De l’autre côté

Écrit par FERRINI Lola (4 ème, Collège Le Bérange de Baillargues)

23 avril 2019.
 

DE L’AUTRE CÔTE

Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face en s’efforçant de ne pas courir.

Lola inspira calmement, s’obligeant à ne pas se retourner sur l’horrible face du monstre, essayant de maîtriser les battements affolés de son cœur. Elle s’enfonça d’un pas vif mais peu assuré dans un couloir tapissé de gris, afin de s’enfermer, le visage tordu par l’effroi et l’angoisse, dans les toilettes. Dans le silence de cette pièce étroite, la jeune fille blonde reprit ses esprits, fermant ses beaux yeux noisette. Mais que faisait cet homme ici, le visage collé à sa fenêtre, ne prêtant aucune attention à la pluie qui lui tombait férocement sur les épaules ? Et surtout, pourquoi avait-il cette face si hirsute, inhumaine, presque... animale ? Trop de questions, aucune réponse. C’est ce qui la décida, son esprit terrorisé mais tournant à cent à l’heure afin d’essayer de comprendre cette étrange situation, à retourner dans son bureau aux carreaux ruisselants de gouttes d’eau, tachés par la tête de ...l’animal.
Car oui, c’était bien cela. Cet homme était clairement une bête. Féroce.

Lola arriva dans le bureau sombre, ayant la désagréable sensation que son cœur allait s’envoler tellement il pulsait rapidement. Mais quand la jeune fille tourna une tête tremblante vers les carreaux sales, elle ne vit rien d’autre que la pluie frappant toujours plus fort sur la vitre.

Une journée passa, interminable, angoissante, torturée par la vision de l’inconnu revenant sans cesse dans l’esprit de Lola, rongée par la peur. Et cette peur n’avait pas tort. Car le lendemain, l’homme revint. Lola eut l’impression qu’elle allait s’enfuir à toutes jambes, lorsqu’elle revit les yeux de loup rivés sur elle. Qu’elle allait retourner s’enfermer dans les toilettes, crier, hurler même, appeler la police, et... Mais non. Une partie d’elle-même, laquelle, elle ne saurait le dire, la força à rester sur place, à quelques pas seulement de l’ogre. Peut-être était-ce la peur qui la paralysait ? Non, c’était plutôt sa volonté même qui voulait déterrer les raisons de ces étranges venues. Toujours cette face hirsute, une barbe l’ensevelissant presque, les cheveux plus qu’emmêlés lui collant au visage où la pluie continuait sa féroce bataille, et sur ses épaules, des bouts de tissus qu’on aurait dit collés bout-à-bout sans but précis. Ses yeux noirs d’encre étaient vides, mais en même temps débordaient de paroles et de sentiments enfouis. Son regard était posé, non pas sur elle, comme Lola le redoutait, mais sur l’intérieur de sa maison. Il détaillait chaque objet, chaque bout de mur, chaque pied de meuble. Tout était soumis à une inspection détaillée et minutieuse. Mais Lola n’hésita pas, ne se préoccupant pas une seule seconde de laisser l’inconnu découvrir encore longtemps son habitation : elle fonça tel un feu fou vers la porte d’entrée, se rua à toute vitesse à l’extérieur, et sortit sous la pluie, haletante. Mais l’homme avait disparu.

Cela dura encore cinq jours. Cinq longues journées stressantes où l’homme apparaissait à la fenêtre, toujours avec ce regard intrigué et profond. Mais dès que Lola ne mettait ne serait-ce un pied dehors, l’inconnu n’était plus là. Il était en fait une sorte de fantôme errant qui traversait sa cour et partait aussi vite qu’il était apparu, disparaissant dans la forêt, emportant avec lui un mystère que Lola voulait à tout prix éclaircir.

Cependant, le sixième jour, alors que Lola commençait à légèrement désespérer, elle entraperçut le visage de bête de l’inconnu s’enfoncer dans le bois. A présent, elle savait la direction qu’il prenait. Elle tenait une piste. Poussée par la curiosité et l’excitation d’avoir enfin réussi à trouver la bonne voie, la jeune fille aux yeux noisette se mit à courir après cet inconnu qui l’observait depuis des jours. Lola haletait, toujours à la poursuite de l’ombre furtive, slalomant entre les pins et les chênes qui formaient la somptueuse et dense forêt logeant devant chez cette dernière.
Quand elle vit... Quelque chose de bien étrange. Un tas de branches, de feuilles, de boue séchée, de débris de fer ou de plastique, reposait sagement entre deux arbres au tronc massif. Le tout formait une drôle de cabane. On aurait dit que flottait, entre ces deux êtres aux feuilles vertes, un petit royaume inconnu. Dire que cela était petit aurait été une erreur. L’habitation –Lola supposait que cela en était une- était gigantesque, du moins pour un amas de feuilles et branches. Au sol –la « cabane » étant légèrement surélevée-, jonchaient des racines, des carcasses de petits animaux... Elle slaloma longuement entre les brindilles, plumes, feuilles, troncs, écorces, bizarrement avec un sentiment de d’extrême calme et sérénité. Puis, Lola comprit. Elle était en train d’analyser, décortiquer, détailler, observer, découvrir, et puis, un peu peut-être, comprendre l’inconnu. Le différent. Car oui, c’était bien ce que la jeune fille blonde se surprit à penser. Elle était en train de juger cet homme, car il était tout simplement différent. Pas comme elle. Parce qu’il ne vivait pas dans une maison, comme les autres, parce qu’il n’était pas vraiment propre, comme les autres, parce qu’il n’approchait pas les hommes, comme les autres, parce que, contrairement aux autres, il était resté un peu « animal ». Mais après tout, qu’y avait-il de mal à être soi-même ? Les hommes sont des animaux. Rien d’autre. Pas des créatures fabuleuses crées par Dieu et apportant la joie et la vie sur le monde. Juste des machines à tuer, à tuer même jusqu’à leur propre Terre. Cet étranger était simplement ce que nous aurions pu, peut-être même, dû, rester.

Soudain, alors que Lola se laissait emporter par ses pensées, bercée par l’univers de l’inconnu, son regard, pourtant voilé, tomba sur quelque chose d’intrigant.
Des tonnes et des tonnes de papier. De feuilles volantes, de cahiers, de petits bouts déchirés, de carnets. Et tous étaient remplis d’une encre bleue, presque noire, qui dansait sur les pages amassées. Lola se pencha vers la gigantesque pile –enfin si on pouvait appeler ça une pile... Le terme exact serait plutôt tas...- et cueillit du bout de ses longs doigts fins une feuille. L’encre courait sur les lignes bleues, quoique presque effacées, et on pouvait lire...

Qui suis-je ? Un homme ? Non. Je ne suis pas comme eux. Peut-être un peu différent. Mais pourquoi ne suis-je pas allé vivre ma vie avec les autres, avec les normaux ? Pourquoi n’ai-je pas été un gentil petit garçon à sa maman, faisait sourire ses amies pendant une papote autour d’un thé fumant ? Pourquoi ? Pourquoi n’ai-je pas été un bon citoyen, respecté et respectable, quelqu’un à qui on lève son chapeau en le saluant lorsqu’on le croise dans la rue ? Pourquoi ? Pourquoi n’ai-je pas été, tout simplement, quelqu’un ? Après tout, je ne suis rien. Est-ce que l’administration sait que j’existe ? Non. Est-ce que, sur leurs gros dossiers remplis à craquer, mon nom figure-t-il ne serait-ce une seule fois ? Non.
Mon nom. Grand sujet.
A quoi bon avoir un nom si personne ne vous appelle ? Je n’ai jamais entendu personne prononcer ces mots, ces mots qui sont censé me désigner. Aujourd’hui, je m’en souviens à peine. Peut-être Jean, Gérald, je ne sais plus. Cela m’est bien égal. Si personne ne me connait. Une personne n’existant pas n’a pas de nom. C’est bien connu.

