Nuit d’orage

Écrit par BRENZA Emma (Term, Lycée Alphonse Daudet de Vauvert)

23 avril 2019.
 

Nuit d’orage

Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir.

Ce regard ! Deux pupilles aussi acérées que des poignards, presque jaunes dans la lueur grise du déluge, qui avaient transpercé sa chair jusqu’à l’os.
Elle s’était adossée au mur du couloir, dans l’obscurité, et son souffle se faisait de plus en plus rapide. Elle se laissa glisser jusqu’au sol et appuya sa tête en expirant longuement. Elle devait absolument se calmer. Après tout, elle était en sécurité tant qu’elle restait à l’intérieur. Alors, elle n’avait qu’à rester ici, dans ce couloir sombre, sans bouger, sans faire de bruit, ni même sans allumer la lumière. Il finirait bien par partir.
Lola attendit, pendant ce qui lui sembla être une éternité. À l’intérieur de la grande maison vide, tout était silencieux ; même elle ne respirait plus que très lentement, à intervalles irréguliers. Mais au-dehors, la pluie avait redoublé d’intensité ; l’orage approchait et on entendait le tonnerre gronder comme un animal en colère, un long grondement grave et ronflant. Lola tendait l’oreille, pour tenter de percevoir le moindre petit bruit, le moindre petit signe d’un infime mouvement ; mais tout ce qui lui parvenait c’était ce son ténébreux qui résonnait dans sa tête comme mille coups de tambour. Elle était plongée dans une sorte de transe, les yeux perdus dans la profonde noirceur du couloir.
L’éclat de l’éclair la sortit de sa torpeur. Il illumina les pièces désertes et la fit sursauter. Les battements de son cœur s’accélérèrent, et, dans un regain d’énergie, elle se dressa sur ses pieds. Elle fit un pas, puis un autre. Lentement, sur la pointe des pieds, elle quitta le couloir obscur et pénétra dans le vaste salon. Les lueurs de l’orage qui filtraient à travers les grandes fenêtres conféraient à la pièce une clarté pâle et froide. Lola savait que de ces fenêtres, on pouvait voir toute la rue, y compris le bout de trottoir sur lequel il se tenait lorsqu’il apparut.
Elle longea la massive bibliothèque de bois en retenant son souffle, s’approchant de ces fenêtres avec une extrême prudence et l’estomac noué. Elle avait peur. Très peur, même. Mais il fallait qu’elle vérifie s’il était toujours là, s’il était parti, s’il avait disparu à tout jamais. Elle prit une grande inspiration et approcha son visage de la vitre.
Elle ne put retenir un cri.
Il était là, devant elle. Le même rictus sauvage, le même regard de prédateur, la même face hideuse.
Mais cette fois, Lola n’eut pas la force de fuir. Elle était purement incapable d’esquisser le moindre geste.
Lui le sentit. Il le sentit, car ses lèvres se retroussèrent, découvrant des canines affutées dans un semblant de sourire. Puis il leva la main et frappa trois petits coups secs sur la vitre, comme on frappe à la porte d’une maison ; comme s’il demandait l’autorisation d’entrer.
Ces trois coups secs eurent l’effet d’un électrochoc sur Lola. Elle se recula précipitamment, en proie à une terreur panique. Dans son élan, elle trébucha sur la table basse et s’effondra à terre avec fracas. Lui continuait de la fixer, derrière la fenêtre, droit sous le déluge. Ses dents luisaient.
Lola se releva et s’enfuit en courant dans le couloir. Elle se jeta sur le téléphone posé sur la table basse, attrapa le combiné et composa le 17 – ses doigts tremblaient. Elle porta l’appareil à son oreille. Rien. Pas de tonalité.
Elle réessaya une, deux, puis trois fois. Mais rien à faire. Le téléphone restait définitivement silencieux, comme s’il l’abandonnait à son triste sort, à sa solitude et à son désespoir.
Car Lola était désespérée.
Agrippée au combiné de toute sa force, elle tentait vainement de se raisonner, de se calmer ; mais la peur avait pris le contrôle de ses pensées et celles-ci n’étaient plus qu’un vague enchaînement d’idées, de bribes de compréhension. Elle était enfermée. Emprisonnée dans sa propre maison, comme un oiseau dans sa cage. Parce qu’il ne s’en irait pas. Elle le savait. Comme elle savait qui il était. Elle l’avait deviné, elle l’avait compris. L’homme du journal. Celui dont parlait l’article qu’elle voulait découper. Un prédateur sans morale à la traque implacable. C’était lui qui avait emporté Zoé, sa meilleure amie. Et maintenant c’était elle sa proie. Jamais il ne la lâcherait. Il continuerait d’apparaître à la fenêtre, avec son regard de bête sauvage. Jusqu’à ce qu’elle s’épuise. Puis il entrerait et emporterait son corps dans sa tanière.
Tout à coup, elle entendit un énorme fracas de verre brisé. Elle comprit immédiatement et son sang ne fit qu’un tour. Il était entré. Elle lâcha le combiné. Son instinct lui ordonnait de fuir.
Elle se précipita vers le fond du couloir, vers les escaliers, là où l’obscurité était totale. Elle s’apprêtait à les gravir quatre à quatre pour se réfugier à l’étage, mais, à l’instant où elle posa son pied sur la première marche, une force irrésistible la retint. Une sorte d’intuition. Une voix qui lui souffla à l’oreille de ne surtout pas monter. Elle contourna l’escalier et s’engouffra dans la cuisine. Elle verrouilla la porte à double tour et tira le plus silencieusement possible une chaise avec laquelle elle coinça la poignée.
Puis elle écouta.
La cuisine n’était pas totalement plongée dans le noir, au contraire : de la lumière filtrait depuis l’extérieur chaotique à travers la grande porte vitrée qui donnait sur la cour. Elle n’était pas non plus entièrement silencieuse. Au-dehors, le vent hurlait et se déchaînait en violentes bourrasques, qui couvraient de leur vacarme les bruits qu’il pouvait faire dans la maison, si bien qu’on aurait pu croire que celle-ci était déserte. Mais le loup était bel et bien entré dans la bergerie. Lola se forçait à écouter, l’oreille collée contre la porte, à l’affût du prédateur.
Il était loin. Ou du moins, il n’était pas dans le couloir. Car le vieux plancher du couloir avait la fâcheuse habitude de grincer au moindre pas. Auparavant, Lola s’en plaignait quotidiennement, mais aujourd’hui, à ce moment précis et dans cette situation, elle y trouvait une sorte de réconfort. Car elle se disait que tant qu’elle n’entendrait pas de craquement, elle ne serait non pas en sécurité – elle avait renoncé à cette sensation depuis l’instant où il était entré - mais comme à distance, isolée.
Elle était toujours plaquée contre la porte quand elle entendit un bruit sourd de l’autre côté de la cuisine. Des chocs contre le mur. Il était dans la pièce voisine, le bureau. Lola s’approcha du mur et s’y appuya doucement. Elle s’obligea à faire silence et à maîtriser sa respiration pour tenter d’analyser ce qu’elle percevait. Il déplaçait des meubles, bruyamment, en les traînant sans même les soulever. Probablement pour vérifier si elle n’était pas cachée dessous. Elle frissonna. Elle l’imaginait retourner la table, ouvrir l’armoire et fracasser la vaisselle, éventrer les fauteuils, comme un sanglier furieux en train de ruer.
Tout à coup, elle se souvint qu’elle se trouvait précisément dans cette pièce quand il apparut à la vitre, et que, dans sa précipitation, elle avait complètement oublié de cacher ses affaires, ou même d’éteindre la petite lampe de bureau. L’idée qu’il trouverait son carnet ouvert, proprement posé à côté du journal, l’article à peine découpé, la plongea dans une panique folle. C’était stupide, cela n’avait aucun sens ; elle n’avait pas à se préoccuper de ses affaires, mais plutôt de sa propre survie, et pourtant la simple pensée qu’il s’apprêtait à découvrir ce qu’elle avait écrit dans son cahier, toutes ses recherches sur lui, la rendait malade, comme si elle se retrouvait nue, désarmée face à lui.
Les bruits cessèrent. Au-dehors, les bourrasques de l’orage semblèrent s’être adoucies, si bien qu’un silence fébrile régnait maintenant sur la maison. Lola retint son souffle. Le plancher du couloir se mit à craquer.
Elle se précipita à nouveau contre la porte et tendit l’oreille. Les grincements étaient courts et plaintifs, comme si le sol gémissait à chaque pas qu’il esquissait. Il marchait rapidement, non pas précipitamment, mais avec détermination. Il voulait la débusquer. Lola sentit que ce n’était plus qu’une question de temps. Elle se pétrifia.
Aucun bruit, aucun son, aucun mouvement : voilà ce qu’elle devait laisser filtrer au-dehors de la cuisine. D’après ce qu’elle avait entendu, il était maintenant au milieu du couloir ; rien ne devait le laisser penser qu’elle s’était réfugiée ici. En masquant le moindre petit signe de sa présence dans cette pièce, et avec un peu de chance, il chercherait ailleurs. Et alors elle serait sauvée, du moins pour l’instant.
De l’autre côté de la porte, quelqu’un alluma une lumière. Lola sursauta, mais rassembla toutes ses forces pour se contenir. Elle porta la main devant son visage pour atténuer son souffle haletant. La lueur bougeait.
Les craquements firent bientôt place à des sons plus graves et réguliers. Lola crut au départ qu’il déplaçait à nouveau des meubles, puis elle comprit et se détendit imperceptiblement. Il avait choisi de gravir les escaliers. Il avait choisi de fouiller le premier étage. Elle se félicita tout d’abord de ne pas être montée s’y cacher, car elle serait alors en ce moment totalement acculée. Puis elle chercha activement un moyen de s’échapper.
Son regard se porta tout naturellement sur la grande baie vitrée qui donnait sur la cour. Celle-ci était entièrement fermée. Lola ne pourrait donc pas rejoindre la rue en sortant par là, mais, en escaladant la clôture du côté du poirier, en prenant appui sur ses branches, il lui serait peut-être possible d’atteindre le jardin des voisins. Cette opération serait périlleuse, surtout par un temps comme celui-ci, mais c’était la seule solution qui s’offrait à elle. Courir pour sortir par la porte d’entrée serait du suicide, car il lui faudrait traverser le couloir grinçant, signalant par là-même ses intentions. Et il fallait absolument qu’elle sorte de la maison.
Lola s’approcha sur la pointe des pieds de la porte vitrée. Au-dehors, la pluie tombait toujours à flots, et le sol herbeux du jardin n’était maintenant plus qu’un immense marécage boueux. Elle attrapa délicatement la poignée et exerça une pression. Rien. La poignée resta immobile.
La déception fut immense. L’idée de sortir lui avait redonné espoir, un espoir secret qui avait germé au plus profond d’elle-même. Mais se retrouver confrontée à l’impossibilité de sortir la replongea encore plus profondément dans son désespoir. Rien, toujours rien, encore rien ! Est-ce que tout ne se résumerait qu’à ça ? Rien ? Rien ne marchait, rien pour l’aider, rien à faire, rien à espérer…
Tout à coup, Lola se ressaisit. Avec force. Ces quatre petites lettres, ce ridicule petit mot que l’on prononce dans un souffle, que l’on expire avec mépris, mais qui représentait tout pour elle, fut tout à coup détruit. Pour elle, il n’existait plus. À partir de maintenant, elle ne ferait plus rien. Elle se battrait.
La porte était fermée ? Qu’à cela ne tienne ! Elle se détourna vers la fenêtre de l’évier. D’une main ferme, elle l’ouvrit. Elle posa son pied sur le rebord du comptoir et se hissa sur le plan de travail. Puis elle tenta de glisser l’une de ses jambes à travers l’ouverture, mais, en la soulevant, elle heurta une bouteille qui tomba à terre et se brisa en mille morceaux. Elle se figea.
