L’édito de Michel Le Bris

« Refaire le monde »

18 avril 2018.
 

Il déferle, avec la puissance d’un raz-de-marée, bouscule nos certitudes, met à l’épreuve nos valeurs – universelles, vraiment ? Peut-être est-ce à nous, aussi, de le manifester en actes. Peut-être, au pied du mur, de relever le défi. En s’ouvrant aux voix multiples de ce monde en gésine, dont nul ne peut plus se prétendre le seul ordonnateur, placé en son centre. Le monde nouveau sera dit, sera pensé, sera mis en romans, en poèmes, en musiques, en œuvres, où il sera subi.
Le challenge est immense, nous le devinons tous.

Refaire le monde. L’occupation ici-bas la mieux partagée, dira-t-on, dans le bruissement des avis contradictoires qui se croisent, se bousculent, en ce qui tient lieu de place publique, où règne l’opinion. Dans nos rêves, aussi, dans nos manières de nous y projeter, à chaque instant. Le monde est parcouru de «  lignes de chants  », écrivait Bruce Chatwin, grand écrivain voyageur s’il en fut, reprenant là un mythe des aborigènes australiens – de lignes de chant que chacun doit parcourir et reparcourir sans cesse, et sous ses pas, en écho à son chant, chaque chose nommée, oiseaux, plantes, roches, alors s’éveillera. Mais que les hommes un jour s’arrêtent, et le monde à coup sûr cessera d’exister.

Belle métaphore du travail de l’écrivain, qui dit bien le rôle des artistes et, à travers eux, de l’imaginaire dans l’habitation-transformation du monde. Nous sommes tous des enfants perdus dans les forêts obscures et nous ne cessons de les peupler de nos songes, de nos projets, de nos créations pour leur donner forme et visage, les rendre habitables.

Refaire le monde - autrement dit, continûment le faire. Dans une zone de tempête comme nous n’en avons pas connu depuis longtemps. D’autant plus violente que l’effondrement des idéologies qui nous promettaient un avenir radieux, et, pour patienter en l’attendant, nous fournissaient des réponses sur tout – à la condition, nous avons fini par le comprendre, de ne plus nous poser de questions sur rien – nous laisse désemparé. Fin des utopies, répète-t-on à l’envi : ne nous ont-elles pas coûté trop cher ? Et nous voilà priés, du coup, de s’accommoder de l’ordre des choses, en fermant les yeux sur ce qui nous était pourtant des valeurs essentielles. Triomphe de l’individualisme cynique, chacun pour soi, en somme. Mais peut-on vivre sans espérance ? Peut-on vivre sans «  faire monde  », sans «  faire société  » avec les autres ? Cela, jusqu’ici, s’appelle la guerre.

La guerre : elle menace, sous des formes très diverses. Ici, les historiens établissent des comparaisons peu rassurantes avec les temps de la guerre froide. Là, d’autres soulignent des parallélismes avec les pires enchaînements des années 30 qui conduisirent à la catastrophe. Et l’on essaye de se rassurer en se répétant que l’histoire ne se répète jamais. Malgré cette évidence qu’elle ne cesse de se répéter, au contraire, tant est grande notre capacité d’oubli.
Demain, la guerre ? Aujourd’hui déjà. En vain, nous fermons les yeux sur ce qui agite le corps social, le fragmente, oppose les uns aux autres, sous de multiples prétextes, guerres des mémoires, guerres de religion, guerre de mots. Et les contorsions sémantiques pour nier l’évidence n’y pourront rien. La guerre envahit les esprits quand elle est dans les mots. Et elle y est, vraiment.
Anathèmes, injures, petites phrases, calomnies : le degré zéro de la pensée. On ne s’écoute plus : on s’assassine, on s’excommunie, lors même que l’on se proclame laïque, ou athée. Aujourd’hui Médiapart contre Charlie, demain à qui le tour ? Pas une semaine sans qu’éclate une nouvelle affaire et reprenne le lynchage. Que nous ne nous aimons plus, au moins, la chose est claire. Signe d’une perte accélérée de nos repères, des catégories mentales qui pour nous organisaient le monde, et nous voici, tels des naufragés dans la tempête, accrochés au moindre espar flottant à portée de main.
Pensées mortes, pensées folles : le vieux monde se meurt. Et l’hystérisation des joutes verbales se multiplie du sentiment qu’il s’agit d’un dernier sursaut, d’une dernière tentative de nier l’évidence.