Lola reprit son souffle. Alors comme ça, cet homme savait écrire ? Il y avait tellement de tristesse dégoulinant de ces phrases. De la détresse, aussi. Elle avala sa salive, émue par ce qu’elle venait de découvrir, et piocha un autre papier, un petit bout déchiré d’un cahier, beaucoup plus court que le précédent. Mais qui la toucha malgré tout du plus profond de son âme.
a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l, m, n, o, p, q, r, s, t, u, v, w, x, y, z. Quelles, comment dit-on déjà ? ah oui, lettres, merveilleuses. Oh, oui, bonjour. Pourquoi dis-je bonjour ? Personne ne va lire. Enfin bref.
Aujourd’hui, j’ai découvert quelque chose de fabuleux. Enfin, je l’étudie depuis maintenant deux mois, mais c’est aujourd’hui que je le teste vraiment.
Je sais écrire. Moi qui ne parle jamais. C’est presque un comble. Mais je trouve ça magique d’étaler comme ceci, comme sur un plan de travail, mes pensées. Je les pose, les soulage, les calme, en les étalant ici, comme ceci. Elles se calment, arrêtent de tourbillonner comme des toupies folles dans ma tête, qui, croyez le ou non, manque parfois d’exploser. Alors, je vais écrire.
Lola relut une fois ce mot, et constata que l’écriture de ce dernier était plus tremblante que celui qu’elle avait lu en premier. Mais l’encre bleue, elle, était toujours la même, toujours aussi sauvage. Elle prit un dernier bout de papier, une feuille blanche cette fois. Aucune ligne. Mais ce morceau de papier lui bloqua la respiration lorsqu’elle déchiffra les valses répétées de l’encre féroce.

J’ai vu quelqu’un. Une vraie personne, ce que j’aurais dû être. Une jeune femme, plus précisément. Je me suis approché de sa maison, je voulais découvrir le monde qui m’entourait mais dont je n’avais pas les clés. Alors je me suis posé, sous la pluie battante, à l’une de ses fenêtres. Ce que j’y vis me laissa béat. Hormis les pages de mes carnets, que je dénichais dans une sorte de gros bac à l’orée du bois, avec inscrit dessus « Trions le papier ! », je ne connaissais rien des objets de leur univers. Une fois, j’avais trouvé dans ce fameux bac un gros, gros livre. Gentiment posé dessus, en toutes lettres, était solennellement marqué « Dictionnaire Robert, tous les mots de la langue française. » Cela m’avait intrigué, et j’avais ramené l’énorme ouvrage chez moi. En le lisant, j’ai vite compris. C’était un répertoire de tout leur vocabulaire, certes, mais surtout pour moi un moyen d’imaginer leur vie sans aller les voir. Chaque jour, je lisais trois ou quatre mots. Et je m’endormais, mon imagination manquant de déborder, songeant grâce à sa définition comment il pouvait être. Mais voilà, un jour, j’ai tourné la dernière page de mon dictionnaire Robert. Et c’est pour cette raison, que, poussé par l’envie furieuse de découvrir pour de vrai mes rêves, j’y suis allé. Mais ce que sur quoi mon regard noir se posa n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais. Rien ne me rappelait mon bon vieux Robert. Tout ce que j’avais, avec soin et délicatesse, inventé soigneusement dans ma tête, tous ces nombreux petits objets qui n’appartenaient qu’à moi, rien ici n’y ressemblait. J’avais l’impression qu’il était plus fades, plus neutres, moins vivants, moins uniques. Pourtant, je continuais à regarder l’intérieur de cette maison, tout cela me fascinait. Non, je n’étais pas déçu, juste étonné, voire heureux d’avoir encore en fait plein de nouvelles choses à découvrir, moi qui croyais avoir enterré mon apprentissage de ce monde lorsque j’avais fermé mon Dictionnaire. Mais, la face collée à la vitre, je n’avais pas vu la propriétaire de cette –pour moi, très étrange- habitation. Celle-ci sursauta et bondit de sa chaise lorsqu’elle me vit. Il faut dire qu’elle était très différente de moi physiquement, et étant moi-même surpris, j’imaginais sa frayeur. Elle quitta vivement la pièce, plus que nerveuse, et j’en profitais pour me replonger dans ma découverte et ma fascination pour ce qui se trouvait seulement à quelques pas de moi, derrière cette solide vitre.
Lola leva les yeux de la page blanche tachée de bleu et... sourit. Cet homme (elle s’était donné la bonne résolution de le nommer tel qu’il était, un homme, et non pas une bête ou un ogre), qu’elle avait cru mal intentionné, était juste complètement replié sur lui-même, et au tout début de la sortie de sa dure carapace. Elle allait l’aider.

