Regards

Écrit par BUCQUOY Julia (3ème, Collège Arnaut Daniel de Ribérac), sujet 1. Publié en l’état.

31 mars 2016.
 

... J’aimerais que tu m’aides à grandir. J’aimerais que tu m’aides à comprendre, à comprendre la vie et toutes ces petites choses qui font que je suis resté là, là où j’ai grandi. Je suis encore dans le passé. Regarde moi, mon corps est là, tu peux le voir et même le toucher mais mon esprit, le vois-tu ? Il ne m’a pas suivi jusqu’ici, il est comme invisible ou juste absent. Le moment présent n’existe pas, ni le futur car mon monde à moi, le mien, il est bloqué dans des souvenirs qui font mal.
Tu sais, j’ai vraiment honte mais j’ai besoin que tu me sortes de là. Maintenant je suis prêt, je suis prêt à surmonter la vie comme il se doit mais je n’y arriverai pas tout seul, j’ai besoin d’aide. J’ai besoin de toi.

Est-ce que tu sais, toi, pourquoi quand j’étais petit mes parents ne voulaient pas que je m’approche des gens qu’ils ne connaissaient pas et surtout de ceux qui n’ont pas de gîte, pas de couvert, pas de famille ? Je ressentais qu’ils avaient peur. Ils se méfiaient de ces personnes aux apparences normales sans véritables raisons, comme si une force leur disait de faire attention. Ces personnes que je croisais, je ne pouvais qu’imaginer leur vie. Peut-être sous le merveilleux sourire de certains se cachaient des êtres des plus tristes, mais je ne pouvais voir la personne qu’à travers des hypothèses, des peurs tatouées par l’éducation sans véritables preuves. Mais qu’y avait-il sous la façade ? Mes parents m’avaient transmis leurs craintes, leurs sentiments, juste en un regard.

Alors chaque nuit, chaque soir et de plus en plus souvent, je réfléchis à tout ça. Je me pose des milliers de questions auxquelles il y a des milliards de réponses possibles et imaginables.Pourquoi toutes ces craintes, toutes ces peurs ? Pourquoi autant de préjugés, tant de haine entre nous, entre êtres humains ? Pourquoi suis-je comme ça et pourquoi me voit-on comme ci ? Pourquoi es-tu comme ci et pourquoi les autres te voient comme ça ? Pourquoi aiment-ils s’exprimer, crier, parler, débattre et pourquoi moi ai-je peur ? Pourquoi, de ma bouche ne sort aucun son quand on me demande ce que je pense, quel est mon avis ou quels sont mes sentiments sur un sujet quelconque ? Pourquoi les autres aiment faire du bruit, ils aiment qu’on les écoute ; ils préfèrent quand leur voix est supérieure à celle des autres ? Alors pourquoi ne respectent-ils pas le choix des autres, de ceux qui ont préféré le silence ?

Un jour, mon grand-père m’a demandé de regarder autour de moi et de lui décrire ce que je voyais. Je ne comprenais pas. Enfin si, je comprenais ses mots, mais pas leur sens, pas leur but. Malgré tout, je répondis à sa demande. Là, autour de moi, il y avait des arbres, de grands chênes. Leurs ombres nous recouvraient telles de gigantesques parasols. Elles nous ensevelissaient au fur et à mesure que le soleil tournait. Nous étions au bord de la forêt, l’été approchait et le soleil tapait. Il faisait bon malgré la chaleur car les rayons du soleil étaient atténués par les arbres qui nous procuraient du vent. Ces grands chênes nous regardaient de haut et ils bougeaient au rythme du vent. Celui-ci les faisait danser ou plutôt valser, lentement et méthodiquement accompagné par le chant des oiseaux qui donnait à ce paysage de campagne un air paradisiaque. Il n’y avait aucune voiture, aucune trace de pollution, aucun bruit citadin, juste moi, mon grand père et la nature.
Voilà ce que je lui ai dit, je lui ai décrit le paysage comme il me le demandait. C’est alors que sans le moindre mot sur ce que je venais de lui dire, il continua à me questionner mais cette fois sur mes sentiments et sur ce que je ressentais à ce moment présent. Je n’ai pas réussi à lui répondre. Je semblais me méfier de mes propres ressentis, je semblais craindre d’être trahi par moi-même. Mon grand-père comprit que je ne répondrais pas à cette question alors il décida de m’expliquer pourquoi il m’avait interrogé, sur cela à ce moment précis.
Il commença :
« Quand j’étais petit, ma mère me posait souvent cette question et à chaque fois, comme toi aujourd’hui, j’avais peur de répondre. Je me disais que l’avis de ma mère était plus important que le mien, je me disais que si je parlais, je dirais probablement quelque chose qu’il ne fallait pas. Mais j’avais tort car ma mère pensait la même chose, elle pensait que mon avis comptait bien plus que tous les autres avis du monde. Elle me demandait ceci pour m’aider à comprendre la vie et ce, à travers la nature et mes sentiments sur celle-ci. »

