La petite fille de la jungle

Écrit par BEAU Mélanie (1ère, Lycée Lapérouse, d’Albi)

23 avril 2019.
 

À quelle tribu appartenait celle-ci ? Jason arracha ses semelles à la terre gluante et se dirigea vers elle.

Le bruit spongieux de ses pas pénétrant la boue était inaudible dans le chaos qui l’entourait. Les maisons brinquebalantes grinçaient au rythme du vent. Et tous ces gens. Combien étaient-ils ? Trois mille ? Cinq mille ? Plus encore ? Impossible de le savoir. Tout ce qu’il fallait retenir, c’était qu’ils étaient trop nombreux. Trop nombreux à avoir eu à fuir leur pays à cause de conquistadores des temps modernes. Personne ne devrait quitter sa terre natale sous la contrainte.
La petite fille, elle, était toujours au centre de la jungle. Elle tourna la tête vers lui. Leurs regards se croisèrent. Un instant. Une seconde. Dans ses yeux, on voyait qu’elle avait grandi très vite. Trop vite. Elle avait un regard d’adulte. Un regard las et dur qui reflétait une grande force. Mais une force découlant de la douleur. Une force que peu de gens pouvaient se vanter d’avoir. La maturité qu’elle laissait paraître était anormale pour son âge.
Sa peau sombre était sale, barbouillée de terre. Ses cheveux étaient en bataille, ils rappelaient la jungle. La jungle … Tout revenait à la jungle. Tout le temps. Une fois dedans, on ne peut plus y échapper. Elle nous happe de toutes parts. Il faut survivre. Et il est dur d’y survivre. Jason a souvent lu que la forêt brésilienne regorgeait de dangers, venant aussi bien des animaux que des végétaux. Vénéneux, venimeux, victorieux : leur poison s’infiltre sous votre peau et, doucement, sinue vers votre cœur jusqu’à en avoir pris possession. Ils gagnent tous, tout le temps, contre tout le monde. Cette petite fille aurait-elle connu quelque chose de pire que la jungle ?
Qui est le prédateur, qui est la proie ? Était-ce lui le prédateur, qui s’approche vers elle doucement, trop doucement, peut-être assez pour faire peur à une enfant ? Ou bien était-ce elle, avec son regard dur, un regard qui en a trop vu ? Serait-ce donc elle, la sauvage ? Un animal dont on ne comprendrait ni la langue ni les gestes ? Un danger ? Non. Non, bien sûr que non. Elle n’est pas un monstre, c’est ce qu’elle a vu qui est monstrueux. Elle, elle a été sacrifiée au nom de la Guerre. Ces animaux, ces sans-cœur qui envahissent un pays par désir de pouvoir, ce sont eux les sauvages, pas elle. Elle a vu des choses qu’on l’a obligée à voir et qu’un enfant ne devrait jamais voir, qu’un adulte ne devrait pas voir, que personne ne devrait voir, ni même connaître.
Il se souvint d’un soir devant sa télévision. On avait annoncé la déforestation de « la jungle ». Il s’était alors dit que cela assainirait la région, que ce serait pour le bien commun. Il ne s’était pas rendu compte de la souffrance que cela avait dû causer à ses habitants. Eux, ils n’avaient rien : plus de pays, plus de chez eux. Seulement leurs caravanes abîmées. Et on a rasé ce seul bien. Lui, il avait tout, et il s’était permis de penser de façon limitée et égoïste. Qui sont les barbares dans ce cas-là ? Ceux qui tentent de survivre tant bien que mal parfois au détriment des habitants du pays ? Ou sont-ce ceux qui brûlent des habitats précaires pour éradiquer la délinquance, sans une once d’humanité ? Peut-on réellement en vouloir à ces expatriés d’avoir peur pour leur famille, pour eux, et de quitter leur pays en guerre à la recherche d’une vie meilleure ? Et peut-on réellement reprocher aux Calaisiens de transformer leur peur de l’inconnu en haine ? Depuis qu’il était venu sur place, ces questions tourbillonnaient sans cesse dans sa tête.
