Lui

Écrit par BERCHE Leonor (2nde, Lycée Montaigne de Paris)

23 avril 2019.
 

Lui

Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face en s’efforçant de ne pas courir.

Elle traversa la boutique de son oncle d’un pas pressé, cherchant un visage familier, ou les voix rassurantes des passants au-dehors pour effacer la vision d’horreur qu’elle venait d’avoir. Depuis qu’elle avait deux ans, elle vivait avec son oncle Harry et sa tante, qui l’avaient recueillie depuis la mort mystérieuse de ses parents. Ils habitaient une modeste maison, à quelques kilomètres de la ville où Harry tenait sa boutique, avec Lola et leur fille Maud.
En cette journée d’été, l’atmosphère était particulièrement lourde, et il s’était mis à pleuvoir sans que le ciel ne soit pour autant sombre. La boutique était placée au milieu d’une rue populaire, qui était fréquentée par les touristes et les habitants. Mais alors qu’elle regardait à la fenêtre pour s’assurer que l’inconnu ne l’attendait pas aux alentours, un détail la frappa. Il n’y avait personne dans la rue d’habitude si passante. Les nuages grisâtres contrastaient avec les rayons lumineux du soleil qui émanaient timidement, ce qui donnait une ambiance étrange dans cette rue désormais vide. Le tonnerre gronda soudain dans le ciel assombri, aussi menaçant qu’une bête sauvage prête à bondir sur sa proie ; la pluie avait redoublé de puissance et battait aux fenêtres de la papeterie. Il semblait que le vent se levait aussi car Lola entendait les volets grincer. Où étaient-ils tous ? Et particulièrement son oncle qui tenait la caisse ? Il venait en vélo, et la jeune fille avait également pris le sien, comme elle le faisait chaque jour pour aller en cours. Elle jeta un regard à l’endroit ou Harry attachait son vélo, mais fut pétrifiée de découvrir qu’il ne restait que la chaîne, gisant au sol. Le vent sifflait maintenant, et résonnait dans les petits pans de murs abimés par le temps qui laissaient passer l’air. Il fallait qu’elle sorte de cette boutique qui devenait à chaque instant plus sinistre avec cette dégradation si précipitée du temps et la fugace apparition de ce mystérieux personnage. Lola réfléchit quelques instants. Etait-il tout de même judicieux de sortir dehors alors que cet homme rodait autour ? Mais il fallait qu’elle sache où son oncle était allé, il ne serait jamais parti sans elle ou sans l’avoir prévenue. Elle se résigna, et prépara quelques affaires qu’elle pensait nécessaire pour son trajet : de l’eau, un téléphone et le couteau suisse qu’elle avait sur elle en toutes circonstances. Elle n’enfila qu’un simple sweat par-dessus son t-shirt car la tempête n’empêchait pas la chaleur. Elle inspira longuement, et se prépara à courir si jamais l’inconnu surgissait. La capuche sur la tête, la main sur la poignée de la porte encore entrouverte, comme si Harry avait dû quitter sa boutique très rapidement, elle l’ouvrit et se glissa au-dehors sans un regard derrière elle pour s’assurer que l’homme ne la suivait pas.