Des bruits se firent entendre, graves et réguliers. Plus rapides que la dernière fois. Ils se confondaient avec les battements de son cœur, qui étaient tels qu’ils assourdissaient ses tympans. Le sang lui montait à la tête, mais elle n’avait pas mal. Il l’avait entendue et descendait dans la cuisine. Très bien.
D’un bond, elle se jeta dehors. Elle atterrit à pieds joints, s’aspergeant de boue. La pluie était d’une rare violence. En un clin d’œil, Lola fut trempée jusqu’à l’os. Elle regarda en direction du poirier, et vit que l’eau ruisselait sur ses branches, formant comme un petit ruisseau sur l’arbre tout entier. Elle fit un rapide calcul. Jamais elle ne pourrait escalader.
Elle entendait des coups brutaux, presque bestiaux. Derrière elle, le prédateur s’acharnait contre la porte cadenassée de la cuisine.
Lola passa rapidement en revue les possibilités qui s’offraient à elle dans ce jardin inondé. Une haute clôture, impossible à gravir. Des arbustes détrempés, derrière lesquels même un chat ne se réfugierait pas. Il ne lui restait plus que la cabane à outils. Elle y détala, glissant sur les plaques de terre que le déluge avait rendues plus qu’instables.
Elle s’engouffra dans la vieille bicoque obscure. Il faisait froid. Elle frissonna et s’ébroua. D’un œil agité, elle se mit à la recherche d’une cachette. Elle savait que l’abri était plein de recoins sombres et de renfoncements irréguliers. Mais, dans la pénombre ambiante, elle ne parvenait pas à distinguer les contours des objets qui emplissaient la cabane. Elle ferma les paupières plusieurs fois, dans l’espoir que ses yeux s’habituent ainsi plus rapidement au manque de lumière.
Lorsque ce fut le cas, et qu’elle réussit à voir ce qui l’entourait, elle contourna un établi et choisit de se glisser entre deux étagères. Ainsi cachée dans l’angle de la porte, il était impossible à quiconque entrant dans l’abri de la trouver immédiatement.
Son plan était simple. Elle profiterait du temps de latence pour tenter quelque chose. Pour attaquer, peut-être.
Elle se saisit d’une clé à molette posée sur l’étagère à sa droite. Le métal était glacé, et son contact raviva ses sens. Ils étaient tous en alerte. Elle resserra sa poigne. Elle ramena l’objet contre sa poitrine, prête à frapper.
Un sentiment étrange emplissait son corps entier. L’adrénaline excitait son cerveau, et elle se sentait presque incapable de rester immobile. Mais au creux de sa poitrine naissait une envie irrésistible d’attendre, de rester à l’affût jusqu’à ce qu’il arrive. Elle l’imaginait sortir par la fenêtre après avoir enfoncé la porte de la cuisine, exactement comme elle l’avait fait, puis suivre ses traces fraîches jusqu’à cette cabane à outils, y entrer, et enfin… La sensation d’avoir déjà prévu son trajet, d’avoir anticipé son parcours en le menant sur ces traces la rendait puissante. Elle était prête.
Comme une araignée sur sa toile, elle attendait patiemment. Elle-même n’aurait su dire qui, à cet instant précis, était le prédateur ou la proie.
La porte de la cabane s’ouvrit lentement dans un long grincement. Le temps sembla comme suspendu. Lola percevait tout au ralenti.
Il fit un pas, puis un autre. Sur son visage luisant brillait toujours sa dentition affutée, mais son regard semblait plus flou, moins réel. Lola n’en avait plus peur. C’était maintenant dans ses yeux à elle que resplendissait la lueur meurtrière.
Il se retourna. Ou plutôt, il pivota. C’était ce moment, cet instant précis qu’elle attendait. Elle bondit hors de sa cachette, leva les bras et frappa de toutes ses forces décuplées.
La face ronde, sans vie, heurta le sol avec fracas. Pour Lola, ce bruit avait le goût de sucre. Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait crié.
Dans la lueur de l’orage resplendissait un sourire carnassier de prédateur sans pitié.