Lorsque Lola quitta l’étrange lieu qu’elle n’appréhendait plus du tout, pour retourner chez elle, elle se sentit légère. Elle avait éclairci le mystère qui pesait sur elle et sur cet homme depuis ce qui lui semblait être des mois. Quand elle arriva enfin à sa maison, peinte de jaune et de blanc, elle s’approcha doucement de la fenêtre où venait l’homme chaque jour, et se mit à sa place. Elle regarda chacun de ses objets du quotidien, qu’elle n’avait pas vraiment vus, s’étant juste contenté de les utiliser. Elle les observa tous, longuement, derrière sa fenêtre, avec un autre angle d’approche. Mais ce qu’elle vit, au bout de quelques minutes de calme, la sidéra. L’homme était rentré. Et, avec un grand sourire que l’on distinguait à travers sa barbe mal soignée, il touchait tout ce qu’il se trouvait à l’intérieur de la maison de Lola. Oui, cela pouvait paraître logique. Il les avait dévorées du regard, entendu le bruit qu’elles faisaient lorsque Lola les utilisaient derrière sa fenêtre, et maintenant, il voulait les toucher, ces mystérieuses choses inconnues pour lui. Alors, doucement, pour ne pas lui faire peur, Lola entra à son tour. Ce fut comme si ces deux êtres se regardant représentaient deux univers, complètement opposés. L’un sauvage, autonome, libre, unique ; l’autre docile, identique, répétitif. Alors Lola s’approcha de l’homme, lui qui avait un regard si perdu et dérouté. Elle lui prit la main, et lui dit simplement : « -Je vais t’aider. »

On raconte beaucoup de choses sur la fin de l’histoire de Lola et de l’Inconnu.

On dit que Lola tint sa promesse. Chaque jour, elle apportait à l’Inconnu un nouvel objet, pour qu’il le découvre, un peu grâce à Lola et à un peu grâce à son Dictionnaire Robert. On dit qu’une confiance royale était née entre les deux individus. Lola lui faisait découvrir son monde à elle, il lui faisait découvrir son monde à lui. L’Inconnu resta habiter dans sa cabane au milieu des bois, mais la compléta avec le savoir et l’habileté de l’autre monde, et surtout, il continuait à écrire. Mais ses écrits ne se noyaient plus dans le désespoir ; non, ils étaient heureux, d’une certaine façon.
Mais ce ne sont peut-être que des histoires.
On dit que l’Inconnu fut amené en ville par Lola, et que dans les gros dossiers de la mairie, on trouve à présent son nom. On dit d’ailleurs que Lola lui en aurait donné un. Qu’il l’aimait tellement qu’il l’écrivit sur ses feuilles de papier, continuellement, pendant des jours, il inscrivit son nom de sa plume sauvage et de son encre bleue. Une façon pour lui de se l’attribuer, sûrement. On dit qu’il fut accueilli par les autres hommes comme un héro, pour avoir survécu dans un bois, comme un animal, pendant des années.
Mais ce ne sont peut-être que des histoires.

On dit même que l’Inconnu et Lola se sont mariés, qu’ils ont vécu heureux jusqu’à la fin des temps, et qu’ils ont eu beaucoup d’enfants.

Mais ce ne sont peut-être que des histoires.