La fillette restait seule dans cette jungle, fixant Jason de ses yeux sombres. Aucun arbre à la hauteur vertigineuse. Aucune couleur vive si propre à la forêt tropicale. Rien que la boue, le ciel grisâtre et la saleté. Des bâtisses qui peinaient à tenir debout, comme si un coup de vent pouvaient les faire s’envoler. Certaines avec les pieds dans l’eau. Des ronces qui sortaient par piques des ravins. Voilà à quoi ressemblait cette jungle. N’était-elle pas censée être empreinte du soleil traversant péniblement les branches des arbres ? Ici, pas un rayon chaud, seulement la pluie, le vent, le froid. Un froid mordant. Des maisons fantômes et une petite fille, seule… Qu’y a-t-il de plus terrible ? Aurait-t-elle ne serait-ce que des parents en vie, une famille, quelqu’un qui puisse la protéger du danger de la jungle ?
Et soudain, la peur le prit, lui. La peur irraisonnée de perdre cette fillette sans nom. Qu’elle parte loin de lui, sans protection, sans sa protection. Qu’elle vive des horreurs, encore des horreurs, toujours des horreurs. Quelle garantie a-t-il qu’elle sera heureuse là-bas, en Angleterre, si elle parvient à passer ? Peut-il lui apporter ce dont elle a besoin ?
Plongé dans ses réflexions, Jason n’avait pas pris conscience qu’il s’était arrêté. Il observa encore une fois les alentours. Le bruit l’abrutissait. Le soleil se levait à peine. Malgré les silhouettes aux contours hirsutes autour de lui, seule la petite étrangère attirait encore son attention. A-t-elle été heureuse autrefois ? Comment était-elle ? Avait-elle un regard pétillant comme les autres enfants de son âge ? A-t-elle seulement connu autre chose que la violence bestiale des fous qui ont envahi son pays ?
Il reprit alors sa marche vers la petite fille de la jungle, décidé à l’aider d’une quelconque manière. Elle le fixait intensément. Le vent secouait les tôles d’un bout à l’autre de la lande calaisienne. Avec lui, des odeurs répugnantes, de plus en plus fortes. Il n’est pas difficile d’imaginer les conditions de vie des habitants. Comment peut-on garder espoir en vivant dans un taudis pareil ?! Y a-t-il seulement de l’eau potable, ou bien la jungle est-elle cruelle à ce point ?
Et cette petite fille, seule ! Qu’as-tu enduré, petite fille de la jungle ? Qu’as-tu vu ?
Il arriva alors près d’elle et se mit à sa hauteur. Il pouvait presque percevoir ce qu’elle avait vécu à travers ses yeux. Son histoire se déroulait à travers eux. Ils traduisaient toutes les phases par lesquelles elle était passée. Tout d’abord confuse, déboussolée, craintive, puis accablée, bouleversée, révulsée, terrifiée, ébranlée. Voilà ce qu’il y voyait. Les yeux de Jason s’humidifièrent. Impossible. Il était impossible de ressentir autant de choses à cet âge. D’y survivre surtout, de ne pas s’effondrer. Aurait-il survécu, lui ? Lui, un enfant chéri, aimé et cajolé ? Lui, un enfant issu d’une société où le mot guerre ne semblait exister qu’en dehors des frontières ? Probablement pas.
À dix-sept ans maintenant, Jason était bien plus petit que cette petite fille de la lande qui savait ce qui importait réellement dans la vie. La vie … Cette entité terrible qui semble sans pitié et qui a détruit l’existence de cette enfant et celle de tant d’autres. La vie, si cruelle pour cette petite fille qui se retrouve seule, et si clémente envers lui. Qu’avait-il fait pour que son destin fût meilleur que le sien ? Et comment était-ce possible que des horreurs soient encore commises sur Terre ? Ne vivons-nous pas dans un monde que nous qualifions de civilisé ?