Refaire le monde : sans céder à la mode du catastrophisme - sous le prétexte d’une lucidité qui n’est trop souvent que l’excuse du renoncement. Nous sommes plus grands que nous, disais-je, en présentant la dernière édition du festival, mot devenu le titre d’un manifeste, signé par une cinquantaine d’écrivains, sur la belle idée de démocratie. Toujours en péril, et toujours à réinventer. C’est dans ces périodes qu’il est urgent d’en percevoir toutes les résonances. Et c’est pourquoi nous avons voulu aussi consacrer une belle part du festival à l’invention du futur - c’est-à-dire, déjà, du présent - en complicité avec la revue We demain. Comment penser simplement catastrophique le progrès formidable des connaissances actuelles, poser comme principe qu’elles ouvrent sur un futur de cauchemar ? Quelles sont les grandes utopies d’aujourd’hui ?
Savants, poètes, rêveurs de villes, rêveurs de monde, ils inventent peut-être l’habitation du monde qui vient.

Refaire le monde : «  comment se peut-il que notre cauchemar soit encore vos rêves ?  » lançait l’écrivain serbe dissident Vidosav Stevanovic à la foule de Saint-Malo, il y a de cela quelques années. La question reste encore posée… Anniversaire plus que discret de la révolution de 1917, anniversaire de la naissance de Karl Marx, anniversaire de mai 68 : occasion de faire le point. « Il était une fois la révolution » : de nouveau d’actualité ? Ou exigence d’enfin remettre les dogmes en question ? Mai 68 comme carrefour. Mai 68, d’abord, comme révolution culturelle, prise de parole de la jeunesse, des femmes, «  insurrection poétique  » quand les murs avaient la parole. Paris, bien sûr. Mais aussi Prague, contre la dictature communiste. Et Woodstock contre l’American Way of Life. Que pouvons-nous dire aujourd’hui, hors des réductions politiciennes, de ce grand ébranlement ? Une invitation à oser penser le monde en des termes neufs. Une invitation à oser le poétiser.

Refaire le monde : à la suite des journées consacrées aux migrants l’année passée, nous avons décidé, avec Patrick Chamoiseau, de poursuivre la réflexion. D’abord par un livre, Osons la fraternité, aux éditions Philippe Rey rassemblant les contributions de 30 écrivains et la poursuite de la réflexion au fil de cette nouvelle édition. Débats, films, lectures : l’opposition n’est pas entre « réalistes » et « doux rêveurs », elle pose des questions essentielles sur nos valeurs, sur notre idée de l’humain, sur la mutation planétaire en cours et sur les droits nouveaux de l’être humain qu’elle exige.

Refaire le monde : il y a un peu plus de 10 ans nous avions lancé un « manifeste pour une littérature monde en français » signé par 44 écrivains dont J.-M. G. Le Clézio et Édouard Glissant, qui exigeait enfin que l’on cesse de percevoir la francophonie comme un espace sur lequel une France surplombante aurait vocation à dispenser ses lumières, mais comme un vaste « espace monde » incluant la France, espace d’échange et de dialogue sur un pied, enfin, d’égalité. Un espace « un », dans la communauté partagée d’une langue appartenant à chacun, et en même temps « pluriel » dans le dialogue permanent des cultures. Où en sommes-nous 10 ans après ? Bien des choses ont changé, bien des malentendus demeurent, et le futur reste à inventer. Notre conviction est que c’est l’affaire de tous, et que c’est devenu aujourd’hui un enjeu majeur. Aujourd’hui la francophonie ? Le temps venu, pour un nouvel élan, d’États généraux de l’édition francophone. Nous faisons tout pour l’organiser…

Refaire le monde – autrement dit s’interroger sur les manières de l’habiter – exige, plus que d’agiter à nouveau les moulins à prières des dogmes morts, de comprendre les puissances de l’imaginaire et que c’est par elles, non simplement par la loi, que se joue la création des communautés humaines vivantes. La « poétique de la relation » d’Édouard Glissant, nous paraît plus que jamais d’actualité.