Il s’arrêta de parler sur ces derniers mots. Il semblait attendre. Peut-être pensait-il que j’allais enfin me libérer de tout ce silence comme il l’aurait certainement fait si sa mère s’était livrée à lui comme il venait de le faire avec moi. Mais malgré toute ma volonté, j’étais bloqué. En revanche, cette dernière phrase tournait en boucle dans ma tête comme un disque rayé, elle était si magique qu’elle m’emporta sur un nuage. Mon grand-père avait mis une telle majesté à formuler ses phrases qu’il m’avait transporté vers un autre monde. Sans le savoir il m’avait ouvert les yeux sur le monde et ce qu’il en était vraiment.
Ce jour-là, j’ai compris que derrière nos solitudes respectives et nos pudeurs familiales, nous étions semblables. Ce jour-là, je n’ai pas réussi à m’ouvrir à lui comme je réussi enfin à le faire avec toi mais j’ai au moins pressenti le bien fou que je ressentirai le jour où j’arriverai enfin à me libérer de ma peur des autres.

Un an auparavant, j’étais tout seul et je marchais dans les rues d’une ville tranquille. J’avais onze ans. J’étais sorti de chez moi pour réfléchir après une dispute entre mes deux parents. J’avais fait là ce que presque tous les enfants de cet âge rêvent de faire dans cette situation et ce que tous les parents redoutent que les enfants fassent. Je me rappelle que les adultes appelaient ça une fugue, mais moi j’appelais ça "une sortie sans permission pour changer d’air". Je m’étais assis sur un banc dans un parc de la ville, l’herbe était d’un vert éclatant et les arbres étaient en fleurs tout comme les parterres. Il y avait du rose, du rouge, du bleu mais aussi du jaune et bien sûr du vert. Il y avait quelques personnes qui se promenaient dans ce parc, mais deux d’entre-elles retinrent particulièrement mon attention. Il y avait, assis dans l’herbe en face de moi, un père et son enfant qui semblait avoir à peine 2 ans. Je me rappelle de cette scène comme si c’était hier, et je m’en rappellerais probablement toujours. L’enfant était couché sur les jambes de son père et il lui souriait. Ils riaient tous les deux sans raison, l’un et l’autre étaient heureux. Pendant un éclat de rire du bébé, le père vint déposer un doux baiser sur le front de celui-ci. Ce baiser était rempli de tendresse et d’amour. Je voyais en eux une complicité magique, une relation parents-enfants qui dépassait de loin celle de beaucoup. Je m’imaginais un excellent père, je le voyais tel qu’il était à ce moment-là. Il était attentionné, joyeux, rempli de douceur, je le voyais aussi patient... mais l’était-il vraiment ? Il avait cette allure de papa poule, une façon de jouer avec son enfant qui renforçait ce sentiment. Je m’imaginais ses yeux, je les voyais brillants de bonheur. Je m’imaginais une personnalité protectrice. Ce père et cet enfant m’intriguaient, j’avais envie de les rejoindre, de m’amuser avec eux. Mais quelque chose me retint.

