Instincts de survie

23 avril 2019.
 

Instincts de survie

Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir.

(Ne pas courir, Lola ; tout va bien tant que tu ne paniques pas)
Elle fixait ses pieds en mouvement, se concentrant sur leur danse saccadée pour vider son esprit.

(Attention, Lola ; le danger est partout maintenant)
Pourtant ce n’était qu’un évènement anodin. Un laveur de vitre ? Un ouvrier peut-être, ou encore un de ces férus d’escalade qui grimpent en haut des tours les plus hautes.

(Devant toi, Lola ! ils arrivent …)
Lola jeta un bref coup d’œil en arrière. Plus aucune trace de l’inconnu.

(Lola !)
Sa course avait été stoppée nette. La personne qu’elle venait de percuter la saisit par le bras. C’était une femme, immense et maigre. Une sorcière avec un visage pointu, une bouche pincée et des yeux froids qui la fixaient.
Lola ferma les yeux et gémit de peur.

(Reprends-toi, Lola ; tu dois survivre)
Dans un rugissement, Lola tordit de toutes ses forces le bras qui la retenait. Un craquement retentit et Lola s’enfuit en courant sans prêter attention au cri inhumain qui s’échappait de la femme.

(Sorcière, Sorcière, prends garde à ton derrière !)
Enfin Lola arrivait à la cage d’escalier. Elle poussa la lourde porte et dévala les escaliers à toute allure en manquant de tomber à chaque marche.

(Plus vite, Lola ; ils vont te rattraper !)
Elle était enfin dehors, sous la pluie battante. Ses cheveux allaient être mouillés pensa-t-elle.
Où aller ? Elle repéra une petite ruelle et s’y enfonça en titubant, aveuglée par l’eau qui coulait dans ses yeux. On dirait qu’elle pleure, ou peut-être est-ce le ciel qui lui prête ses larmes ?

(Cours, Lola ; ne te retournes pas)
Elle était épuisée. Elle n’allait pas pouvoir continuer très longtemps.

(Moi je crois en toi, Lola)
Elle trébucha et tomba tête la première dans une grande flaque d’eau. Une flaque vraiment ? Elle se releva et s’ébroua dans une vaine tentative de chasser l’eau de ses habits. A ses pieds s’étendait un plan d’eau jusqu’à perte de vue. Sa surface était à peine ridée par la pluie. Lola avait la tête qui tournait.

(Nage, Lola, il faut le traverser)

(Nage, Lola)

(Nage !)
Lola tomba. Elle était si légère et si frêle que l’eau eut à peine à s’écarter pour la laisser entrer. Il n’y eu aucun remous. L’eau sombre retrouva son aspect originel en un instant, ou peut-être l’avait-elle toujours gardé ?

L’eau, partout. Et le calme autour, apaisant. Allait-elle mourir ?

(Tu ne mourras jamais, Lola !)
Il est vrai qu’elle parlait à l’instant. Et que sa voix, sa petite voix chantante résonnait bien.

(Ouvre les yeux, Lola)
Lola ouvrit les yeux. Elle était calme. Et ses yeux noirs étincelaient de vie.
Elle bondit alors et leva la tête vers le soleil.

(Sois forte, Lola)
Autour d’elle la ville était de retour.

Ils parlent, tous, autour. Mais je ne les comprends pas. Je suis comme eux, dans le miroir, mais la voix dans ma tête m’affole, me souffle le contraire. Et si je suis pas pareil, pas pareil qu’eux, me dit-elle. Alors la traque commencera et je serai seul.
(Défends-toi ! Attaquent avant qu’ils ne t’attrapent !)
Mais j’ai peur moi, et j’ai besoin d’un câlin. Mais la voix gronde et je grogne. Elle crie et je rugis. Elle rit, chante, et moi je suis seul.
(C’est toi et moi, seuls contre le monde, et jusqu’à la fin du temps)
Alors je l’embrasse, elle, ma protectrice. Sans elle je ne serais déjà plus de ce monde.
Plus de ce monde ? Mais il me fait peur ce monde ! Et elle m’a dit que je n’étais pas comme eux ! Que je devrais toujours fuir et me battre !

(Lola … ne pleure pas, Lola …)
Lola, roulée en boule sur un banc d’abri de bus, pleurait toutes les larmes de son corps. C’est comme si la part de tristesse en elle l’avait avalée tout rond, avait pris son enveloppe vide et l’avait remplie toute entière.

(Bon… tu pleures 5 minutes et puis on y va ? Ils sont toujours là tu sais, et tu leur facilite la tâche en restant ici à pleurer… On dirait une folle …)
Lola renifla et essuya ses larmes sur sa manche. Il était temps d’y aller.

(Reste prudente cette fois-ci, et vigilance constante !)
Elle marchait, de sa démarche pressée et saccadée. Les autres l’entouraient, on aurait dit des monstres.
Pourtant il lui semblait qu’ils avaient peur d’elle.

(Ce n’est pas de la peur, Lola, c’est de la haine)
Elle grogna en direction du monstre le plus proche. Il semblait affolé, terrorisé.

(Ne les cherche pas, Lola, tu ne sais pas de quoi ils sont capables)
Elle baissa la tête et continua à marcher.

(Il faut brouiller les pistes, Lola)
Elle s’arrêta à un arrêt de bus. Le 395 arrivait dans 1 minute, indiquait l’affichage.

(Respire, Lola)
Elle monta dans le bus et s’assit tout au fond.

Mathieu rangea son téléphone. Il descendait à la station suivante. C’est à ce moment-là qu’il perçut quelque chose d’anormal. Quoi ? Un détail. Juste un frisson, une impression fugace. Le jeune homme releva alors la tête et, de surprise, de frayeur, faillit pousser un cri. Il demeura bouche ouverte, figé, littéralement paralysé par le regard de la jeune fille qui le fixait depuis le siège d’en face.
Une jeune fille, vraiment ?... L’inconnue était pale comme un fantôme. Son visage maigre était crispé, comme si elle contenait une émotion violente, il émanait d’elle un mélange de peur et de haine. Elle était trempée de la tête au pied mais semblait insensible à l’eau qui plaquait ses cheveux et ses habits contre son corps osseux et ruisselait sur le sol du bus. Elle le scrutait avec des yeux de lionne.
Mathieu fut secoué d’un frisson. Ce qu’il fallait avant tout, c’était échapper à ce regard. Il se leva de son siège, esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir.