissant, à leur tour tendent la main à des milliers d’Iman.