Soudain, alors que j’étais perdu dans mes pensées, que mes yeux fixaient le vide et que mon cerveau marchait au ralenti, j’entendis une voix derrière moi. Elle était tremblotante, douce et pleine de vécu. Elle semblait venir d’une personne âgée, mais ce n’était pas une certitude. Ce commentaire avait l’air de s’adresser à moi, mais je n’y prêtai point attention subjugué par d’autres tourments. Puis j’entendis la voix se rapprocher comme pour attirer mon attention, les mêmes mots que la première fois furent employés.
La voix disait :
« Le soleil va bientôt se coucher et tes parents risquent de s’inquiéter. Il faut que tu rentres, mon garçon ! »
Je ne répondis pas directement. La personne vint s’asseoir à côté de moi. C’était un homme qui avait presque la soixantaine.
« Je sais », lui dis-je.
Nous restâmes un moment silencieux. Il avait une barbe qui approchait des sept jours ainsi que plusieurs couches de vêtements avec un manteau dans les mains. Il portait aussi un gros sac à dos qui devait peser un certain poids. Je commençais à stresser, je ne connaissais pas cet homme. Pourquoi me parlait-il ? Que me voulait-il ? Il avait la tête des méchants des films que je regardais avec Maman et Papa. Ses cheveux étaient hirsutes et ses yeux cernés. Son teint était basané par le temps, les intempéries lui avaient abîmé la peau. Ses rides le vieillissaient. Il avait une impressionnante carrure, face à ma petite silhouette d’enfant. Les traits de son visage étaient tirés et aucune émotion n’en sortait. Je devinais un léger rictus censé certainement me rassurer, mais qui ne faisait qu’augmenter ma peur.
Cet homme à la carrure de méchant semblait embarrassé. Il se tournait anxieusement les pouces de façon enfantine. Il avait de grosses mains velues et crasseuses ; il portait des mitaines trouées d’où sortaient ses gros doigts aux ongles noirs.
J’étais pétrifié d’inquiétude, la nuit allait bientôt arriver et j’étais seul à côté d’un mystérieux bonhomme. En face, le père était toujours là avec son enfant, un père qui ne se souciait point du monde qui l’entourait, enfermé dans une bulle restreinte. Tout à coup, une femme s’approcha du père. Elle était très agitée, elle s’est saisie de l’enfant et lui a crié de ne plus s’en approcher. Puis, elle partit en courant.
Je croisai enfin son regard, celui du père. Ses yeux que j’imaginais brillants étaient en réalité d’un sombre glacial. Un frisson me parcourut tout le corps. Je me levai soudainement. Je regrettais ce que j’avais fait et je comprenais maintenant pourquoi les adultes redoutent « cette sortie sans permission ».
Je fus arrêté dans mon élan par le bras de l’homme assis à côté de moi. Je tremblais. _ Il me chuchota :
« Ne pars pas seul, c’est trop dangereux le soir ,ici, pour un enfant. »
Je tentai alors de me dégager le bras. Ses phrases n’avaient rien de rassurant et je voulais partir d’ici au plus vite.
« Laissez-moi ! »
« Je ne peux pas te laisser partir. Écoute moi ! » Continua-t-il en haussant légèrement le ton.
Je ne pouvais guère faire confiance à cet individu, mes parents me l’avaient dit, expliqué. Il fallait que je trouve un moyen de partir d’ici au plus vite. Je ne pouvais pas non plus espérer une aide de l’homme d’en face qui m’épouvantait de plus en plus, au fur et à mesure que je le regardais. J’étais comme livré à moi-même. Qui choisir ? Que faire ? J’avais désormais compris que cet être à la voix pleine de vécu ne me laisserait pas partir. Il avait décidé de me garder ici, prisonnier, et au fait de ma petite taille d’enfant, j’étais un petit personnage vulnérable qui ne pouvait en aucun cas espérer se délivrer seul.
Le père me fit signe alors de le rejoindre. Complètement désarmé, je tentais de me mettre sur pied pour me risquer vers l’inconnu.
« Non, n’y va pas ! » répliqua l’homme en me retenant. J’étais tétanisé. Pourquoi tenait-il tant à me garder là ? C’est alors que le père s’approcha. Il se posta devant moi et me tendit la main. Il accompagna son geste d’un léger sourire. Mes doutes se figèrent. Pour mon cerveau, une personne qui avait un petit enfant est moins susceptible d’être malsaine et plus disposée à secourir un autre enfant. Pendant quelques instants, j’hésitais à attraper sa main mais ce regard noir, ce regard qu’il m’avait lancé quelques minutes auparavant, revint me troubler.
Je lui répondis brusquement : « Merci, mais je préfère rester là ! ».
Il me lança, agacé, quelques mots : « Très bien, nous nous reverrons » Puis, il disparu.

L’homme qui était assis près de moi me proposa à nouveau de le suivre. Cette fois j’acceptai, faisant taire tous ces mauvais pressentiments.
Il m’emmena de l’autre côté du parc et me fit asseoir derrière une petite cabane. Je compris que c’était là qu’il vivait, sans autorisation, caché. Je me sentais mal, bloqué là, dans cet univers qui n’était pas le mien. Pris d’un élan de courage et de fermeté, je réussis à prononcer quelques mots : « Que me voulez-vous ? ».
C’est là que, cette personne que j’avais vue, hideuse et cruelle, se mit à sangloter.
« J’ai perdu mon fils il y a deux ans, il avait ton âge. Il s’appelait Maël. Il est parti un soir après une dispute entre nous. Je ne l’ai jamais revu. Il a été retrouvé dans un parc où nous nous rendions souvent tous les deux. Il adorait la nature. Il disait toujours que c’était la seule chose qui reflétait vraiment la beauté du monde. Il s’évadait ainsi. Ce soir-là, il a eu besoin d’aide et il a fait confiance. Il a perdu la vie. S’il te plaît, ne fais pas les mêmes bêtises. Laisse-moi te raccompagner chez toi. Tes parents ont besoin de toi ! »

Je suis resté bloqué sur ce souvenir, incapable d’en parler à mes parents. Ce jour-là, je suis passé très près de la noirceur absolue du monde. Il ne m’est rien arrivé. Mais comment mettre en mots ce danger dans lequel j’avais failli me jeter tête baissée ? Parfois, l’imagination est un lent poison qui nous met à la torture. Je n’ai pas osé en parler à mes parents car j’avais honte. Et puis comment leur dire que je leur en voulais de m’avoir poussé à fuguer et de m’avoir appris à craindre celui qui en fait m’avait sauvé ?

Tu sais mon ami, je vois encore ce moment. Le fait de réussir à t’en parler m’aide à grandir. Il m’aide à comprendre la vie.
Le vrai visage des Hommes ne se révèle qu’à travers leur histoire et leurs émotions.