Lola enfourcha son vélo précipitamment et écrasa la pédale pour s’éloigner le plus possible. Son cœur battait à tout rompre, la pluie rinçait son visage, ses longs cheveux qui dépassaient de sa capuche dégoulinaient, son sweat bleu clair avait maintenant la couleur sombre de l’eau qui envahit les vêtements. Elle crût entendre un bruit de pas à travers les gouttes de pluie furibondes, un enchaînement rapide comme si quelqu’un la suivait. Elle n’osa pas se retourner, l’adrénaline montait en elle et la peur l’enserrait, lui donnait envie de hurler. Elle essaya de concentrer son énergie sur le mouvement de ses pieds, un coup à droite, un coup à gauche, accélérer chaque fois un peu plus, un coup à droite, un coup à gauche. Elle désirait plus que tout s’ôter de l’esprit l’auteur effrayant de ces pas qui semblaient ne jamais s’éloigner, suivant la lumière dorée de ses roues filant à toute vitesse, mais peut-être pas assez pour être rattrapée… Un coup à droite, un coup à gauche, des crampes commençaient à faire souffrir les jambes de la jeune fille qui continuait désespérément à pousser avec rage sur les pédales. Un coup à droite, un coup à gauche, Lola constata avec horreur qu’elle perdait de la vitesse, se fatiguant, souffrant à chaque nouvelle poussée… Un coup à droite, un coup à gauche… Elle ne savait plus très bien si elle arrivait à distinguer les bruits de pas… un coup à droite… avec la pluie qui s’écrasait sur son visage… un coup à gauche… ses oreilles découvertes par sa capuche désormais rabattue. Elle ne suivait même plus une route précise… un coup à droite… roulait sur ce qu’il semblait être de la boue… un coup à gauche… elle luttait contre le vent violent, continuait à avancer… un coup à droite… cherchant simplement à échapper… un coup à gauche… à échapper à quoi ? Etait-elle sûre que quelqu’un la suivait ? Ne serait-ce pas le fruit de la peur qui lui aurait fait imaginer ces talons qui martelaient le sol derrière elle ? Lola n’en pouvait plus, sa tête était devenue lourde, elle ne savait pas comment ses jambes arrivaient encore à soutenir ce rythme répétitif et effréné, un coup à droite, un coup à gauche… Cherchant à se rassurer, elle rassembla son courage pour appuyer légèrement sur les poignées de frein, prête à accélérer si elle apercevait une ombre douteuse au loin, et se retourna.
Rien. Rien du tout, seulement un rideau de gouttes tombant du ciel et le paysage maussade d’une journée d’été sous la pluie. Mais d’ailleurs où se trouvait-elle ? Elle ne reconnut pas le chemin habituel par lequel elle quittait la ville pour retourner chez elle. Elle s’arrêta complètement, le danger étant écarté, et regarda autour d’elle. Lola se trouvait sur un petit sentier, avec à ses côtés deux énormes étendues de champs qui s’étalaient à perte de vue ; derrière elle, une étrange brume s’était formée l’empêchant de regarder au-delà. Elle pouvait voir au-devant que le sentier menait à un petit bois dont Lola ignorait l’existence, mais elle se sentait le besoin irrésistible de s’y rendre. Avec maladresse, elle descendit de son vélo, ses jambes tremblantes encore sous l’effet de l’effort fourni par sa course folle, mais elle tint bon, se persuadant qu’elle trouverait bien un endroit où se reposer. Elle se mit à gauche de son vélo, et entama sa marche. Il commençait à faire nuit ; la jeune fille ne réfléchissait plus et avançait machinalement, ses cheveux emmêlés et ruisselant tombant dans son dos, son sweat et son t-shirt mouillés refroidissaient sa peau et la pluie ne cessait pas. Il lui fallait absolument trouver un abri protégé du froid, car Lola, avec ses lèvres bleuies, sa fatigue et son teint blême, n’allait pas tenir longtemps. Elle déambulait dans les bois sinueux en essayant de porter son attention sur la nature autour d’elle : l’endroit était calme et sombre, les oiseaux ne chantaient pas, recroquevillés dans leur nid, les animaux avaient trouvé un trou, un terrier, une cachette pour éviter cette pluie diluvienne. Elle se sentait seule, terriblement seule, découragée dans cette nuit couleur d’encre à présent. Ses larmes qui coulaient se mêlaient à l’eau de pluie.

Enfin, elle l’aperçut. L’espoir, la chaleur… cette petite lueur qui fit basculer les émotions de Lola. Une lumière ! De la lumière ! Elle passa des pleurs à la hâte de quitter ces lieux froids et austères en se réfugiant quelque part, où elle pourrait enfin se réchauffer et se reposer. Elle prit les dernières forces qu’il lui restait et se dirigea vers cette seule source de réconfort au milieu de ce sombre espace. L’origine de cette lumière était en réalité un manoir, un grand manoir dont deux des pièces du bas étaient éclairées. Il n’y avait pas de portail, Lola pouvait donc directement toquer à la porte. La demeure semblait en bon état mais fragilisée par le temps. Elle se décida à frapper pour demander l’hospitalité en attendant la fin du mauvais temps. En souriant, Lola se remémora l’histoire de la Belle et la Bête, où le père de Belle, perdu et en pitoyable état, entre dans un château lors d’une tempête pour se réchauffer un peu. Ravivée par ce lointain souvenir d’enfance, elle traversa le petit chemin de pierres plate menant à l’entrée. Elle leva sa main, et toqua.
Une petite dame replète lui ouvrit après quelques instants d’attente.

Elle lui prit le bras et l’entraîna dans l’entrée, où Lola vit accroché plusieurs manteaux de couleurs différentes. L’intérieur était beau mais assez mal entretenu, on voyait des toiles d’araignée au plafond, il y avait un peu de désordre. Néanmoins, quand elle emmena Lola dans une petite salle de bain pour lui sécher les cheveux, celle-ci ne pensa plus à rien. Quel bonheur de pouvoir sentir la chaleur de la serviette contre son crâne ! Son hôtesse l’invita ensuite à se restaurer après lui avoir offert des vêtements secs. Lola remercia et accepta avec empressement et suivit la dame dans l’escalier qui débouchait sur une salle à manger. Elle vit une grande table dressée, telle une invitation festive. Elle s’installa, affamée. Une porte s’ouvrit et un serveur en livrée au sourire triomphant entra. C’était lui.